Dans le domaine de l'exploration humaine et robotique, l'Agence spatiale européenne ne peut évidemment pas tout faire seule et doit donc faire des choix. Si dans certains cas et programmes l'ESA reste un partenaire majeur, dans d'autres elle souhaite prendre le leadership. C'est dans ce contexte que les bases d'un programme d’exploration ambitieux s’étalant jusqu'en 2040 ont récemment été présentées aux industriels européens. Les explications de Didier Schmitt, expert sur l'exploration humaine et robotique à l’ESA.


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    À l'heure où la conquête spatiale suscite un regain d'intérêt avec les projets américains et chinois de s'installer durablement sur la Lune et les premières missions humaines à destination de Mars, l'ESA, l'Agence spatiale européenneAgence spatiale européenne, a la volonté de jouer un rôle majeur et devenir un partenaire international incontournable des principales étapes de l'exploration humaine et robotiquerobotique qui s'annoncent.

    Au-delà des décisions prises lors de la précédente conférence ministérielle de l'ESA (Space19+), qui ont conforté la vision de long terme dans le domaine de l'exploration, l'ESA doit aujourd'hui non seulement consolider les programmes décidés (continuation de l'ISSISS, GatewayGateway, retour d’échantillons martiens...) mais aussi offrir à ses industriels et ses communautés scientifiques une « perspective de long terme, garantissant des missions qui se suivent à un rythme régulier et une feuille de route qui s'étire sur au moins deux décennies », nous explique Didier Schmitt, expert sur l'exploration humaine et robotique à l'ESA. Et ça, « c'est nouveau », tient-il à préciser.

    En juin, l'ESA a présenté aux industriels européens du secteur spatial ainsi qu'aux représentants d'industries d'autres secteurs les « bases d'un programme d'exploration ambitieux s'étalant jusqu'en 2040 et qui pourrait constituer un outil stratégique de planification couvrant l'ensemble des aspects de l'exploration, de l'orbite basse jusqu'à Mars ». L'ESA s'est donc engagée à définir un programme de long terme, dans lequel l'orbite basse et la Lune constitueront deux objectifs importants qui mèneront aux premières missions habitées à destination de Mars. Lors de cette réunion, « nous avons réussi à aligner l'industrie spatiale sur la stratégie de notre programme ». Cet aboutissement d'un travail de plus de six mois, qui a rassemblé les principaux acteurs de l'industrie spatiale européenne (ArianeGroup, OHB, Thales et Airbus notamment), donne le coup d'envoi à « une feuille de route stratégique qui inclut les industriels dès le début de la conception des programmes, et ainsi leur faire comprendre qu'ils pourront investir avec une garantie de réalisation de certains projets, une fois que les derniers arbitrages seront faits ».

    Une feuille de route sur deux décennies qui pourrait constituer un outil stratégique de planification couvrant l'ensemble des aspects de l’exploration, de l’orbite basse jusqu’à Mars

    Cette nouvelle stratégie sera un des enjeux de la prochaine réunion ministérielle de l'ESA prévue fin 2022. Dans ce contexte de course à la Lune et Mars, il faut prendre conscience que « nos partenaires et concurrents n'attendent pas. Les Américains et les Chinois foncent ! Ces deux nations ont clairement fait de la Lune un objectif principal et la Chine a récemment confirmé qu'elle souhaitait envoyer des hommes sur Mars ». Dit autrement, malgré le coût financier important, « l'Europe, comprendre l'Agence spatiale européenne et à terme pourquoi pas la Commission européenne, aura-t-elle la volonté politique de viser la Lune et Mars ou comme pour HermèsHermès, ne pas oser à l'époque » !

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    L'Europe peut-elle prendre le leadership de l'exploration humaine ?

    Cela dit, le nouveau directeur de l'ESA, Josef Aschbacher, est en faveur des programmes d'exploration. Comme le rappelle Didier Schmitt, le prochain budget de l'ESA dédié à ce domaine « pourrait s'établir entre 2,75 et 2,95 milliards d'euros, c'est le corridorcorridor qui a été donné, et c'est un bond en avant. En 2016, on avait 1,5 md ; en 2019, on a eu 2 md, ce qui ferait près d'1 md de plus cette fois-ci ». Mais cela ne fera que 10 % du budget exploration de la Nasa...

    Didier Schmitt, au centre de l'image, s'exprimant lors du Salon de Bourget de 2019. À sa gauche, Thomas Pesquet et, à sa droite, Philippe Willekens le chef de la communication à l'ESA. © ESA, P. Sebirot
    Didier Schmitt, au centre de l'image, s'exprimant lors du Salon de Bourget de 2019. À sa gauche, Thomas Pesquet et, à sa droite, Philippe Willekens le chef de la communication à l'ESA. © ESA, P. Sebirot

    Futura : L'actuelle stratégie de l’Agence spatiale européenne a fait son temps ? On change d’époque ?

    Didier Schmitt : En quelque sorte. Cette stratégie se différencie surtout dans sa durée et une vraie feuille de route et le fait qu'il sera demandé de s'orienter aussi vers des services pour les programmes post-ISS, car l'Agence est réticente à acquérir de nouvelles infrastructures. Elle doit aussi conforter l'ESA dans son rôle d'acteur majeur sur la scène mondiale et contribuer à son autonomieautonomie de façon à favoriser l'innovation et la compétitivité des industriels européens et donner plus de poids à l'Europe sur la scène internationale quand il s'agira de négocier les futurs grands partenariats internationaux dans l'exploration habitée.

    Futura : Vous souhaitez pousser les secteurs industriels non spatiaux à s’intéresser à l’exploration spatiale ? C’est une nouveauté !

    Didier Schmitt : Oui. C'est un aspect important. L'idée de l'ESA est aussi d'ouvrir ses programmes aux secteurs industriels non spatiaux pour les pousser à travailler avec nous sur des technologies qui seront nécessaires aux étapes futures de l'exploration et dont les industriels traditionnels du secteur spatial ne sont peut-être pas les plus à même d'y répondre, comme les domaines de la survie de longue durée en milieu clos. Par contre ces derniers sont déjà les champions des modules pressurisés, mais pas de leur contenu.

    Futura : Qu'en est-il de ses partenariats avec ces industriels d’autres secteurs que celui du spatial ?

    Didier Schmitt : Ce n'est pas l'industrie spatiale qui va faire des choses très avancées dans le support vie, le médical, le recyclagerecyclage des déchetsdéchets et les différents défis de vivre et travailler dans une « boîte de conserve »... Je suis assez convaincu que des industries d'autres secteurs sont bien mieux armées pour le faire. Aux industriels du secteur spatial la réalisation des modules gonflables et pressurisés, mais pas forcément l'intelligenceintelligence qui va avec. Faire des modules pressurisés, c'est un héritage sur 20 ans. Il faut les challengerchallenger sur la partie intelligente et les convaincre de travailler avec l'industrie non spatiale.

    Futura : Cette nouvelle stratégie impose de faire l’impasse sur certains aspects de l’exploration et accepter de ne pas être autonome dans tous les secteurs clés de l’exploration ?

    Didier Schmitt : Effectivement. Par exemple, l'ESA ne souhaite pas se doter d'un lanceur « super-lourd », préférant réaliser des trocs quand ce type de lancements sera nécessaire. Les atterrisseurs humains pour la Lune sont aussi hors de portée.

    Futura : Dans quels domaines l’Agence spatiale européenne pourrait-elle prendre le leadership ?

    Didier Schmitt : Par exemple dans celui de l'habitat intelligent, comprenant le support vie. Nous souhaitons également jouer un rôle majeur dans l'alunissage de cargos significatifs sur la Lune, et dans la même veine des atterrissages lourds sur Mars d'ici 2040. De plus, suite au I-HAB du Gateway, on peut très bien envisager une mission pour tester le comportement d'un équipage pendant une durée équivalente à un voyage à destination de Mars dans un module dédié. Cette mission de démonstration pourrait durer jusqu'à trois ans mais ne sera vraisemblablement pas réalisée par le même équipage afin d'éviter de trop exposer les astronautesastronautes aux radiations.

    Futura : Dans le domaine des vols habités, l’ESA est absente. Va-t-elle le rester ?

    Didier Schmitt : Cette question va rapidement devenir un débat politique, car l'accès à l'espace habité est un acte politique, les justifications dépassant la science ou les besoins stricts d'un programme d'exploration. Nous sommes prêts à étudier les options à condition qu'on nous le demande...

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    Transport spatial : Thomas Pesquet décollera-t-il du Centre spatial guyanais en 2030 ?

    Futura : L’ESA fourni deux modules pour le Gateway. Ne peut-on pas imaginer un véhicule capable de les rejoindre ? Qu'en est-il de l’idée d’un véhicule de transfert cis-lunaire, dérivé de l’ATV, pour ravitailler le Gateway (étude CLTV) ?

    Didier Schmitt : Les études sont toujours en cours mais aujourd'hui ce n'est pas une priorité, pour des raisons de rentabilité à cause de la puissance d'Ariane 6Ariane 6 pour envoyer de lourdes massesmasses vers la Lune. Par contre, nous avons en étude plusieurs options pour l'utilisation en orbite basse pour faire du ravitaillement, du reboost ou être le système de propulsion et puissance d'une nouvelle station.

    Vue d'artiste du Gateway, la petite station spatiale internationale en orbite cis-lunaire, dont deux modules seront fournis par l'Europe. © Thales Alenia Space
    Vue d'artiste du Gateway, la petite station spatiale internationale en orbite cis-lunaire, dont deux modules seront fournis par l'Europe. © Thales Alenia Space

    Futura : Quel avenir pour la Station spatiale internationale dans cette nouvelle stratégie ?

    Didier Schmitt : Cette future feuille de route stratégique qui s'étale sur 20 ans débute en orbite basse avec la préparation de la fin de l'utilisation de l'ISS dans sa forme actuelle. L'ESA s'est engagée auprès des partenaires internationaux de l'ISS à rester un partenaire fiable, au moins jusqu'en 2030, tout comme les Russes qui ont récemment lancé un nouveau module et continueront de l'utiliser pendant encore au moins une dizaine d'années. Même à cet horizon, l'ISS ne sera évidemment pas désorbitée si elle est encore en bon état. Plusieurs options sont à l'étude pour les phases suivantes.

    Futura : Des astronautes européens continueront donc de l’utiliser jusqu’en 2030 ?

    Didier Schmitt : Oui, évidemment. Après les vols de Mathias Maurer (Cosmic Kiss, prévue le 11 novembre) et de Samantha Cristoforetti, un autre vol est prévu en 2024. Suivra une nouvelle phase de négociation avec la Nasa pour obtenir, si possible, un vol court ou long par an jusqu'à au moins 2030.

    Futura : Au-delà de 2030, l’ESA pourrait utiliser des stations spatiales privées, faire du leasing ?

    Didier Schmitt : Oui, entre autres. Comme je l'ai déjà dit, nous sommes réticents à acquérir de nouvelles infrastructures. Les modules les plus récents pourraient être détachés et l'ISS pourrait être reconfigurée. C'est en tout cas une des idées de la société Axiom. En plus, les États-Unis ont d'ores et déjà prévu de soutenir financièrement les initiatives de stations spatiales privées dans le cadre du programme Commercial LEOLEO Destination. Pour l'ESA, il faut donc réfléchir aux différentes options envisagées pour la suite du programme. Parmi les options à l'étude, aider l'industrie européenne à participer à une initiative commerciale dans laquelle l'ESA ferait du leasing pour ses besoins propres. Concrètement, après avoir identifié les besoins au-delà de 2030, l'ESA pourrait participer au développement d'une station commerciale avec d'autres partenaires avec un engagement de financer une partie de son utilisation, mais pas de son acquisition. L'ESA doit réinventer son mode de fonctionnement dans ce secteur.

    Futura : Dans le domaine de l’exploration robotique, des commentaires sur le Lander EL3 et les missions récurrentes à destination de Mars ?

    Didier Schmitt : Concernant l'exploration de la Lune, on espère dégager quelques centaines de millions pour les programmes lunaires dont le lander EL3. Ce programme est une priorité. Il doit être vu comme un programme s'étalant dans le temps avec la garantie de réaliser la première mission en 2029 puis une mission tous les trois ans. L'idée n'est plus de développer des capacités pour une seule mission, mais pour une série de missions, un peu comme pour les ESM.

    Concernant Mars, après ExoMarsExoMars et MSRMSR, la stratégie est plutôt de réaliser plusieurs petites missions à destination de Mars, lancées si possible à chaque fenêtrefenêtre de tir, tous les 26 mois, plutôt que d'investir dans une mission importante où 20 ans peuvent s'écouler entre l'idée, la décision d'amorcer le développement, la conception et le lancement. Cela pourrait débuter dès la fenêtre de tir de 2031. Un certain nombre d'options, notamment les objectifs scientifiques et opérationnels, vont être discutées avec les États membres et l'industrie, entre aujourd'hui et le printemps 2022.