En utilisant une expérience avec une masse en suspension magnétique, une équipe de physiciens chinois a réussi à repousser de près de deux ordres de grandeur la précision d'un test destiné à mettre en évidence une cinquième force entre les corps matériels. Cette force, répulsive, si elle existe, expliquerait la nature de l'énergie noire accélérant l'expansion de l'Univers observable.


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    Il y a une décennie, le prix Nobel de physique 2011, Saul Perlmutter, expliquait à Futura quelles étaient les pistes d’exploration possibles de la nature de l’énergie noire responsable de l'accélération de l'expansion de l'Univers observable. Les progrès restent toujours lents à ce sujet mais ils sont bien réels et on espère que l'on en saura beaucoup plus d'ici la fin de cette décennie avec la mise en service de l'observatoire Vera Rubin sur Terre et du satellite EuclidEuclid dans l'espace.

    À moins que ce ne soit avant...

    En effet, certains modèles d'énergie noire sont déjà testables dans des expériences en laboratoire à la surface de notre Planète bleue et un résultat récent à ce sujet vient d'être publié dans le célèbre journal Nature Physics. C'est le produit d'une équipe de chercheurs de l'Université de Nanjing, en collaboration avec deux collègues de l'Université des sciences et technologies de Chine. Ces physiciensphysiciens ont conçu une expérience destinée à mettre en évidence l'existence d'une cinquième force dans la nature, force qui pourrait être répulsive et donc expliquer pourquoi la majorité des galaxies s'éloignent de plus en plus vite les unes des autres.

    Il s'agit, pour être précis, d'un test d'une classe de théories supposant l'existence de nouvelles particules dites caméléons. Ces théories ont initialement été proposées par deux physiciens théoriciens en 2003, Justin Khoury et Amanda Weltman, mais elles ont aussi été intensivement explorées en France par un autre théoricien, Philippe Brax, qui a beaucoup travaillé sur la théorie des particules caméléons, et à qui Futura est redevable de deux dossiers portant sur la cosmologie et les théories sur l’énergie noire.


    Présentation par Françoise Combes de son cours 2016-2017 : « Énergie noire et modèles d'univers ». © Collège de France

    Pour comprendre de quoi il en retourne, faisons quelques rappels.

    L'accélération de l'expansion du cosmoscosmos observable peut se traduire par l'existence d'un terme dans les équations d'EinsteinEinstein de la relativité généralerelativité générale sous la forme d'une constante, la fameuse constante cosmologiqueconstante cosmologique d'Einstein qui se comporte comme une sorte de pressionpression répulsive. Elle est trop faible pour causer l'expansion de la Terre ou du SoleilSoleil qui ont un champ de gravitégravité propre avec une force attractive bien supérieure à la force répulsive de la constante cosmologique. Ce n'est plus le cas très souvent entre les galaxies -- une exception bien connue est la galaxie d'Andromèdegalaxie d'Andromède qui finira par entrer en collision avec la Voie lactéeVoie lactée.

    On peut expliquer et interpréter la constante cosmologique d'Einstein en introduisant un nouveau champ de force en plus de ceux des autres forces connues, comme la force électromagnétique ou la force nucléaire forte. Cette cinquième force serait alors décrite par l'existence d'un champ dit scalaire. La mécanique quantiquemécanique quantique force ce champ à se manifester aussi sous la forme de particules, tout comme dans le cas du champ électromagnétiquechamp électromagnétique avec des photonsphotons.

    Des particules d'énergie noire à masse variable

    Toutefois, l’existence d’une cinquième force peut être problématique car elle doit se manifester non seulement entre les galaxies mais aussi entre les planètes du Système solaireSystème solaire, ou entre les étoilesétoiles proches du trou noir supermassiftrou noir supermassif de la Voie lactée et ce même trou noir. ll faut donc vérifier à ce que le modèle de champ scalaire utilisé pour une cinquième force ne change pas tellement les mouvementsmouvements des planètes et des étoiles que cette influence aurait dû mettre en évidence depuis longtemps.

    De facto, il n'est pas évident d'expliquer l'énergie noire avec un champ scalaire pour cette raison mais Justin Khoury et Amanda Weltman ont trouvé une échappatoire.

    Ils ont tout d'abord introduit un champ scalaire dont les équations sont similaires à celles d'un champ scalaire bien connu en physique nucléaire, celui du physicien japonais Hideki Yukawa décrivant la force nucléaire collant les nucléonsnucléons dans les noyaux et dont les analogues des photons sont des mésonsmésons appelés des pions. Contrairement aux photons qui semblent sans massemasse à la précision des mesures effectuées, les pions sont clairement massifs et cela change la loi du potentiel dont dérive la force nucléaire par rapport à la forme du potentiel électrostatiqueélectrostatique V(r) entre deux particules chargées. La loi en 1/r dans ce dernier cas est corrigée d'un facteur multiplicatif décroissant exponentiellement avec la distance r en fonction de la masse m des pions.

                                                                        \(V(r) = \exp(-mr) \frac{1}{r} \) 

    Basiquement, dans le cas des photons, cela revient à dire que la portée de la force électromagnétique est infinie alors que celle de la force nucléaire est d'autant plus courte que la masse des pions est importante.

    L'idée brillante que Justin Khoury et Amanda Weltman ont eu, c'est de supposer que la masse des particules du nouveau champ scalaire proposé pour expliquer la nature de l'énergie noire était variable, dépendante de la densité de matièrematière dans une région donnée de l'espace. Ces particules sont donc des sortes de « caméléons » qui s'adaptent aux conditions de leur environnement.

    En pratique, la masse est importante dans une région dense, par exemple dans une planète ou au voisinage d'une étoile, et la masse est faible dans une région peu dense, comme entre les galaxies et les amas de galaxiesamas de galaxies.

    Une expérience héritière de celle du Britannique Cavendish

    Dans le premier cas, les particules sont vraiment comme les pions dans les noyaux et la force résultante est à courte portée, ne donnant donc pas de modifications notables aux mouvements des planètes autour des étoiles. Mais, dans le second cas, elles ont une portée beaucoup plus grande et c'est pourquoi les mouvements des galaxies et des amas de galaxies peuvent en conséquence exhiber clairement depuis que la densité globale de la matière a suffisamment chuté dans le cosmos observable depuis le Big BangBig Bang pour que la force répulsive des caméléons se manifeste à grandes distances. La contradiction entre les deux types de mesures en ce qui concerne un champ scalaire simple est éliminée.

    Plus généralement, on parle dans des situations de ce genre en cosmologiecosmologie d'un mécanisme d'écrantage, qui protège donc des étoiles ou des planètes des effets d'une cinquième force. Il existe depuis le début des années 2000 une vaste littérature sur ce sujet.

     

     

    La « cinquième force » F<sub>cham</sub> du champ de particules caméléons est générée par huit films minces (masse source) de polyimide d'une épaisseur de 75 μm, espacés de manière égale sur une plaque tournante. Le capteur de force est constitué d'un morceau de graphite pyrolytique, en lévitation diamagnétique placé dans une chambre à vide avec isolation phonique sismique. La distance entre la masse test et les masses sources est de 390 μm. La rotation des masses de la source et le mouvement du capteur de force sont contrôlés par des systèmes optiques, les signaux optiques étant détectés respectivement par la photodiode 1 et la photodiode 2. © <em>Nature Physics</em> (2022). DOI: 10.1038/s41567-022-01706-9
    La « cinquième force » Fcham du champ de particules caméléons est générée par huit films minces (masse source) de polyimide d'une épaisseur de 75 μm, espacés de manière égale sur une plaque tournante. Le capteur de force est constitué d'un morceau de graphite pyrolytique, en lévitation diamagnétique placé dans une chambre à vide avec isolation phonique sismique. La distance entre la masse test et les masses sources est de 390 μm. La rotation des masses de la source et le mouvement du capteur de force sont contrôlés par des systèmes optiques, les signaux optiques étant détectés respectivement par la photodiode 1 et la photodiode 2. © Nature Physics (2022). DOI: 10.1038/s41567-022-01706-9

    Maintenant, qu'est-ce que ça donne en laboratoire sur Terre ? Eh bien, il est tout à fait possible de monter une version sophistiquée de la fameuse expérience de Henry Cavendish au XVIIIe siècle, expérience dont parle Feynman dans son célèbre cours de physique.

    Le Britannique était parvenu à mesurer la force de gravitationforce de gravitation entre deux petites masses, vérifiant la loi de NewtonNewton. Aujourd'hui, les chercheurs chinois ont mis en suspension magnétique sous vide une masse soumise périodiquement à l'attraction variable d'une série d'autres masses espacées sur un cercle en rotation comme le montre le schéma ci-dessus de l'expérience.

    À chaque passage rapproché d'une de ces masses, celle en suspension magnétique devait être soumise à une force de gravitation attractive plus forte en plus d'une force répulsive plus intense également mais produite par les particules caméléons. Des mouvements résultants périodiques il est alors possible d'en déduire la présence et les caractéristiques d'un champ de particules caméléons (chameleons en anglais).

    Il s'est avéré qu'à la précision des mesures accessibles, les modèles les plus simples de champ de caméléons ont été réfutés par cette expérience. La théorie des particules caméléons en sort donc amoindrie, même si certaines de ses formulations sont encore en lice.


     

    Le prix Nobel de physique Martin Perl, le découvreur du tauon, cousin lourd de l'électron. © Peter Ginter
    Le prix Nobel de physique Martin Perl, le découvreur du tauon, cousin lourd de l'électron. © Peter Ginter

    Martin Perl, prix Nobel, veut détecter l'énergie noire au laboratoire

    Article de Laurent SaccoLaurent Sacco publié le 18/02/2011

    Peut-on observer en laboratoire la présence de l'énergie noire accélérant l'expansion de l'univers ? Pour le prix Nobel de physique Martin PerlPerl et ses collègues, cela pourrait être possible grâce aux expériences d'interférométrieinterférométrie atomique.

    Il n'y a guère de doute sur l'accélération de l'expansion de l'espace depuis quelques milliards d'années. Par contre, on ne sait toujours pas comment interpréter la présence de la constante cosmologique responsable de cette accélération. Faut-il en rester à une attitude très conservatrice ne faisant pas intervenir une nouvelle physique, comme c'est le cas dans le cadre du scénario du vide minimal ? Faut-il faire intervenir au contraire de l'énergie noire découlant d'une physique au-delà du modèle standardmodèle standard ?

    Pour répondre à cette question, on se tourne généralement vers l'infiniment grand, à des échelles supérieures à celle des amas de galaxies. La présence de l'énergie noire, ses possibles variations dans le temps et l'espace en fonction des théories proposées affectent en effet le rythme d'expansion de l'univers et la formation des amas de galaxies d'une façon déterminée. Il existe cependant dans le cadre de certains modèles d'énergie noire, en particulier celui des particules caméléons, des expériences qui sont réalisables en laboratoire.

    Une expansion nulle ou négligeable dans le Système solaire

    C'est assez remarquable car l'expansion de l'espace n'est vraiment sensible qu'aux échelles supérieures aux amas de galaxies. On l'a appris en 1945 à la suite de la publication par Einstein et son assistant de l'époque (Ernst Strauss) d'un article contenant ce que l'on peut appeler la métrique de Einstein-Strauss.

    Les deux chercheurs y exhibaient une solution des équations d'Einstein décrivant le champ de gravitation d'une étoile ou d'une planète à l'intérieur d'un modèle cosmologique en expansion. Cette solution montrait clairement que ni le Soleil ni le Système solaire ne subissaient les effets de cette expansion. Des calculs plus généraux que cette solution simple à symétrie sphérique, comme ceux de Cooperstock et ses collègues, ont montré par la suite que si on ne pouvait exclure une telle expansion à cette échelle, elle était parfaitement inobservable même sur une échelle de temps de plusieurs milliards d'années.

    Comment donc pourrait-on tester des modèles d'énergie noire à des échelles humaines de temps et d'espace ?

    La mystérieuse énergie noire composerait plus de 70 % du contenu de l'univers observable. © Nasa CXC M Weiss
    La mystérieuse énergie noire composerait plus de 70 % du contenu de l'univers observable. © Nasa CXC M Weiss

    Des différences de chemins dans l'espace-temps

    Le prix Nobel de physique Martin Perl pense qu'il est possible de relever le défi en utilisant des expériences d'interférométrie atomique et ce d'ici 2014 ! Ces expériences reposent sur l'idée que la valeur de l'énergie noire fluctue constamment dans le vide, bien que de façon très faible. D'une région à l'autre de l'espace, même à notre échelle, ces fluctuations seraient présentes. Si l'on croit que l'énergie noire découle en fait des fluctuations quantiques des champs de matière et de force, cette hypothèse ne semble pas déraisonnable. Si l'énergie noire découle d'un champ de quintessence, on peut espérer que de telles fluctuations existent aussi. Tout le problème est de savoir si elles sont mesurables.

    L'idée exposée par Martin Perl est alors la suivante.

    On laisse tomber en chute libre des paquetspaquets d'ondes de matière associés à des atomesatomes. Sous l'action d'un faisceau laserlaser, le paquet d'ondes correspondant à un atome est séparé en deux, de sorte qu'il existe une superposition de deux états quantiques de mouvement pour un seul atome. En chute libre l'un des deux paquets est freiné par absorptionabsorption de photons issus d'un laser ; au bout d'un certain temps, et toujours sous l'effet d'un laser, les deux paquets sont recombinés en fin de chute. La situation est alors similaire à celle d'une expérience d'interférométrie dans laquelle deux chemins optiques de longueurs différentes ont été associés à un photon unique. On peut donc obtenir des franges d'interférencesinterférences.

    Si l'on prend deux expériences de ce genre, avec une hauteur et un temps de chute identiques pour des atomes d'un même élément, mais peu séparés dans l'espace à l'intérieur d'un laboratoire, on doit obtenir des résultats identiques dans le champ de gravitation de la Terre.

    Mais si de l'énergie noire existe, qu'elle se couple à de la matière et qu'elle fluctue bel et bien, alors une différence de déphasage, indépendante de la gravitation de la Terre va apparaître entre les deux expériences. On aura alors accès directement à l'effet de l'énergie noire, pour autant que d'autres sources de déphasages bien comprises aient pu être soustraites des données de l'expérience. On pourra consulter l'article publié sur arXivarXiv pour plus de détails.

    L'un des grands intérêts de cette proposition d'expérience est qu'elle peut se faire sur Terre dans une cloche à vide de 2 mètres de haut tout au plus et avec des ondes de matière associées aux atomes ultrafroids. Une technologie en cours de développement. Elle ne nécessite pas de lancer des instruments dans l'espace comme les missions actuellement à l'étude. 

    Toutefois, elle repose sur des hypothèses qui ne vont pas de soi. Espérons que l'univers sera suffisamment enclin à se mettre à notre portée d'ici quelques années avec ce type d'expérience...