Il y a presque un siècle, Einstein débusquait le phénomène d'intrication quantique, mais supposait qu'il signifiait une limite de la théorie quantique dont l'interprétation standard ne lui convenait pas. Aujourd'hui, ce phénomène qui est utilisé avec des atomes et des photons pour explorer les possibilités offertes par l'information quantique, par exemple avec les mythiques ordinateurs quantiques, s'avère exister également avec un type de quarks, ces particules élémentaires dont certaines constituent les protons et les neutrons. C'est ce que démontrent des expériences au Cern avec le LHC et des collisions à des énergies bien plus élevées que dans les conditions ordinaires de la vie de tous les jours.
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Le 29 septembre 1954, l'Organisation européenne pour la recherche nucléaire était fondée, il s'agit donc de l'acte de naissance du Cern, bien qu'il ait fallu attendre 1957 pour que son synchro-cyclotron de 600 MeV entre en service conduisant à l'observation, attendue depuis longtemps, de la désintégration d'un pion directement en un électron et un neutrino. Deux ans plus tard, ce sera au tour du mythique synchrotron à protons (PS) de 28 GeV qui sera mis en service, devenant pendant quelque temps l'accélérateur de particules fournissant l'énergieénergie la plus élevée au monde.
Des théories fondamentales nées au Cern
On va donc fêter ce 29 septembre 2024 les 70 ans du Cern et remarquablement le 4 novembre 2024 les 60 ans de la réceptionréception par le journal Physics d'un article qui allait faire date dans l'histoire de la physique quantiquephysique quantique. Il contenait le résultat d'années de réflexion du physicienphysicien John Stewart Bell, né à Belfast en 1928, qui avait d'abord travaillé sur la conception des accélérateurs de particules avant de se tourner vers la physique théorique, en particulier la physique des particules élémentaires.
Il ne s'agissait rien de moins que de ses fameux travaux pour montrer non seulement l'existence du désormais célèbre phénomène d'intrication quantiqueintrication quantique, mais aussi et surtout de tenter de départager EinsteinEinstein et Niels BohrNiels Bohr en ce qui concerne l'interprétation de la théorie du toujours mystérieux monde quantique et la signification des amplitudes de probabilité qui sont au cœur de cette théorie comme le prix Nobel Richard Feynman l'a bien montré.
John BellJohn Bell était en poste au Cern au début des années 1960 et était donc collègue et voisin à ce moment-là dans les locaux du laboratoire de George Zweig qui, indépendamment de Murray Gell-Mann, avait proposé dans un article daté du 17 janvier 1964 tout simplement l’existence des quarks, ces particules dont certaines espècesespèces (il en existe six que l'on appelle des saveurs)), composant les hadronshadrons comme les protonsprotons et les neutronsneutrons (deux saveurs, les quarks Uquarks U et D sont impliquées).
L'intrication quantique est l'un des phénomènes les plus fascinants de la physique moderne. Dans les années 1930, elle fut l'objet d'un débat houleux entre deux géants de la physique : Albert Einstein et Niels Bohr. Pour Einstein, l'intrication, qui semble relier comme par magie des particules éloignées, est une aberration de la théorie quantique et la preuve que celle-ci est incomplète. Pour Bohr, l'intrication est bien réelle et nous pousse à accepter l'idée que des objets quantiques séparés peuvent former un tout indivisible. Mais, faute de preuves expérimentales et d'applications scientifiques concrètes, le débat Bohr-Einstein passe inaperçu pendant près de 30 ans... Première partie d'un documentaire consacré à l'histoire de l'intrication quantique. Avec la participation de : Alain Aspect (Laboratoire Charles Fabry de l’Institut d’optique), Sara Ducci (Laboratoire matériaux et phénomènes quantiques), Philippe Grangier (Laboratoire Charles Fabry de l’Institut d’optique), Franck Laloë (Laboratoire Kastler Brossel), Pérola Milman (Laboratoire Matériaux et phénomènes quantiques). © Photons Jumeaux
En 2022, le prix Nobel de physique sera finalement attribué à Alain AspectAlain Aspect, John F. Clauser et Anton Zeilinger, pour leurs expériences pionnières sur des photonsphotons intriqués basées sur les travaux de John Bell. Pour ceux qui aimeraient avoir beaucoup plus détails sur cette saga qui commence avec les travaux par Einstein et ses collaborateurs de l'époque Boris Podolsky et Nathan Rosen - mettant en lumièrelumière ce que l'on connaît aujourd'hui sous le nom de paradoxe EPRparadoxe EPR, un acronyme du nom de ses découvreurs -, on ne saurait trop conseiller la série remarquable de vidéos de la chaîne Photons Jumeaux. La première des quatre se trouve ci-dessus, les trois autres ci- dessous.
Le saviez-vous ?
En mécanique quantique, le paradoxe d’Einstein-Podolski-Rosen, ou paradoxe EPR, est célèbre. Il est si spectaculaire qu'il est désormais connu du grand public, et ses divers avatars se retrouvent souvent dans les médias. Tout commença en 1935, quand Albert Einstein et ses deux jeunes collègues publièrent un article tentant de prouver que la mécanique quantique ne pouvait pas être la description ultime des quanta de lumière ou de matière. Si tel était le cas, selon eux, elle conduirait à des phénomènes en contradiction avec l’esprit de la relativité restreinte.
Sous sa forme moderne, le paradoxe est souvent étudié et présenté au moyen de paires de photons, produits par la désintégration d’une autre particule, comme un méson pi, ou à l'aide d'un dispositif en optique non linéaire. On peut aussi utiliser des électrons et des noyaux. Pour décrire l’état particulier de ces paires de particules en mécanique quantique, on parle de paires de particules intriquées. Une théorie mathématique permet de définir ce que l’on entend par « intrication » pour des systèmes physiques et le degré de l'intrication.
Selon l’intrication quantique, deux photons apparaissent alors comme un tout indissociable. Ainsi, toute mesure de certaines caractéristiques de l’une de ces particules (produisant une modification de son état), entraîne instantanément (selon les équations connues, mais tout ce que l'on sait vraiment c'est que si un signal est émis entre les particules intriquées, il doit au minimum être bien plus rapide que la lumière) une modification de l’état de l’autre particule, quand bien même elles seraient séparées par une distance de plusieurs millions d’années-lumière. On comprend bien que cette conclusion semblait à Einstein bien peu compatible avec sa théorie de la relativité, qui implique qu’aucun signal ne peut se déplacer plus vite que la lumière dans l’Univers.
Une analyse soignée du phénomène montre, comme le fit le physicien Niels Bohr, qu’il est cependant possible de conserver à la fois la théorie d’Einstein et les lois de la mécanique quantique, si l’on admet qu’il existe une sorte de « non-localité ». Les objets dans l’Univers ne seraient pas fondamentalement dans l’espace et dans le temps. Par une sorte d’effet de perspective, nous fractionnerions une réalité constituée d’un seul bloc en une série de particules ou d’ondes dans un espace-temps que nous pouvons appréhender. Or, cette réalité serait en fait foncièrement au-delà de ce cadre spatiotemporel.
Des paires de quarks lourds pour tester la mécanique quantique
Cette année 2024 est donc l'occasion de plusieurs anniversaires importants dans l'histoire de la physique des particules et ils sont bien illustrés par un article publié aujourd'hui dans la revue Nature provenant des membres de la collaboration Atlas, du nom d'un des détecteurs géants équipant le Grand collisionneur de hadrons (LHC).
Les physiciens y annoncent en effet avoir observé l'effet EPR avec des paires de quark topquark top (TT) dans les collisions de protons étudiées avec Atlas. En fait, il s'agit d'une confirmation et d'une publication officielle de résultats dont Futura avait déjà parlé en 2023 et au sujet duquel un article était déjà en accès libre sur arXiv. Entretemps, l'autre grand détecteur du LHC, CMSCMS, avait confirmé l'existence de l'effet avec des quarks comme deux autres articles le montrent également. On mesure généralement des effets d'intrication quantique en mesurant les spinsspins de paires de particules intriquées. La première proposition à ce sujet faisait intervenir des particules de spin 1/2, comme c'est le cas des électrons et de leurs antiparticulesantiparticules, les positronspositrons, et on la doit à David Bohm et Yakir Aharonov. On s'est rendu compte ensuite qu'on pouvait le faire avec des paires de photons polarisés qui sont chacun de spin 1. Les quarks sont des particules de spin 1/2.
C'est l'occasion de reprendre en grande partie les explications que l'on avait données à l'époque sur la signification de ces études faites avec des collisions à des énergies très élevées et qui exhibent un phénomène qui s'est trouvé avoir plusieurs applicationsapplications potentiellement très importantes, telles que la cryptographie quantiquecryptographie quantique et l'informatique quantique avec les ordinateursordinateurs et simulateurs éponymes.
Ce qui est certain, comme le dit dans un communiqué du Cern Andreas Hoecker, porteporte-parole d'Atlas : « Bien que la physique des particules soit profondément ancrée dans la physique quantique, l'observation de l'intrication quantique dans un nouveau système de particules et à une énergie beaucoup plus élevée que ce qui était possible auparavant est remarquable. Elle ouvre la voie à de nouvelles recherches sur ce phénomène fascinant, et à une multitude d'études à mesure que nos échantillons de données continuent de croître. »
« Avec des mesures de l'intrication et d'autres concepts quantiques dans un nouveau système de particules et dans une gamme d'énergie dépassant ce qui était accessible jusqu'ici, nous pouvons tester de différentes manières le Modèle standardModèle standard de la physique des particules et rechercher des signes d'une éventuelle nouvelle physique au-delà de ce modèle », ajoute sa collègue Patricia McBride, porte-parole de CMS.
D'après la mécanique quantique, deux particules intriquées forment un seul et même objet physique, même si elles sont séparées par de grandes distances. Cette prédiction fut l'objet d'un débat houleux entre deux géants de la physique : Albert Einstein et Niels Bohr. Ce débat, quasi philosophique, sera mis en équation par John Bell dans les années 1960, ouvrant la voie aux futurs tests expérimentaux. Deuxième partie d'un documentaire consacré à l'histoire de l'intrication quantique. © Photons Jumeaux
Voici donc ce que nous expliquions déjà en 2023...
Vers la fin du XIXe siècle, personne ne doutait que si l'on disposait de suffisamment d'énergie, on pourrait faire dépasser à un corps matériel la vitesse de la lumièrevitesse de la lumière pour atteindre une vitesse arbitrairement grande. Les lois de la mécanique et de la gravitationgravitation de NewtonNewton semblaient tellement bien vérifiées par les prévisions qu'elles permettaient en ce qui concerne les mouvementsmouvements des planètes, qu'il n'y avait pas vraiment de raison de les mettre en doute.
Pourtant, on sait que la théorie de la relativité n'allait pas tarder à contredire toutes ces croyances et des équationséquations non linéaires, celles de la relativité généralerelativité générale, allaient remplacer les équations de la gravitation linéaire de Laplace et PoissonPoisson en plus de la découverte de l'existence de la notion d'espace-tempsespace-temps, remplaçant l'espace et le temps selon EuclideEuclide et Newton.
De nos jours, il semblerait qu'une égale confiance se trouve dans les équations de la mécanique quantiquemécanique quantique mais il n’en est rien. Il existe des tentatives concernant des alternatives à ces équations faisant, par exemple, là aussi intervenir des équations non linéaires, en l'occurrence une version non linéaire de la fameuse équation de Schrödingeréquation de Schrödinger (attention, sous ce nom on regroupe deux équations différentes dont l'une n'est pas une modification des lois de la mécanique quantique).
De même que des simples vaguelettes à la surface de l'eau sont décrites par une équation d'onde linéaire qui est remplacée par une équation non linéaire pour décrire des collisions violentes entre des vagues scélérates, certains se demandent si à des énergies très élevées, comme celles que l'on peut atteindre dans des collisions de protons au LHC (Large Hadron ColliderLarge Hadron Collider, en anglais), des écarts par rapport aux prédictions de la mécanique quantique ne pourraient pas se produire, signes d'une théorie au-delà de celle découverte par Heisenberg, Born et Schrödinger.
Il pourrait aussi apparaître des écarts aux prédictions des équations de la mécanique quantique à hautes énergies pour des raisons que nous n'imaginons pas encore, le plus simple étant donc de tenter déjà de tester ce qui se passe à des énergies qui ne sont pas ordinaires par rapport aux très nombreuses expériences faites à basses énergies dans les domaines de la physique atomique et moléculaire.
Une première série d'expériences est menée aux États-Unis, notamment par John Clauser et ses collaborateurs. Puis l'aventure continue en France, avec les expériences d'Alain Aspect et de son équipe, qui marquent un tournant dans l'histoire de l'intrication quantique. Troisième partie d'un documentaire consacré à l'histoire de l'intrication quantique. © Photons Jumeaux
Comment se comporte l'intrication quantique aux énergies des trous noirs et du Big Bang ?
Ces dernières années, on parle beaucoup du phénomène d'intrication quantique et plus généralement du nouveau domaine de la physique qu'est l'information quantique. On pense pouvoir l'exploiter pour faire des ordinateurs quantiquesordinateurs quantiques performants. Mais on sait que la mécanique quantique, et en particulier ce phénomène d'intrication quantique, pose des problèmes conceptuels graves qu'Einstein et Schrödinger ont été les premiers à repérer, surtout lorsque l'on tente de l'appliquer aux trous noirs et à la cosmologie quantique pour faire de la gravitation quantiquegravitation quantique.
Et si des expériences en physique des particules à des énergies très élevées nous donnaient la clé de ces énigmes en montrant qu'il faut effectivement modifier les équations de la mécanique quantique au moment du Big BangBig Bang ou à l'intérieur des trous noirstrous noirs ? La plupart des expériences sur l'intrication quantique ont été faites à des énergies très basses avec des photons et des électrons. Que donneraient-elles avec des hadrons, des particules faites de quarks donc ?
On a effectivement réalisé des expériences de ce genre avec des accélérateurs de particules et des mésonsmésons K neutres faits de paires de quark-antiquark mais à des énergies bien plus basses tout de même que les 13 TeV (soit 13 000 GeV, l'équivalent en énergie/massemasse de 13 000 protons) et plus que l'on peut atteindre avec des collisions de protons faits de trois quarks et antiquarks au LHC.
Toutefois, les physiciens des particules ont été capables de vérifier à ces énergies le phénomène d'intrication quantique en étudiant les produits de collisions des protons contenant des paires de quark et d'antiquark top. Ces quarks sont particulièrement lourds et ils sont également très instables. Ils ont été les derniers découverts car il fallait monter à des énergies élevées et avoir des détecteurs performants pour cela.
Une série d'expériences, menées à partir des années 1970, tranche le débat : deux particules intriquées restent liées, quelle que soit la distance qui les sépare. Cette propriété fascinante de la nature stimule rapidement l'imagination des chercheurs, qui entrevoient des applications dans les domaines de l'informatique et des télécommunications. Certains parlent même de seconde révolution quantique avec des ordinateurs quantiques. Quatrième et dernière partie d'un documentaire consacré à l'histoire de l'intrication quantique. © Photons Jumeaux
Des produits de désintégration d'une paire de quark et d'antiquark top
Pour cela, les chercheurs ont donc utilisé le détecteur géant Atlas du LHC en étudiant les produits secondaires de la désintégration des paires de quarks top. Les produits secondaires se désintègrent dans des directions particulières de l'espace et en mesurant les flux de particules selon ces directions, on pouvait remonter à l'état quantique initial des spins des paires de quarks. Les données utilisées dans les nouvelles mesures d'Atlas ont été obtenues à partir de collisions à 13 TeV collectées entre 2015 et 2018. Cela signifie que les chercheurs pouvaient explorer un territoire avec des échelles d'énergie de plus de 12 ordres de grandeurordres de grandeur, donc mille milliards de fois supérieures aux expériences de laboratoire classiques, comme celles faites par le prix Nobel Alain Aspect et ses collègues au début des années 1980.
Le signal de l'intrication mesuré dépassait les 5 sigmas, ce qui est une autre façon de dire qu'il y a presque une chance sur un million que ce soit un signal fictif produit par des fluctuations statistiques dans le détecteur géant.
La question de savoir si la physique des particules peut sonder des effets de mécanique quantique subtils est relativement ancienne et des chercheurs, comme John Ellis (dans de nombreux articles), se sont intéressés à de possibles effets de décohérence quantique, comme ceux permettant de résoudre l'énigme du chat de Schrödingerchat de Schrödinger, causés par l'écume de l'espace-temps.
Même s'il ne faut pas modifier les équations de la mécanique quantique à haute énergie, le fait que les quarks eux-mêmes puissent exhiber le phénomène d'intrication quantique laisse penser que l'on peut aussi s'interroger sur la possibilité de faire des calculs quantiques et donc des ordinateurs quantiques avec eux. Mais c'est à l'avenir de nous le dire... Peut-être...