Détecter et mesurer un photon en physique quantique revient le plus souvent à l'absorber, donc à le détruire. Pourtant, on a proposé il y a quelques décennies des stratégies pour éviter cette destruction de l'objet à mesurer, appelées en anglais quantum nondemolition (QND) measurements. L'une d'elles vient d'être mise en pratique. Bien que ce ne soit pas la première fois que l'on effectue une mesure non destructive d'un photon, le dispositif utilisé pourrait conduire à des progrès dans le domaine des ordinateurs quantiques photoniques.

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    D'ordinaire, voir la lumière conduit à la détruire, car il faut absorber les photons qui la composent. Il existe pourtant en principe des expériences pour mesurer de façon non destructive l'état des photons individuels (en anglais de quantum nondemolition (QND) measurement). Une telle expérience vient d'être réalisée par un groupe de physiciens. Elle ouvre des perspectives pour les ordinateurs quantiques. © Max Planck Institute of Quantum Optics

    D'ordinaire, voir la lumière conduit à la détruire, car il faut absorber les photons qui la composent. Il existe pourtant en principe des expériences pour mesurer de façon non destructive l'état des photons individuels (en anglais de quantum nondemolition (QND) measurement). Une telle expérience vient d'être réalisée par un groupe de physiciens. Elle ouvre des perspectives pour les ordinateurs quantiques. © Max Planck Institute of Quantum Optics

    En mécanique quantique, le rôle de la mesure et le statut d'un observateur doué de conscience ont fait et feront encore couler beaucoup d'encre. Ces questions étaient au centre du célèbre débat entre Einstein et Bohr. Il reste d'actualité, bien que les progrès de la technologie aient depuis fait pencher la balance en faveur du savant danois, en permettant de matérialiser des expériences de pensée des années 1930.

    Selon Bohr et Heisenberg, il était indispensable de prendre en compte l'action d'un appareil de mesure sur un système physique en mécanique quantique. Cette action changeait de façon significative l'état d'un système. Surtout, on ne pouvait pas attribuer à un objet quantique certaines des propriétés des objets classiques en dehors de l'acte de mesure lui-même. En physique classique, on pouvait par contre considérer que l'acte de mesure ne changeait pas l'état d'un objet naturel. Dit de façon frappante, on peut toujours attribuer à l'eau d'une bouteille ses propriétés et son existence même si l'on n'est pas en train de la boire, et même si elle se trouve dans la pièce d'à côté. Ce ne serait pas le cas si cette eau manifestait le comportement d'un objet quantique à notre échelle.

    QND, des mesures quantiques non destructives

    Cela n'a pas empêché certains physiciensphysiciens, dans le cadre même de la physique quantique orthodoxe, de chercher à définir et à réaliser ce qu'on appelle des mesures physiques non destructives. L'idée est ancienne, puisqu'on la trouve déjà esquissée dans les travaux de Landau et Rudolf Peierls dans les années 1930. Elle a resurgi notamment pendant les années 1970 à 1980 avec les travaux de Kip Thorne et Vladimir Braginsky portant sur la détection des ondes gravitationnelles. De nos jours, le concept de mesure physique non destructive, appelé en anglais Quantum nondemolition (QND) measurement, fait l'objet de nombreux travaux.

    Niels Bohr et Albert Einstein étaient en désaccord sur le statut de la mécanique quantique qu'Albert Einstein pensait être non fausse, mais simplement une description effective de la dualité onde-corpuscule. Avec le paradoxe EPR, il avait tenté de montrer que les idées de Bohr conduisaient à admettre des signaux plus rapides que la lumière, en contradiction avec la théorie de la relativité. © Ehrenfest, Wikipédia, DP

    Niels Bohr et Albert Einstein étaient en désaccord sur le statut de la mécanique quantique qu'Albert Einstein pensait être non fausse, mais simplement une description effective de la dualité onde-corpuscule. Avec le paradoxe EPR, il avait tenté de montrer que les idées de Bohr conduisaient à admettre des signaux plus rapides que la lumière, en contradiction avec la théorie de la relativité. © Ehrenfest, Wikipédia, DP

    Pour saisir rapidement ce qu'on entend par mesure physique non destructive sans entrer dans la problématique épineuse de la question de la réduction de la fonction d'onde ou du vecteur d'état d'un système quantique, il suffit de se pencher sur le cas de la lumière, et plus exactement du photon. Lorsque l'on veut détecter la présence d'un photon, on est usuellement conduit à le détruire en l'absorbant, par exemple avec un capteurcapteur CCD. Plus généralement, la mesure des caractéristiques d'un photon, comme sa fréquencefréquence ou sa polarisation, s'accompagne toujours de la destruction de ce photon. Une mesure QND de l'état quantique de la lumière consisterait donc à effectuer une expérience sans détruire cette lumière.

    Voilà plus de dix ans, on y était arrivé dans le cadre de l'optique non linéaire, mais avec une mesure QND d'un grand nombre de photons. Peu de temps après, en 1999, Serge Haroche et ses collègues utilisaient leur maîtrise de l'électrodynamique quantiqueélectrodynamique quantique (QED, quantum electrodynamics en anglais) en cavité pour mesurer sans le détruire l'état d'un seul photon se trouvant à l'intérieur.

    Mesure QND avec une cavité QED

    Aujourd'hui, un groupe de chercheurs du Max Planck Institute of Quantum Optics vient de réaliser une variante de cette expérience en faisant des mesures QND individuelles de photons en dehors d'une cavité QED... bien qu'en l'utilisant, comme ils l'expliquent dans un article déposé sur arxiv. C'est une première à cet égard.

    Prix Nobel de physique en 2012, Serge Haroche a été le premier à réaliser, avec ses collègues, une mesure non destructive sur un photon individuel. On lui doit des travaux importants sur la décohérence en physique quantique. © Collège de France

    Prix Nobel de physique en 2012, Serge Haroche a été le premier à réaliser, avec ses collègues, une mesure non destructive sur un photon individuel. On lui doit des travaux importants sur la décohérence en physique quantique. © Collège de France

    Pour réaliser cet exploit, on commence par piéger un atome de rubidiumrubidium dans une cavité QED. Cet atomeatome possède deux niveaux d'énergieénergie intéressants dans le cadre de l'expérience effectuée par les physiciens. Lorsqu'il est dans le premier niveau d'énergie, un photon peut entrer dans la cavité sans entrer en interaction avec l'atome et la cavité. Il en ressort donc sans encombre. Lorsque l'atome est dans le second état, le photon entre en interaction avec l'atome et la cavité, qui se comportent comme un système résonnant. Au final, le photon est réfléchi en dehors de la cavité et ne peut la traverser.

    En ligne de mire, des applications en informatique quantique

    L'astuce pour effectuer une mesure QND est de placer l'atome de rubidium dans un état de superposition quantique avec les deux niveaux d'énergie précédents. Lorsque le photon est réfléchi par la cavité, il modifie l'état de superposition quantique de l'atome et laisse donc une trace mesurable. En mesurant le changement d'état de l'atome, on a alors détecté un photon sans le détruire. En mesurant ensuite de façon destructive les photons détectés par ce moyen, les chercheurs ont vérifié que leur dispositif constituait bien un détecteur non destructif de quanta de lumière, mais aussi qu'il détectait 74 % des photons, au lieu de 60 % par une mesure destructive habituelle.

    Ce nouveau détecteur de photons est susceptible de trouver de nombreuses applicationsapplications dans le domaine des télécommunications et du traitement de l'information quantique. Mais son potentiel le plus intéressant concerne sans doute les ordinateurs quantiques photoniques. En effet, on devrait pouvoir s'en servir pour réaliser une porteporte logique, un élément de base de ces ordinateursordinateurs.