La situation est historique, non seulement pour la France mais aussi pour le monde entier. 35.000 chercheurs, soit plus du tiers de tous ceux qui travaillent dans notre pays, ont signé la pétition « Sauvons la recherche » dans laquelle ils menacent de démissionner de leurs fonctions si des mesures gouvernementales de sauvetage ne sont pas rapidement annoncées.

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    Parmi les signataires, on trouve nombre de noms illustres dont les découvertes sont connues du monde entier, qui font honneur à la France et donnent de l'espoir aux malades. Que se passe-t-il donc ?

    Le Gouvernement ne manque pas une occasion de rappeler que la recherche reste une priorité nationale à laquelle il consacre des moyens importants. Le budget de la recherche en France représente environ 2,2% du Produit Intérieur BrutProduit Intérieur Brut, dont près de la moitié est pris en charge par le budget de l'Etat. Ce dernier chiffre est plus qu'honorable et place la France dans le peloton de tête des nations consacrant à la recherche une part importante des fonds publics. Pourtant, les chercheurs déclarent que les conditions de leur travail s'aggravent perpétuellement, que l'écart avec les autres grands pays industrialisés devient considérable.

    Comment expliquer l'incohérence apparente entre les chiffres annoncés par le Gouvernement et la réalité vécue durement par tous les chercheurs de ce pays ? C'est que l'effort public de recherche en France prend, en réalité, en compte une partie de la recherche militaire (0,25 à 0,30% du total), ainsi que trois programmes nationaux prioritaires, le spatial, l'aéronautique et le nucléaire.

    Le résultat est que les sommes consacrées à tous les autres domaines de la recherche ne représentent en fait que 0,5% du budget public dont, environ, un cinquième (soit 0.10% des dépenses de l'Etat) pour la biologie et la médecine. Dès lors, les choses sont beaucoup plus claires : à l'aune de ces chiffres, la France est en effet loin derrière la plupart des grands pays tels que les Etats-Unis, le Japon, l'Allemagne, etc. Elle est même largement dépassée par de nombreuses autres nations européennes telles que l'Irlande, la Suisse, la Finlande, la Suède. Demain, elle le sera par la Chine.

    Mais, le plus préoccupant est que le flux des jeunes chercheurs s'engageant dans des professions scientifiques et techniques s'assèche progressivement. Plus de la moitié des jeunes scientifiques titulaires d'un doctorat et parachevant leur formation à l'étranger ne reviennent pas en France. Notre pays a donc pris en charge durant toute leur scolarité, puis durant 9 années après le baccalauréat, la formation de jeunes talents qui vont contribuer à enrichir le potentiel d'innovation des pays qui sont nos concurrents économiques.

    Le conflit a également une dimension clairement idéologique. Le statut des chercheurs est, depuis le début des années 80, aligné sur celui de la Fonction Publique, ce qui n'a pas bonne presse auprès des gouvernants actuels. Stabilité de l'emploi, contrat à durée indéterminée, sont même considérés par nos gouvernants comme des obscénités.
    On entend dans les allées du pouvoir que les structures de recherche française sont sclérosées, que la stabilité de l'emploi est incompatible avec sa flexibilité et sa compétitivité ; s'appuyant sur de tels prémisses, les projets du gouvernement consistent à remplacer autant que possible les emplois stables par des contrats à durée déterminée (CDD). 540 postes stables ont ainsi été remplacés en 2004 par un nombre à peu près équivalent de CDD proposés à des jeunes poursuivant leurs travaux depuis dix à onze ans après le baccalauréat.

    Le salaire offert est de l'ordre de 1850 € net ! Qui peut imaginer qu'une position précaire, mal payée et au sein d'un dispositif de recherche dégradé, sous-doté en matériel, en techniciens et en crédits, puisse avoir le moindre potentiel attractif ? En quelques mois, ce sont ainsi des dizaines de jeunes scientifiques étrangers ou français travaillant à l'étranger, qui m'ont fait savoir qu'ils renonçaient, dans ces conditions, à rejoindre l'Institut Cochin, que je dirige, dans lequel ils avaient auparavant envisagé de poursuivre leurs recherches.

    J'ai 60 ans, me suis engagé dans la recherche biomédicale depuis 35 ans et suis à la tête d'un grand laboratoire depuis 20 ans. Je ne crois pas que personne, en France ou ailleurs, ait jamais osé avancer que moi-même et les équipes que je dirige manquaient d'énergie, de compétitivité et de réussite.
    Cependant, je suis à ce point désespéré de ce qui se passe que je me sens totalement engagé par la pétition des chercheurs. Pour interrompre le déclin, il faut des moyens, des postes attractifs pour les jeunes et un grand débat sur la place de la science et de la recherche dans notre société, leur organisation et leur rôle. Rien dans ces revendications n'est excessif, tout est légitime, voire indispensable. En l'absence d'un signe fort du gouvernement, je préférerai, comme nombre de mes collègues, mettre les responsables du désastre face à leurs responsabilités. Je démissionnerai donc, et, bien entendu, m'en expliquerai par tous les moyens à ma disposition devant le peuple français.

    C'est là en effet une grande question nationale qui en vaut beaucoup d'autres. Un peuple qui déserte le champ de l'intelligenceintelligence, de la connaissance et de l'innovation n'a pas les moyens, voire n'est pas digne de prétendre à un quelconque rôle dans le monde de demain. Sommes-nous prêts à l'admettre ?

    Propos recueillis par JDD Emmanuelle Chantepie