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    L'homininéhomininé, un grand singe bipède à l'encéphaleencéphale déjà volumineux (d'un volume proche de 1.000 cm3), montrait les signes d'une grande perplexité.

    L'animal de vérité. © Abenakis / blockchain, Pixabay, DP

    L'animal de vérité. © Abenakis / blockchain, Pixabay, DP

    Il avait hérité de ses ancêtres cette faculté singulière de se projeter dans l'avenir, d'imaginer un lendemain dans lequel il lui faudrait inscrire son action. Cette aptitude s'était développée à la suite de modifications génétiquesgénétiques évidemment aléatoires mais qui, en coopération avec une évolution du comportement qui leur était liée, s'étaient révélées bien avantageuses, et avait de ce fait été sélectionnée.

    Des modifications subtiles de la chronologie du développement embryonnaire, un allongement de la durée de prolifération des précurseurs de cellules nerveuses avaient abouti à ce que le volume cérébral soit pratiquement multiplié par trois en à peine quelques millions d'années. L'habitude prise par les ancêtres de fracturer les os des charognes et d'en absorber la moelle avait constitué des conditions nutritionnelles favorables à cette expansion du cerveaucerveau. Le considérable enrichissement des circuits neuronaux qui s'en était ensuivi avait élargi dans de grandes proportions les capacités mentales de plusieurs lignages de primatesprimates, en particulier de celui auquel appartenait notre bipède perplexe.

    Un héritage cognitif

    Il avait appris de ses parents et des autres membres du groupe à choisir des galets, puis à les tailler sur une face, à en retirer des éclats pour dégager un bord tranchant. Cet outil lui servait à couper la viande, à la racler sur les os, à casser ceux-ci. Cependant, la période était difficile, l'avenir qu'il envisageait vaguement incertain. Une sécheressesécheresse inhabituelle avait progressivement fait fuir les animaux. Il s'en trouvait de moins en moins à chasser ou à récupérer morts. Sans doute, poussées par leur instinct, les bêtes s'étaient-elles rapprochées d'une rivière plus importante que celle qui avait presque cessé de couler ici. Le grand singe et son groupe n'avaient donc qu'à les suivre. Mais, là-bas, étaient installés d'autres bipèdes dont l'agressivité était inscrite dans la mémoire collective du groupe. Ils étaient nombreux, sans doute en pleine forme, dans leur région encore verdoyante et giboyeuse. S'en approcher était risqué, voire suicidaire. Rester, si rien ne changeait, c'était sans doute être condamné à mourir de faim, peu à peu.

    Tout espoir n'était pas perdu, cependant. Au loin, le tonnerretonnerre avait grondé. Le matin et le soir, une légère brumebrume, qui serait aujourd'hui interprétée comme le signe d'un degré hygrométriquedegré hygrométrique prometteur, constituait peut-être les prémisses du retour des pluies. Dans ce cas, il était préférable de patienter encore, de rester en sécurité sur son territoire que le gibier repeuplerait bientôt. Il fallait donc faire un choix, et c'est la raison pour laquelle l'individu et les siens étaient si perplexes. Nul instinct inné auquel se raccrocher sûrement, puisque la situation était nouvelle et qu'on ne pouvait pas faire autrement que de se poser la question du bon choix. Notre ancêtre, déjà richement doté au niveau mental, ne pouvait pas plus que nous aujourd'hui s'affranchir des questions et des idées qui s'imposaient à lui, issues du traitement largement inconscient par son cerveau de ses sensations, de ses perceptions, des affectsaffects confrontés aux images mémorisées.

    Quoique cette interrogation trouvât son origine en lui-même, il ne pouvait y échapper. Il fallait donc décider, consciemment cette fois-ci, grâce à une série d'opérations cognitives basées sur la connaissance. La tribu hostile, là-bas, les signes prémonitoires d'une fin prochaine de la sécheresse... Mais tout cela était-il vrai ? Quelle certitude avait-on que l'ennemi dont parlaient les anciens, qui ne l'avaient pas vu eux-mêmes, était bien réel et non un mythe ? Les signes perçus dans le ciel annonçaient-ils vraiment la pluie ?

    Une évolution vers l'Homme moderne

    C'était il y a, disons, deux millions d'années. Les premiers hommes (Homo ergasterHomo ergaster), tailleurs de pierres, déjà, sans doute conscients de l'avenir, n'ont pu manquer d'effleurer, même vaguement, la question de la vérité des connaissances sur lesquelles devait s'appuyer une action adéquate, et de la sorte plus probablement efficace. La possibilité du choix et l'optimisation des actions adaptées aux circonstances représentent un avantage sélectif évident et ont, de ce fait, constitué un très probable moteur de l'évolution des primates vers l'Homme moderne.

    Conscient de son corps et des relations qu'il a avec l'être qui pense et qui agit, c'est-à-dire possédant le sens du moi, l'homme s'est sans doute très tôt posé lui-même en objet de vérité, justifiant la proposition de Michel Foucault, selon laquelle il doit être conçu d'abord comme un « animal de vérité ».

    Derrière l'apparente évidence de cette proposition se cache cependant un abîme d'interrogations et d'hésitations sur ce que représente au juste la vérité.