Ulugh Beg, l'astronomeastronome de Samarcande

Dans son dernier roman historique Ulugh Beg, l'astronome de Samarcande (JC Lattès, 2014), Jean-Pierre Luminet a rendu justice à Ulugh Beg, prince turco-mongol du XVe siècle qui régna sur Samarcande mais qui, délaissant les affaires politiques au profit de l'astronomie, porta très haut le flambeau des sciences arabo-musulmanes avant que celles-ci ne s'éteignent inexorablement sous les coups de l'obscurantisme.

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La madrasa d’Ulugh Beg, construite entre 1417 et 1420 sur la place du Registan, à Samarcande. © Bobyrr, CC by-nc 4.0

Ulugh Beg (1394-1449) fut l'un des petits-fils de Timour Leng, plus connu en Occident sous le nom de Tamerlan. Conquérant impitoyable, ce dernier bâtit un immense empire s'étendant sur l'Ouzbékistan, l'Arménie, la Géorgie, l'Afghanistan, l'Irak et l'Iran actuels. À chaque conquête, il déportait les savants, lettrés et artisans vers la capitale de l'empire, Samarcande, qui retrouva sa splendeur d'antan.

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Ulugh Beg. © DP

La majeure partie de l'enfance d'Ulugh Beg se passa en tribulations en Asie centrale, au gré des conquêtes de son grand-père qu'il accompagnait dans ses campagnes. Quand Chah Rukh succéda à Tamerlan en 1408, il fit nommer Ulugh Beg, à peine âgé de 16 ans, gouverneur de Samarcande.

Contrairement à son grand-père, le jeune prince ambitionna moins la conquête de territoires que celle de la science et des arts. Son éducation avait en effet été confiée à l'astronome et mathématicienmathématicien Qadi-Zadeh, venu d'Anatolie. Ce dernier sut développer le goût de l'étude et de la réflexion chez son élève, lequel se révéla prodigieusement doué dans toutes les disciplines de l'esprit, de l'astronomie aux mathématiques en passant par la musique, la poésie et la calligraphiecalligraphie. Par la suite, Ulugh Beg fit construire trois madrasas (l'équivalent de nos universités), la plus grande sur la splendide place du Registan, à Samarcande.

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Miniature turque représentant le sultan Mehmet II recevant les Tables sultaniennes des mains d’Ali-Qushji. © Sabanci Digital Gallery, DP

Les étudiants affluèrent de tout l'Orient pour bénéficier des enseignements dispensés par les meilleurs professeurs, parmi lesquels Qadi Zadeh, Ulugh Beg en personne et le génial mathématicien Al-KashiAl-Kashi, venu d'Iran. La madrasa de Samarcande réunit jusqu'à 70 savants, mais son apothéose fut la constructionconstruction de l'Observatoire, inauguré en 1429.

Bâtiment circulaire de trois étages, l'Observatoire abritait en terrasseterrasse supérieure de nombreux instruments de mesure et d'observation, mais sa structure entière était bâtie autour d'un double quadrant mural géant d'un rayon de 40 mètres, orienté selon le méridienméridien et permettant de mesurer la position des astresastres au-dessus de l'horizon et leur passage au méridien. La partie inférieure de l'instrument, finement graduée en degrés et minutes d'arcminutes d'arc, restait plongée dans l'obscurité d'une fosse descendant à 11 mètres sous terre.

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Partie basse graduée du double quadrant mural. Les deux arcs de 40 mètres de rayon sont séparés d’un intervalle de 0,698 mètre. L’image des astres passant au méridien se déplaçait d’un mur à l’autre en 4 minutes de temps, ce qui permettait à l’instrument de fonctionner aussi comme une horloge. © Alaexis, CC by-nc 2.5

Une des mesures les plus importantes réalisées par les astronomes de Samarcande fut l'obliquitéobliquité de l'écliptiqueécliptique, c'est-à-dire l'angle que fait le plan de la trajectoire du SoleilSoleil sur la sphère céleste avec le plan de l'équateuréquateur. L'angle fut trouvé égal à 23 degrés 30 minutes 17 secondes, ne différant que de 32 secondes de la valeur recalculée aujourd'hui. Quant à la duréedurée de l'année sidérale, elle fut donnée à 365 j 6 h 10 mn 8 s, soit un écart de 58 s (0,04 %) avec la valeur moderne !

Les travaux de l'Observatoire accumulés sur vingt ans aboutirent à la rédaction d'un traité monumental, le Zij-i-Gurgani (Traité du Prince), comportant des données et des tables pour calculer la position du Soleil, de la LuneLune et des planètes ainsi qu'un catalogue de 1.018 étoilesétoiles, d'une précision comparable à ce qu'établira un siècle et demi plus tard Tycho Brahe en Europe. Achevé en 1437 avec l'aide d'Ali Qushji, disciple d'Ulugh Beg après la mort d'Al Kachi et de Qadi-Zadeh, le traité fut mis à jour par Ulugh Beg peu avant sa mort en 1449.

Sous son règne, une véritable renaissance scientifique et culturelle battit son plein. Bien que musulman pratiquant, Ulugh Beg était farouchement opposé à toute forme de dogmatisme, comme en témoigne l'inscription qu'il fit apposer sur le fronton de son Observatoire : « Les religions se dissipent, telle la brumebrume du matin. Les royaumes s'effondrent, telle la dune sous le ventvent. Seule la science s'inscrit dans le marbremarbre de l'éternité ».

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Page de la première édition occidentale du catalogue d’Ulugh Beg, traduit et commenté par John Greaves (Oxford, 1648). © DP

Bien sûr, les religieux fondamentalistes firent tout pour s'opposer au prince. En 1447, à la mort de son père Chah Rukh, Ulugh Beg hérita à contrecœur des destinées de tout l'empire. Son règne fut de bien courte durée : en 1448, les Ouzbeks conduits par Abdulatif, le fils aîné d'Ulugh Beg devenu fanatique religieux, envahirent Samarcande et, le 27 octobre 1449, Ulugh Beg eut la tête tranchée sur les ordres de son fils. L'observatoire fut rasé quelques années plus tard et sombra dans l'oubli, jusqu'à ce qu'en 1908, des fouilles archéologiques russes en mettent au jour les vestiges.

Cependant, Ali-Qushji avait pu s'enfuir de Samarcande, emportant dans ses bagages le précieux manuscrit des tables astronomiques. Après un long périple, il parvint à Constantinople, où il remit l'ouvrage au sultan Mehmet II, qui le fit publier sous le nom des Tables sultaniennes.

L'influence des travaux d'Ulugh Beg se fit d'abord sentir en Asie, à travers le développement de l'astronomie turque et la construction d'observatoires inspirés par celui de Samarcande, comme ce fut le cas en Inde. En revanche, les Tables sultaniennes ne parvinrent en Europe qu'au XVIIe siècle. Le traité d'Ulugh Beg fut pour la première fois traduit en latin et édité en 1648. Il connut par la suite plusieurs éditions commentées et annotées. Cependant, à l'époque où il commença à être connu et diffusé, les Européens disposaient déjà d'observatoires plus performants, les instruments d'observation avaient aussi considérablement évolué avec le développement de l'optique (apparition des lunettes et télescopes au début du XVIIe siècle), sans compter les formidables avancées théoriques de CopernicCopernic, Kepler, GaliléeGalilée et NewtonNewton. Tout ceci atténua certainement le rayonnement des travaux d'Ulugh Beg.

Le corps de notre héros fut retrouvé en 1941, dans le Gour Émir, le mausolée des souverains timourides, à Samarcande. L'examen de son squelette révéla qu'un coup violent porté au côté gauche de la tête avait traversé la mâchoire inférieure et partagé la troisième vertèbre cervicalevertèbre cervicale en deux morceaux. Le prince de Samarcande, davantage passionné par les beautés célestes que par les affaires terrestres, avait bel et bien perdu la tête et la vie pour avoir trop aimé les étoiles...

Découvrez le roman de Jean-Pierre LuminetJean-Pierre Luminet :

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Ce roman historique est le septième et dernier volume de la série de J.-P. Luminet consacrée aux « Bâtisseurs du ciel », embrassant l’histoire de l’astronomie depuis l’Antiquité grecque jusqu’au siècle des Lumières. Cliquez pour acheter le livre.