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    Je passe maintenant à un autre exemple de système self-similaire qui est à une échelle un peu différente. C'est celui des galaxies : quand on regarde comment se répartissent les galaxies observables dans le ciel, on trouve qu'elles ont une structure extraordinairement lacunaire mais en fait un peu le même aspect qu'un colloïde d'or. Et de nos jours, on sait quantifier cette chose-là, caractériser cette distribution par ce qu'on appelle une dimension fractale qui est de l'ordre de 1,2. On trouve cette structure lacunaire, au moins jusqu'à 1 millième de «l'horizon». Pour ce qui se passe à plus grande distance, la dispute est énorme.

    Galaxie du Sombrero (M104).© NASA/ESA and The Hubble Heritage Team (STScI/AURA) Domaine public

    Galaxie du Sombrero (M104). © NASA/ESA and The Hubble Heritage Team (STScI/AURA) Domaine public

    La majeure partie des astrophysiciensastrophysiciens pense que, si on regarde plus loin, on retrouve un milieu qui est sagement uniforme et que l'univers vu à grande échelle, est une boule uniforme de matière. (Et ça les arrange bien, parce que c'est uniquement ces objets-là qu'on sait, un petit peu discuter, du point de vue de la relativité généralerelativité générale !) Mais certains autres arguent que les données à très grande distance ne sont pas du tout concluantes et il est très possible que l'univers à toute échelle, même aux plus grandes échelles, soit un espèceespèce d'objet filamentaire bizarre, et pas du tout l'objet homogène auquel nous pensons habituellement. Donc ces systèmes self-similaires touchent à tout. Beaucoup de choses auxquelles nous avons à faire, dans le très petit et dans le très grand, en dépendent.

    Je suis arrivé au bout de cette espèce de voyage sentimental, et je voudrais n'en tirer que des conclusions très modestes ; il y a une conclusion nette, c'est la solidarité des sciences. En particulier, je suis très sensible à la solidarité avec la chimiechimie.La physiquephysique et la chimie sont actuellement deux sciences qui ne peuvent pas progresser l'une sans l'autre. Un des gros problèmes c'est que l'éducation se prête mal à la double connaissance de la physique et de la chimie, mais il est évident que notre monde actuel a été bouleversé par l'apparition des polymèrespolymères, des matières plastiquesmatières plastiques, qui résulte d'une coopération physique-chimie tout à fait exemplaire. Il est aussi évident que dans les années qui vont venir, le rôle des céramiquescéramiques va croître ; là encore il y a un domaine tout à fait interdisciplinaire, la synthèse des céramiques nouvelles est quelque chose qui pose des problèmes extrêmement subtils. Donc, la physique et la chimie doivent être traitées comme soeurs jumelles. Et je regrette beaucoup de ne pas avoir eu plus de temps pour vous parler de chimie, mon ignorance m'a rendu un peu timide. On peut dire un peu la même chose du côté des mathématiques. D'une part, les mathématiques, dans notre système français ont eu un poids écrasant, et ont instauré un enseignement dogmatique de la science qui est très très dangereux. D'autre part, il est juste de dire que les mathématiques ont aussi joué un rôle de fécondationfécondation extraordinaire, et moi je me rappelle très bien d'un cas que j'aime beaucoup citer. Je me rappelle d'une promenade en vallée de Chevreuse, avec un ami américain, B. Mazur, qui est mathématicienmathématicien et d'une vaguevague discussion, tout en cueillant des mûres : comment est-ce qu'on pourrait classer le genre de défauts observés par Georges Friedel ? Mazur m'a expliqué, avec patience, qu'il y avait des groupes d'homotopie et qu'on pouvait classer avec eux les propriétés de circuits entourant un défaut. Et moi, dans mon ignorance j'écoutais avec beaucoup de plaisir, mais jamais, jamais je n'étais profondément convaincu que ça allait servir. Le grand mérite de Gérard Toulouse, Maurice Klemane et Louis Michel, quelques années plus tard a été de sentir que les groupes d'homotopie contenaient vraiment la réponse aux questions que les physiciensphysiciens cherchaient depuis assez longtemps. Il y a des exemples comme cela, en topologie, en statistiques aussi, où le rôle des mathématiques a été extraordinaire, il y a aussi des exemples en sens inverse. C'est très frappant que certaines propriétés de topologie sont engendrées sur des exemples concrets issus de la physique des champs. Donc de ce point de vue, il y a une espèce de circulation qui est assez bonne.

    Deuxième remarque : au cours de cette excursion en physique, nous avons vu plusieurs «situations de progrès». A un bout, celle du transistor qui est la plus pure, où véritablement la déduction est presque totale. A l'autre bout, je dois citer celle du caoutchouccaoutchouc. Au début du XIX siècle, la situation est la suivante : on extrait le latexlatex des hévéashévéas du Brésil et les Indiens savent en faire des vagues chaussures, simplement en les faisant sécher sur leurs pieds, le résultat est extrêmement médiocre : ils arrivent à réticulé des chaînes, mais au bout de quelques jours, l'oxygèneoxygène coupe les chaînes et la botte qu'ils s'étaient fait, disparaît complètement, et puis, arrive Monsieur Goodyear (vers 1845). Il a alors l'idée de mélanger du soufresoufre à du latex et puis de chauffer un peu tout ça et il obtient un admirable caoutchouc. Et ce qu'il y a d'effrayant c'est que cette opération chimique réussie (et tout de suite très productive) n'a été, lucidement comprise, qu'à peu près 100 ans après. Voilà donc un cas où la découverte précède vraiment la compréhension profonde d'une façon qui est un peu gênante quand nous réclamons des crédits. Je crois qu'il faut arriver à une espèce d'équilibre entre les deux, il faut être conscient que l'on a besoin des deux types d'opérations, et tout mon espoir est d'arriver à ne pas tuer l'un par l'autre. Nous formons des étudiants français très déductifs, qui n'auraient pas du tout l'idée de mettre du soufre dans du latex.

    Il y a encore un troisième aspect qui me paraît important c'est ce que j'appelle la patience nécessaire. Je me plais beaucoup à parler de ce laboratoire IBMIBM à Zurich, qui est relativement petit, mais qui a été irrigué, intelligemment pendant plus de 20 ans ; son but premier était, me semble-t-il, de recueillir certains scientifiques allemands qui n'avaient plus de place dans l'Allemagne de l'après guerre, et puis de les hybrider avec des scientifiques spécifiquement suisses et d'améliorer les choses, par cette hybridationhybridation. Mais ce qu 'il y a de remarquable, c'est la politique à longue échéance qui a été faite là, où pendant plus de 20 ans, ces gens ont travaillé dans une indépendance complète. Cette indépendance a porté ses fruits sous forme de deux prix Nobel (partagés par quatre chercheurs) qui ont été un peu évoqués ici, un sur le microscopemicroscope tunnel, l'autre sur les nouveaux supraconducteurssupraconducteurs. Eh bien je crois que c'est un exemple de patience nécessaire qu'il est très important de citer aux décideurs. Peu de compagnies, de nos jours, ont à la fois la puissance économique et la puissance intellectuelle nécessaires pour arriver à faire ce genre de pari à longue échéance - en chimie, je crois que Dupont de Nemours y parvient, mais il n'y en a pas beaucoup d'autres.

    Un autre exemple de patience nécessaire est celui des verresverres de spinspin. Par exemple, on met quelques atomesatomes magnétiques (du manganèsemanganèse) dans une matrice de cuivrecuivre et ces atomes se couplent entre eux par des couplages bizarres et antagonistes ; la situation est telle que personne ne parvient au bonheur. Si on les met tous parallèles, ils ne sont pas contents, si on les met en ordre alterné, ils ne sont pas contents non plus, et leur forme de bonheur est infiniment plus torturée, c'est ce qu'on appelle d'ailleurs, dans un langage très actuel, une situation de frustration. Par exemple, trois spins n'arrivent pas à trouver une orientation qui les rende parfaitement heureux. Cette physique des verres de spin, au début, je l'ai suivie avec amusement et puis après, avec un certain énervement. J'avais l'impression que la communauté s'égarait dans une voie de magnétismemagnétisme hyperraffiné, un peu rococo. En fait, j'avais complètement tort, et ceci je ne l'ai compris que bien plus tard, parce qu'il s'est avéré, progressivement, grâce à deux inventeurs remarquables (Hopfield et Little) que les mêmes concepts qui s'appliquent à ces systèmes de spins frustrés permettent de mieux comprendre des systèmes de neuronesneurones couplés, avec des multi-interactions antagonistes, d'où les meilleurs modèles disponibles pour le fonctionnement de certaines parties du cerveaucerveau. C'est d'ailleurs extraordinaire de voir le curriculum de Hopfield et de Little et cela revient à mon premier point, la solidarité des sciences, Hopfield, au départ, s'intéressait à l'optique des moléculesmolécules, Little, lui, a commencé par les supraconducteurs. Il a passé dix ans de sa vie à essayer de faire des supraconducteurs avec des complexes métalliques dans des situations étranges, sans succès ! Récemment, Little a fondé une compagnie privée avec laquelle il fait de la microcryogénie, pour des études sur systèmes spatiaux : cette espèce de triple vocation de Little montre bien la solidarité des sciences.

    J'ai presque fini ces remarques sur nos cinquante années. Comme plusieurs l'ont déjà mentionné, j'ai personnellement beaucoup appris au Palais de la Découverte, au Palais des années quarante-huit. J'y retourne avec mes enfants, je vais y retourner bientôt avec mes petits-enfants, et je suis tout à fait convaincu que la flamme est la même. En particulier, je pense à cette exposition sur les insectesinsectes qui est à côté, et qui a un succès extraordinaire. C'est un très, très grand bonheur de voir de petits enfants avec leurs yeuxyeux grand ouverts devant l'intérieur d'une ruche. Peut-être le plus grand bonheur qu'il y a dans la recherche que nous faisons, c'est d'arriver ensuite, à éveiller cette petite flamme chez eux, par exemple à propos de cinquante ans de physique.