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    Une complexe mythologie est présente chez certains créateurs et usagers des mondes virtuels, car la réalité virtuelleréalité virtuelle est avant tout une technologie de l'imaginaire.

    Technologie de l'imaginaire, la réalité virtuelle met elle-même en œuvre un imaginaire puissant et des espoirs tout aussi démesurés. La figure du magicien, du démiurge bâtisseur de mondes s'inscrit en filigrane derrière l'écran 3D, pas étonnant pour une technologie issue avant tout de la littérature de science-fiction, des romans de William GibsonWilliam Gibson et Neal Stephenson pour être précis.

     La réalité virtuelle est avant tout une technologie de l'imaginaire. © Activedia, Pixabay, DP

     La réalité virtuelle est avant tout une technologie de l'imaginaire. © Activedia, Pixabay, DP

    Littérature et réalité virtuelle

    Mark Pesce (le co-inventeur du VRMLVRML) a ainsi écrit un article sur le roman comme plateforme de développement logiciellogiciel. Il écrit : « Des romans comme Les Misérables ou La Case de l'oncle Tom ont suscité des révolutions sociales, mais avant Neuromancien [de William Gibson, NDLRNDLR], aucun texte de ce genre n'avait démarré une révolution technologique, il n'y avait pas eu de passage de l'esthétique à l'artefact ».

    Identités multiples, pouvoirs quasi magiques, immortalité, univers artificiels... Voilà ce qu'on trouve aujourd'hui au menu des fantasmes que véhicule la réalité virtuelle. Il n'est pas question, ici, de se demander comment évoluera la réalité virtuelle sur le long terme : ce genre d'exercice a, depuis longtemps, prouvé sa futilité. Mais il est important de voir comment aujourd'hui, certains espèrent et imaginent cette évolution. Car ces visions du futur ne sont pas seulement des prédictions. Elles constituent un carburant qui pousse une communauté à créer et à entreprendre, et un cadre mental qui détermine leur direction de recherche.

    <em>La Cité des permutants</em>, de Greg Egan. © DR

    La Cité des permutants, de Greg Egan. © DR

    Plus difficile à suivre que William Gibson ou Neal Stephenson, Greg Egan est un auteur australien fort apprécié des aficionados de la réalité virtuelle. Son roman La Cité des permutants reflète bien les interrogations issues de cette technologie quant à la nature de la réalité, de l'identité et l'avenir des mondes simulés. Dans ce livre, Greg Egan imagine notamment qu'il sera possible un jour de simuler son cerveaucerveau au sein d'un ordinateurordinateur pour le faire vivre dans un monde virtuel, pour l'éternité peut-être, en tout cas jusqu'à la disparition de l'univers.

    Cette idée folle n'est pas purement romanesque. Elle fait bel et bien partie de l'agenda de certains chercheurs, et non des moindres, puisqu'on y retrouve des gens comme Marvin Minsky, pape de l'intelligence artificielle au MIT, ou Hans Moravec, professeur de robotiquerobotique à l'institut de Robotique de l'université Carnegie-Mellon.

    <em>Humanité 2.0</em>, de Ray Kurzweil. © DR

    Humanité 2.0, de Ray Kurzweil. © DR

    Pour l'activiste futuriste bien connu Ray Kurzweil (dont le livre The Singularity is Near a été traduit sous le titre Humanité 2.0 chez M21 Éditions), la chose serait possible. On suppose l'existence de deux méthodes de téléchargement : l'une est destructive, l'autre ne l'est pas. Dans le premier cas, le cerveau est découpé en tranches -- à cause de divers aspects légaux, il vaut mieux effectuer cette opération après la mort du patient. La position de chaque neuroneneurone est enregistrée, ainsi que les liens synaptiques entretenus avec ses congénères. En superposant les tranches, on obtient une cartographie 3D complète du cerveau. Il ne reste plus qu'à émulerémuler le système cérébral sur un ordinateur. La méthode non destructive peut impliquer, par exemple, des nanorobots parcourant le cerveau en tout sens et communiquant leur exploration au logiciel de cartographie et d'analyse. On peut ainsi créer une copie digitale du cerveau tout en gardant l'original biologique en vie. Ce qui laisse augurer de fascinantes conversations en perspective le soir à la veillée, entre soi et sa copie !

    On est loin de ces scénarios bien sûr, mais, déjà, les travaux de recherche ont commencé. On cherche à simuler un cerveau sur ordinateur. C'est l'objet du projet Blue Brain d'IBMIBM et de l'École polytechnique fédérale de Lausanne (EPFL), qui a ensuite été étendu au Human Brain Project. Il y a encore du chemin avant d'arriver à une simulation complète du cerveau, sans parler du téléchargement. Mais cela n'empêche pas certains de rêver d'un uploading artisanal. Pourquoi ne pas nourrir un avataravatar avec l'ensemble de nos données personnelles ? C'est l'objectif de sociétés comme MyCyberTwin.

    <em>Accelerando</em>, de Charles Stross. © DR

    Accelerando, de Charles Stross. © DR

    De fait, on peut imaginer une forme de téléchargement se situant non plus au niveau neural mais fonctionnel avec un individu dont l'identité en ligne est constituée de tellement d'agents, d'avatars, de données issues du lifelogging, qu'à un certain point, sa conscience biologique en devient presque insignifiante. C'est ce qu'imagine un autre auteur de science-fiction, Charles Stross (voir sa biographie), dans son roman Accelerando (disponible en ligne). Son héros perd ses lunettes informatisées et connectées et il se retrouve comme handicapé, quasi amnésique.

    Science-fiction ? une fois encore, l'art invente et la nature copie. En 2004, explique le journaliste Clive Thompson, un chercheur de chez MicrosoftMicrosoft pratiquant le lifelogging eut à subir un crash de disque durdisque dur. Le contenu de ce dernier n'avait pas été sauvegardé depuis plusieurs mois. « C'est comme si on avait volé ma mémoire, explique-t-il. Il était surpris de constater à quel point son cerveau de secours n'était plus une nouveauté mais faisait désormais partie de son paysage psychologique. » Un autre chercheur, Gordon Bell, semble victime des mêmes problèmes que le héros de Stross. Toujours selon Clive Thompson, « il suspecte en effet que Mylifebits [le programme de lifelogging de Microsoft, NDLR] pourrait dégrader doucement la capacité de son cerveau réel, celui qui est à base de carbone, à se souvenir clairement ».

    Après avoir simulé l'Homme, reste à lui créer un environnement complet. Nous avons déjà traité dans ce dossier des moyens d'automatiser la création de décors, mais nous n'en sommes plus là : c'est un véritable univers qu'il faudrait créer pour ces consciences désincarnées. Déjà, des chercheurs ont affirmé que la structure même de notre univers s'avère finalement proche d'un programme d'ordinateurs. Et ce serait un programme assez simple, en plus, selon Stephen Wolfram, physicienphysicien de génie, milliardaire, créateur du logiciel Mathematica et auteur de A New Kind of Sciencevisant à prouver cette assertion.

    Simulation d'ancêtres

    La théorie de Wolfram repose sur l'idée que certains programmes très basiques (pas plus d'une dizaine de lignes de code) seraient en mesure d'être des ordinateurs universels, c'est-à-dire capables d'émuler n'importe quoi, y compris l'univers entier.

    Une société disposant d'énormes ressources de calcul pourrait donc créer des réalités virtuelles complètes, non pas en simulant de proche en proche l'univers quotidien à l'aide d'images 3D, mais en faisant émerger un cosmoscosmos entier, depuis son Big BangBig Bang, à partir des réitérations infinies d'un programme minimum. Le physicien visionnaire Frank TiplerFrank Tipler imagine ainsi qu'à la fin des temps, les ressources seront telles qu'il sera possible de faire tourner une simulation du passé entier de l'univers, bref de ressusciter les morts à partir de leur simulation, pas moins ! C'est ce qu'on nomme des simulations d'ancêtres.

    NicK Bostrom, de l'institut pour le Futur de l'humanité à Oxford, imagine l'expérience de pensée suivante : postulons l'existence de super-civilisations qui ont réussi à développer des simulations historiques de leur propre passé. Étant donné l'abondance des ressources informatiques de ces civilisations, il n'y a pas de raisons que celles-ci se contentent d'une seule de ces simulations. Elles en feraient plutôt fonctionner des centaines, en faisant varier les paramètres, les règles de développement... Par conséquent, si l'on admet qu'un nombre raisonnable de ces civilisations s'intéresse à la création de ces mondes virtuels, il s'ensuit que le nombre d'univers simulés est bien plus important que celui des civilisations réelles, le tout sans même jouer aux poupées russes ni imaginer qu'il existe des super-civilisations simulées qui créeraient à leur tour leurs propres simulations...

    Bien entendu, cette hypothèse repose sur deux axiomes non établis : qu'il existe, ou même qu'il puisse exister, de telles super-civilisations, et que, pour une raison ou une autre, celles-ci soient intéressées à bâtir des mondes virtuels.

    L'argument de la simulation, comme on le nomme, n'est rien d'autre qu'une spéculation. Cependant, il traduit bien le renversement de nos catégories de pensée que le virtuel est en train d'opérer. Un nouveau média qui, bien plus qu'une simple technologie, est en passe de devenir l'outil philosophique par excellence. D'une simple reproduction du réel, il devient une manière d'interroger ce dernier, posant en de nouveaux termes les éternelles questions sur notre identité, notre mort, la relation entre vérité et illusion, et la nature du cosmos lui-même.