Saviez-vous que les humains ne sont pas les seuls à avoir colonisé de nouveaux continents par la mer ? Des animaux ont joué les grands marins et ont embarqué bien malgré eux pendant des jours et des jours sur des radeaux naturels vers des terres inconnues. Un petit singe pourrait jeter une nouvelle lumière sur une des plus grandes épopées maritimes du monde animal !


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    Il y a environ 120 millions d'années, la fragmentation d'un supercontinent appelé Gondwana entraîna l'ouverture de l'océan Atlantique, séparant de plusieurs milliers de kilomètres l'Afrique et l'Amérique du Sud. Cette dernière est restée isolée durant des dizaines de millions d'années pendant lesquelles s'y est développée une faune endémiqueendémique bien particulière. Puis, il y a seulement 3 millions d'années, la formation de l'isthme de Panama entre l'Amérique du Nord et du Sud mit fin à l'isolement géographique de la gigantesque île-continent, et permit l'arrivée massive d'une faune nouvelle sur le continent sud-américain. 

    Ce singe écureuil (<em>Saimiri sciureus</em>), tout comme les autres singes sud-américains, descend probablement d'ancêtres arrivés par radeaux sur le continent. © Ruben Undheim, Wikimedia Commons
    Ce singe écureuil (Saimiri sciureus), tout comme les autres singes sud-américains, descend probablement d'ancêtres arrivés par radeaux sur le continent. © Ruben Undheim, Wikimedia Commons

    Une soudaine apparition mystérieuse 

    Cependant, une étrange énigme intrigue les paléontologuespaléontologues. Des fossiles indiquent que des rongeursrongeurs hystricognathes (aujourd'hui représentés par le capybaracapybara, cochon d'Inde, ou rat-taupe nurat-taupe nu) et des primatesprimates anthropoïdesanthropoïdes (que nous appelons communément des singes) sont présents en Amérique du Sud depuis une quarantaine de millions d’années. Cela pose un problème : ces cladesclades font leur apparition bien loin du continent sud-américain, longtemps après son isolement. Comment des petits animaux terrestres ont-ils pu atteindre ces terresterres isolées des millions d'années avant tout le monde ? Plusieurs hypothèses ont été émises par la communauté scientifique, et celle qui est la plus généralement admise évoque une ou plusieurs traversées de l'océan Atlantique depuis l'Afrique, sur des embarcations accidentelles ! Ces incroyables dispersions maritimes sur des radeaux de végétation sont à l'origine de nombreuses colonisations de terres isolées par des animaux qui n'auraient normalement pas pu les atteindre, en particulier des mammifères et reptilesreptiles incapables de voler ou de nager sur de longues distances.

    Les îlots flottants arrachés aux rives peuvent accueillir de nombreux animaux, celui-ci mesure 80 mètres de long. Il dérivait sur le Río Magdalena, Colombie (2016). De tels îlots peuvent aussi expliquer des migrations plus récentes de singes sud-américains en Amérique Centrale. © Uwe Fritz
    Les îlots flottants arrachés aux rives peuvent accueillir de nombreux animaux, celui-ci mesure 80 mètres de long. Il dérivait sur le Río Magdalena, Colombie (2016). De tels îlots peuvent aussi expliquer des migrations plus récentes de singes sud-américains en Amérique Centrale. © Uwe Fritz

    Par exemple, plusieurs taxonstaxons présents à Madagascar y auraient probablement débarqué après avoir traversé le canal du Mozambique par radeau. Mais la distance qui sépare Madagascar du continent africain est bien plus faible que celle qui séparait ce dernier de l’Amérique du Sud. La découverte au Brésil d'un nouveau singe fossile proche d'espècesespèces asiatiques et non pas africaines remet-elle en question l'hypothèse de la dispersion océanique depuis l'Afrique ? Bien au contraire, une étude publiée dans la revue Proceedings of the National Academy of Sciences y apporte de nouveaux éléments !

    Une découverte exceptionnelle faite dans des conditions difficiles

    Les découvertes de fossiles dans les régions de forêts denses où le climatclimat est humide sont assez rares, notamment parce que les fouilles y sont aussi moins nombreuses ! Les chercheurs de l'Institut des sciences de l'évolution de Montpellier (Isem) qui viennent de décrire le nouveau fossile sondent depuis une quinzaine d'années l'Amazonie péruvienne et brésilienne, malgré la difficulté du terrain. Les conditions y sont peu propices, les sites sont difficiles d'accès, et particulièrement instables. « On ne sait jamais à quoi va ressembler un site d'une année à l'autre, explique à Futura Laurent Marivaux (Isem), premier auteur de l'étude, les gisementsgisements peuvent disparaître très rapidement à cause des précipitationsprécipitations, on doit prélever un maximum de sédimentssédiments et trier le matériel directement sur le terrain ».

    Les conditions sont particulièrement humides aux bords du <em>Rio Juruá</em>, dans l'état de l'<em>Acre</em> (Amazonie brésilienne). Vue depuis l’emplacement du bivouac pour la nuit. © L. Marivaux
    Les conditions sont particulièrement humides aux bords du Rio Juruá, dans l'état de l'Acre (Amazonie brésilienne). Vue depuis l’emplacement du bivouac pour la nuit. © L. Marivaux

    C'est en passant ces sédiments au tamis que l'équipe a dévoilé un fossile extraordinaire, une minuscule molairemolaire supérieure de primate. « Quand mon collègue brésilien m'a montré la dent, je n'en croyais pas mes yeuxyeux, raconte Laurent Marivaux, cette morphologiemorphologie m'était familière, mais totalement inattendue en Amérique du Sud »

    Modèles 3D de la première molaire supérieure droite de <em>A. simpsoni</em>. La morphologie aux reliefs pointus et tranchants est typique d'un régime insectivore, surtout chez un primate de petite taille. (A) (gauche et droite) face occlusale de la dent (paire stéréoscopique) ; (B) vue linguale (depuis l'intérieur de la bouche) ; (C) vue distale (depuis l'arrière de la bouche) ; (D) vue buccale (depuis l'extérieur de la bouche) ; (E) vue mésiale (depuis l'avant de la bouche) © Marivaux et al. (2023)
    Modèles 3D de la première molaire supérieure droite de A. simpsoni. La morphologie aux reliefs pointus et tranchants est typique d'un régime insectivore, surtout chez un primate de petite taille. (A) (gauche et droite) face occlusale de la dent (paire stéréoscopique) ; (B) vue linguale (depuis l'intérieur de la bouche) ; (C) vue distale (depuis l'arrière de la bouche) ; (D) vue buccale (depuis l'extérieur de la bouche) ; (E) vue mésiale (depuis l'avant de la bouche) © Marivaux et al. (2023)

    Ce qu'implique cette étonnante parenté

    Et pour cause : le minuscule primate vieux d'environ 34 millions d'années, nommé Ashaninkacebus simpsoni, qui pesait environ 230 grammes et se nourrissait d'insectesinsectes, éventuellement de fruits, semble être apparentés aux Eosimiidae, une famille de singes asiatiques... Cela signifie-t-il que les primates ont effectué la traversée entre l'Asie et l'Amérique du Sud ? Probablement pas. Les analyses phylogénétiquesphylogénétiques basées sur la morphologie de la dent d'A. simpsoni qui ont démontré sa parenté avec les Eosimiidae révèlent aussi qu'une autre molaire, découverte cette fois en Tunisie et datée de -39,5 millions d'années, aurait des liens avec la famille asiatique. Ce taxon, baptisé Amamria, pourrait bien indiquer que certains primates ont migré depuis l'Asie, en passant par l'Afrique du Nord, avant de finir leur périple en Amérique du Sud après une traversée tumultueuse !