Bienvenue dans ce nouveau chapitre du Cabinet de curiosités ! Aujourd'hui, nous partons explorer l'un des lieux les plus merveilleux du monde – une bibliothèque – à la recherche de livres reliés d'une bien curieuse manière. Installez-vous confortablement, prenez votre tasse de thé, et allons-y.


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    Nombreux sont les bibliophiles qui aiment se perdre de longs moments entre les pages d'un ouvrage ancien, inspirant avec volupté l’odeur vanillée du papier jauni. Mais peu d'entre eux prennent le temps de s'attarder sur la qualité du cuir qui forme leur écrin. C'est que celui-ci n'a souvent rien de particulier. Par-delà le somptueux travail du relieur, les dorures et les courbes gracieuses des caractères embossés, on trouve notre habituelle sélection de maroquin, chagrin, ou encore basane. Certains oseront peut-être l'extravagance en reliant leur volume en peau de serpent, d'autruche, de kangouroukangourou, de requin ou de lézard. Mais bien peu ont poussé le vice jusqu'à s'adonner à l'art étrange qu'est la bibliopégie anthropodermique : la pratique de relier des livres avec de l'épidermeépiderme humain.

    La chair châtiée

    Le premier exemple de cet étrange exercice remonte à l'année 1606, avec l'exécution d'Henry Garnet. Ce Jésuite, impliqué dans la conspiration des Poudres qui fera de Guy Fawkes une figure de légende, fut condamné à une mort terrible dont nous épargnerons les détails à nos lecteurs les plus sensibles (pour les autres, nous vous invitons à rechercher la définition du supplice « hanged, drawn and quartered »). Contentons-nous de dire que son humiliation se poursuivit dans l'au-delà, lorsque ses persécuteurs décidèrent d'utiliser sa peau pour relier le livre relatant les détails de son procès. En guise de sinistre épitaphe, la couverture du volume porteporte encore l'inscription : « Une sévère pénitence a châtié la chair ».

    Le procès de Garnet, relié de la peau du Jésuite et annoté à l'encre. © Ross Parry
    Le procès de Garnet, relié de la peau du Jésuite et annoté à l'encre. © Ross Parry

    Garnet n'est pas le seul criminel dont les vestiges passeront à la postérité entre les mains du tanneur, du relieur, puis du bibliothécaire. Les corps du célèbre meurtrier William Corder, du bandit James Allen, du redoutable William Burke et de bien d'autres ont eux aussi habillé les pages de leurs confessions, de leurs tribulations, ou même d'œuvres médicales ou littéraires comme les poèmes de Milton. Il ne fait nul doute que dans de nombreux cas, ces actes trahissent une intention vengeresse, une manière d'infliger une humiliation durable qui servirait d'exemple à tous. Durant la Terreur, plusieurs tanneries spécialisées dans les peaux humaines ouvrent d'ailleurs leurs portes en France. Mais la bibliopégie anthropodermique a également eu d'autres vocations à travers l'histoire.

    Ce splendide petit volume de <em>La Philosophie dans le boudoir</em> du marquis de Sade, a récemment été vendu aux enchères par l'hôtel Drouot. © La Gazette Drouot
    Ce splendide petit volume de La Philosophie dans le boudoir du marquis de Sade, a récemment été vendu aux enchères par l'hôtel Drouot. © La Gazette Drouot

    Tranches d'humanité

    Le docteur Ludovic Bouland, grand adepte de la pratique, défend (de manière fort discutable) une démarche médicale et poétique lorsqu'il écrit à l'intérieur d'un ouvrage de sa collection : « Ce curieux petit livre sur la Virginité et les fonctions génératrices féminines me paraissant mériter une reliure congruente au sujet [et] est revêtu d'un morceau de peau de femme tanné par moi-même avec du sumac. » D'autres peaux de femmes serviront à ennoblir des volumes médicaux, ou à exciter l'imagination morbide du lecteur de recueils érotiques. 

    Défendues par leur auteur comme des œuvres médicales et poétiques, les reliures du docteur Bouland laissent transparaître une dérangeante envie de domination et d'appropriation du corps féminin. © Wellcome Collection
    Défendues par leur auteur comme des œuvres médicales et poétiques, les reliures du docteur Bouland laissent transparaître une dérangeante envie de domination et d'appropriation du corps féminin. © Wellcome Collection

    Tatoués, auteurs, membres de tribus lointaines et patients anonymes : nul d'entre eux n'échappe à la fascination des bibliophiles, des médecins et des collectionneurs pour cet étrange rituel. Un Poe en peau défraie la chronique en 1892, une mystérieuse comtesse de Saint-AngeAnge dont recouvre un volume de Flammarion enflamme les esprits, la dépouille d'un géant habille un ouvrage sur la glandeglande pituitaire et les troubles de la croissance qu'elle provoque, plusieurs éditions de la Danse de la Mort acquièrent le statut de memento mori... Un recensement effectué par l’archéologue Jennifer Kerner dénombre pas moins de 137 volumes hypothétiques reliés en peau humaine ! Pour conclure ce chapitre du Cabinet de curiosités, nous vous invitons à découvrir l'interview que nous avons menée avec cette chercheuse, aussi fascinante que passionnée. Bon visionnage !

    Et de cinq ! Rendez-vous dans deux semaines pour un nouveau chapitre du Cabinet de curiosités. © nosorogua, Adobe Stock
    Et de cinq ! Rendez-vous dans deux semaines pour un nouveau chapitre du Cabinet de curiosités. © nosorogua, Adobe Stock