Dans notre conception naïve, on a tendance à considérer les bébés comme des êtres ayant des capacités très limitées. Pourtant, la recherche en psychologie du développement montre depuis plusieurs décennies que la plupart de nos compétences cognitives et sociales sont extrêmement précoces. Quid de notre compréhension intuitive des états mentaux d'autrui ?


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    Lorsque nous interagissons avec les autres, il est primordial de savoir lire dans leur esprit. Je ne parle pas de compétences surnaturelles comme la télépathie ou de celles qui s'acquièrent avec quelques tours de passe-passe et un entraînement acharné comme le mentalisme, mais de compétences partagées par la grande majorité des êtres humains qu'on rassemble sous le terme de théorie de l'esprit. Leurs buts ? Expliquer et anticiper le comportement de nos semblables. Par exemple, si vous voyez un ami chercher le dernier cookiecookie dans la boîte à biscuits alors que vous venez de le manger, vous comprenez immédiatement que votre ami possède la croyance fausse suivante : il reste un cookie dans la boîte à biscuit. Sans cette capacité, vous le trouverez extrêmement étrange. Pensez-vous que les bébés disposent de ce genre de compétences ? La réponse est oui et probablement bien plus tôt que vous ne le croyez.

    Une controverse historique

    La recherche en psychologie du développement a longtemps eu tendance à considérer le nourrisson comme plus bête que ce qu'il n'est. En effet, durant de longues années, on pensait que le développement d'une théorie de l'esprit représentative (TER) - où l'on comprend que les autres ont des représentations mentales qui ne sont pas nécessairement le reflet de la réalité - émergeait vers l'âge de quatre ans. La méthodologie gold standard de l'époque pour évaluer la présence ou l'absence de la TER était une tâche (elicited-prediction tasks, en anglais dans la littérature) dans laquelle on racontait une histoire aux enfants. Dans celle-ci, un premier personnage cachait une bille dans une chaussure, puis un second personnage dans une boîte à l'insu du premier.

    Les enfants devaient alors répondre à la question suivante : où est-ce que le premier personnage va venir chercher la bille ? La majorité des enfants de 4 ans réussissent avec succès cette tâche en apportant les justifications appropriées. En revanche, la plupart des enfants de 3 ans échouent. Mais ce n'est pas la fin de l'histoire. Plusieurs chercheurs pensaient que la TER était présente bien plus tôt chez les enfants et n'étaient pas convaincus par sa robustesse. Ils accordent du crédit à une hypothèse auxiliaire pour expliquer les résultats observés : la tâche comporte des difficultés linguistiques et computationnelles qui empêchent les enfants plus jeunes de la réussir.

     L'étude des fausses croyances a commencé avec l'histoire de la bille cachée. © ChantalS, Adobe Stock
     L'étude des fausses croyances a commencé avec l'histoire de la bille cachée. © ChantalS, Adobe Stock

    Une intelligence perceptive

    Depuis, lorsqu'on étudie le développement cognitif des nourrissons ou de jeunes enfants, on évite d'élaborer des tâches où des compétences motrices ou langagières pourraient venir expliquer l'échec des bébés. Aujourd'hui, on considère plutôt que l'intelligence du bébé est avant tout perceptive. Partant de là, plusieurs méthodologies se sont développées comme la préférence visuelle (1), la réaction à la nouveauté (2) et à l'événement impossible/à la violation des attentes (3). Le principe est extrêmement simple : si le bébé porteporte son regard plus souvent et plus longtemps sur quelque chose, c'est qu'il la préfère (1), qu'il parvient à discriminer (2) ou qu'il ne s'attend pas à ça (3). De ces principes méthodologiques découlent de nombreuses hypothèses qui ne font pas toujours consensus. Pour investiguer la question de l'absence ou de la présence de TER, plusieurs expériences ont vu le jour et l'une d'entre elles a fait date dans le domaine. 

    Voir aussi

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    Mais où est cachée la pastèque ? 

    Dans cette étude publiée en 2005 dans la revue Science, des enfants de 15 mois regardent un acteur cacher un jouet (un morceau de pastèquepastèque en plastiqueplastique) dans une boîte verte ou une boîte jaune. Puis le jouet change de boîte au vu et su, ou à l'insu, de l'acteur qui devient dès lors porteur d'une croyance vraie ou fausse à propos de la localisation du jouet. La question est la suivante : si l'acteur n'agit pas conformément avec la croyance qu'il porte lorsqu'il va venir chercher le jouet, cela va-t-il violer les attentes des enfants ? Cette étude répond par l'affirmative. En moyenne, les enfants fixent significativement plus longtemps les scènes où l'acteur agit en opposition avec la croyance qu'il est censé avoir.

    Le saviez-vous ?

    Les chercheuses à l'origine de cette étude ont également apporté des preuves, en utilisant une méthodologie similaire, suggérant que la permanence de l'objet apparaissait très tôt chez les nourrissons contrairement à ce que l'on pensait à l'époque.

    Cela veut-il dire que l'enfant de 15 mois possède une TER ? En réalité, ce n'est pas la seule interprétation possible. Il se peut qu'à travers les observations répétées des scènes, les enfants s'attendent simplement à ce que l'acteur cherche l'objet à l'endroit où il l'a vu pour la dernière fois. Cette interprétation suggère que les enfants de cet âge distinguent leurs perceptions de celles des autres, peuvent suivre ce que l'acteur voit et ne voit pas, et comprennent que les perceptions de l'acteur peuvent être utilisées pour prédire son comportement. 

    Les chercheurs soutiennent l'interprétation TER pour deux raisons. La première est théorique. En effet, ces deux chercheurs appartiennent au courant nativiste qui considère que le nouveau-né arrive au monde avec un système computationnel qui guide ses interprétations concernant le comportement d'autrui. La seconde est empirique et se fonde sur d'autres résultats qui suggèrent que l'enfant peut prédire le comportement de l'acteur sans forcément suivre son regard, mais simplement à l'aide de signes environnementaux.

    Une illustration du design expérimental de l'étude. © <em>Science</em>, Baillargeon & Onishi
    Une illustration du design expérimental de l'étude. © Science, Baillargeon & Onishi

    Un champ de recherche prolifique... 

    Évidemment, la recherche ne s'est pas arrêtée là. Des centaines d'autres expériences ont eu lieu depuis, mêlant des tâches, des scénarios et des méthodologies différentes. Des chercheuses spécialistes du domaine reviennent en détail sur le développement de ce champ de recherche dans deux articles récents, l'un datant de 2010 et l'autre de 2017, tous deux parus dans la revue Trends in Cognitive Sciences.

    Les différentes tâches 

    Dans la littérature, il existe les tâches spontanées (Spontaneous-Response Tasks, en anglais) qui ne requièrent aucune action motrice de la part du bébé. Désormais, il existe aussi les tâches d'interventions (Elicited-Intervention Tasks, en anglais) où l'on invite le jeune enfant à aider un acteur en difficulté. L'action d'aide requiert que l'enfant prenne en compte les fausses croyances de l'acteur. Depuis peu, on trouve aussi des tâches dites à faible demande cognitive (low-inhibition task, en anglais).

    Les différents scénarios 

    Il existe une multitude de scénarios et d'objets utilisés (les comités d'éthique assurent qu'aucun jouet n'a été maltraité lors des expériences) et en faire une liste exhaustive serait difficile. Évoquons simplement le fait que les fausses croyances induites peuvent concerner la présence, la localisation, l'identité, les propriétés des objets et même la valencevalence morale d'autres personnes. 

    Les différents indices et méthodologies

    Au sein de ces tâches, on peut employer différentes méthodologies (violation des attentes, regard anticipatoire, pointage anticipatoire, préférence visuelle, réponse affective) et mesurer différents paramètres (corrélats neuronaux, temps de fixation, expressions faciales, etc.)

    Ce que la recherche suggère

    En utilisant ces différentes tâches, scénarios et méthodes, la recherche moderne suggère ceci à propos des jeunes enfants : la TER s'applique aussi aux agents non-humains, ils comprennent que la communication peut avoir un impact sur les croyances des individus, ils anticipent où un acteur va chercher un objet par rapport à la croyance qu'il possède, ils comprennent qu'une fausse perception peut entraver la poursuite du but d'un acteur (typiquement, récupérer son jouet préféré), etc. Le jeune enfant peut donc attribuer un ensemble d'états mentaux très complexes à autrui : ses préférences, ses buts, ses croyances, ses perceptions et faire le lien entre ses éléments pour inférer sur comment autrui va se comporter.

    Le nourrisson a des compétences bien plus précoces qu'on ne le pense. © Arkady Chubykin, Adobe Stock
    Le nourrisson a des compétences bien plus précoces qu'on ne le pense. © Arkady Chubykin, Adobe Stock

    ...qui baigne encore dans les controverses

    Malgré tout, ce champ de recherche est encore jeune et comprend de nombreux débats en son sein. La question qui divise les chercheurs est de savoir comment il est possible de réconcilier les résultats des tâches verbales traditionnelles et ceux des tâches spontanées. Deux grandes visions s'opposent.

    Certains pensent que les tâches spontanées suggèrent la présence de mécanisme de plus bas niveau, mais n'impliquent pas la compréhension d'états mentaux comme les fausses croyances (ou alors une compréhension minimale). Pour eux, le développement de la TER est donc discontinu et il y a un changement fondamental (cette position se retrouve sous le nom de fundamental-change view dans la littérature anglophone) qui se produit vers l'âge de 4 ans, lorsque les tâches traditionnelles verbales sont réussies. 

    D'autres argumentent en faveur d'une compréhension d'états mentaux comme les fausses croyances et suggèrent que les tâches verbales comportent trop de difficultés en matièrematière de traitement et de retranscription de l'information : interpréter la question, la garder à l'esprit, générer une réponse et inhiber les autres réponses possibles qui lui viennent en même temps. Pour eux, le développement de la TER est donc continu (cette position se retrouve sous le nom de substantial-continuity view dans la littérature anglophone) et il n'y a pas de changement fondamental dans la compréhension des états mentaux, celle-ci devenant simplement plus efficace et plus nuancée avec le temps et les expériences. 

    Enfin, au sein même de ces courants, les chercheurs ne sont pas tous d'accord sur les systèmes théoriques à mobiliser pour expliquer leurs positions. Une seule chose est sûre : la psychologie du développement cognitif a encore beaucoup de choses à nous faire découvrir.

    Avertissement : cet article a été rédigé à l'aide de sources provenant d'autrices affiliées au courant nativiste. Même si l'article se veut neutre vis-à-vis des différentes positions théoriques, il est possible que cela ait influencé son propos. À l'heure actuelle, il n'existe pas de consensus fort à ce sujet chez les chercheurs et chercheuses en psychologie du développement.