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    N.O. — Le défi de la vitesse n'a t-il pas anticipé l' émergence de la société en temps réel ?

    J. de Rosnay -- La notion de temps réel, forgée par les informaticiens, signifie qu'une série d'actions se succédant en parallèle, de manière linéaire ou séquentielle, déterminent un changement dans les conditions d'un environnement ou d'une structure et apportent une réponse avant une échéance fixée d'avance. Si l'on obtient la réponse après l'échéance, on perd l'interactivité, il n'y a plus de temps réel. Il peut s'agir d'un millième de seconde pour un ordinateurordinateur au moment du lancement d'une fuséefusée où toute la check-list doit se faire avant la fin du compte à rebours ; d'une journée pour une entreprise qui doit répondre à une proposition de contrat avant l'échéance fixée par un client... Prenant la mesure de l'essor des moyens modernes de télécommunication, j'ai proposé en 1975, dans " Le Macroscope ", l'avènement d'une société en temps réel où l'action de chacun pourrait avoir des conséquences sur l'ensemble du dispositif économique et social. Le temps réel est une des clés du fonctionnement de nos sociétés. L'Agora chez les Grecs, la place du village ont constitué ces espaces d'échange qu'incarne peut-être aujourd'hui le cyberespacecyberespace, sans que l'on voie encore clairement les types de relations qu'il peut instituer entre ses utilisateurs. Si nos forums InternetInternet, nos chats, nos e-mails ne contribuent pas à créer du sens et à rapprocher les gens, ils précipiteront l'échec du cyberespace. Le temps réel est nécessaire au respect de la démocratie, à la prise en compte du rôle de chaque citoyen dans le fonctionnement global de la machine administrative, politico-économique. Mais attention : si l'on instaure un temps réel généralisé, on risque de créer de nouvelles inégalités temporelles. Une société imposant les mêmes contraintes de rythme à ses ressortissants instaurerait une forme de totalitarisme, voire de "globalitarisme ", préjudiciable. Il nous faut sortir de notre " chronocentrisme " et concevoir des manières différentes d'habiter le temps.

    N.O. — Qu'entendez-vous par " habiter le temps " ?

    J. de Rosnay -- Nous sommes habitués depuis notre naissance à deux types de temps avec lesquels nous savons plus ou moins nous arranger : le temps long et le temps court. Le temps long est fait de séquences temporelles mises linéairement les unes derrière les autres. C'est le temps de l'enfance, de la vie professionnelle, des vacances, de la retraite, mais c'est aussi le temps fractionné en semaines, en heures, en minutes, tout ce que nous pouvons découper en unités temporelles avec la seule nécessité de rester en phase, synchronisés, avec le temps social. Celui de l'entreprise qui nous rémunère en fonction de notre durée de travail ; celui du système scolaire qui fixe les dates des vacances, etc. Dans ce temps séquentiel, je ne peux trouver d'échappatoire sans difficultés. Je ne peux prendre en compte une nouvelle activité sans violenter cette trame temporelle. Le plus souvent, notre réaction face aux sollicitations nouvelles est de dire : " Je n'ai pas le temps. ".

    Le temps court est le moyen que nous avons imaginé pour nous évader de ce temps contraignant. Il s'agit d'une succession d'instants dont chacun est un flashflash procurant du plaisir. C'est le temps médiatique du zapping, du replay, du surfing qui plait tellement aux plus jeunes. Ces intrusions du flash d'information, du clip de musique, du spot de pub dans nos vies nous prennent au piège et, parfois, polluent nos esprits. Cela m'évoque les cadences frénétiques de l'écureuilécureuil qui court à l'intérieur de sa roue mais reste au même endroit. Submergés par l'info-pollution, notre réponse n'est plus " Je n'ai pas le temps ", mais " Je suis débordé ".

    A ces deux notions classiques du temps je voudrais ajouter celle du temps large. Autant les deux premiers traduisent une expérience vécue, autant le temps large implique la notion d'un capital-temps accumulé, d'un temps potentiel. Une bibliothèque, des articles archivés, des outils de mémorisation de l'information, des moteurs de recherche sur le Net, le répondeur d'un téléphone mobilemobile : tous ces outils contribuent à constituer un capital-temps destiné à produire des intérêts temporels. Les intérêts ainsi dégagés, peuvent être réinvestis dans la réalisation d'un nouveau projet. Un des secrets de la gestion de la sur-information, générée par la vitesse d'accès aux médias, passe par la constitution d'un capital-temps permettant de dégager des espaces temporels, des respirations, des silences destinés à redonner du sens à l'existence.

    N.O. — Pouvez-vous élucider la notion de temps fractal que vous abordez dans " l'Homme symbiotique " ?

    J. de Rosnay -- Les différentes notions du temps et de la vitesse, exprimées par l'accélération, le temps réel, ou le capital-temps, peuvent se rapprocher grâce à celle de temps fractal. Dans la nature, chaque organisation de la matière, de la cellule à des entités plus complexes, porteporte en elle la structure locale et la structure d'ensemble. De l'échelle microscopique à l'échelle macroscopique, un même motif se répète à des niveaux d'organisation différents : c'est une structure fractale. Cette notion prend une importance considérable dans notre société depuis que nous avons découvert qu'elle concernait aussi bien des structures physiques, chimiques, ou biologiques, que géographiques, économiques, voire des structures mentales ou des formes particulières de communication. Mais qu'est-ce que le temps fractal ? Sur notre planète Terre, il est en ce moment telle heure à Paris et telle heure à New Delhi. En apparence, les hommes, indépendamment de leur lieu de résidence et de leur culture, habitent le même temps. Nous voyons que ce n'est pas la réalité. Dans un village perdu d'Amérique Latine, si vous demandez : " à quelle heure passe le bus ? ", on vous répond : " Dans l'après-midi ". Le temps rythmé, qui est la règle dans les grandes agglomérations occidentales, ne concerne en aucune façon d'autres habitants de la planète.

    Avec la notion de temps fractal, apparaît celle d'un espace-tempsespace-temps en forme de moussemousse de bière, avec des bulles de temps de densité différente. Dans certaines, la vitesse d'écoulement du temps est très rapide, dans d'autres le temps semble dilué. Comment la densité du temps varie-t-elle d'une bulle à l'autre ? Il est désormais d'usage de dire qu'une année d'Internet en vaut sept du temps industriel traditionnel. Pourquoi ? Parce que la densité du temps et son accélération sont liés à la genèse de nouvelles informations. Plus le taux de nouvelles informations est élevé, plus la densité du temps augmente. Cette approche me paraît constituer une occasion de réfléchir aux fossés temporels qui se creusent aujourd'hui entre les peuples et qui sont préjudiciables à l'harmonisation du développement des sociétés humaines.

    N.O. — Etes-vous un homme pressé ?

    J. de Rosnay -- Je suis pressé de faire certaines choses avant l'échéance. Je suis pressé d'essayer d'exprimer ce que je cherche à communiquer pour aider les gens à comprendre le monde dans lequel ils vivent. Ma pressionpression tient à mon souci d'être capable de réaliser de tels objectifs. Mais je ne suis pas pressé au sens où je chercherais par tous les moyens à aller plus vite que les autres. Je prône une relativisation de la vitesse par rapport à nos objectifs, à la signification que nous souhaitons donner à ce que nous entreprenons individuellement et collectivement. On peut penser l'éternité comme une dilution dans un temps et un espace infinis où il ne se passerait plus grand-chose. Mais on peut aussi l'imaginer sous la forme d'un instant d'une extraordinaire densité. Tout le temps serait ainsi concentré en un seul point du temps. J'avoue que cette image me donne envie d'atteindre ce point de non-retour et peut-être d'explorer éternellement cet ailleurs absolu...