Le suicide est la deuxième cause de mortalité chez les 15-24 ans et la plupart des gens considèrent cet acte comme mauvais. Cette conception commune est un défi pour les philosophes car, à première vue, il n'existe pas d'arguments robustes – d'un point de vue strictement logique – pour considérer le suicide comme quelque chose de fondamentalement mauvais. Mieux comprendre l'intuition générale à ce sujet pourrait aussi aider à améliorer les efforts de prévention face au suicide et réduire les stigmates envers les personnes qui ont tenté de passer à l'acte. 


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    L'intuition commune vis-à-vis du suicide constitue un défi car les arguments logiques qui mènent à la conclusion : « le suicide est moralement mauvais » sont peu répandus chez les philosophes. Bien sûr, on pourrait arguer que ce qui fait souffrir est moralement mauvais, que le suicide fait souffrir des personnes et que, par conséquent, se suicider est moralement mauvais. Mais cet argument se place dans un cadre utilitariste ou rien n'est vraiment mauvais en soi : autrement dit, si l'existence de la personne qui se suicide génère plus de souffrance collective que son suicide, alors son suicide ne sera plus considéré comme moralement mauvais. Ce qui fait que nous considérons le suicide comme un acte moralement mauvais semble alors plus complexe qu'une simple histoire de souffrance. Mettre en exergue les intuitions qui guident notre jugement normatif à l'égard du suicide constitue la mission des chercheurs. 

    Définition et préambule

    Dans le cadre de cette étude, les auteurs conservent la définition usuelle du suicide adopté par le National Institue of Mental Health comme étant « la mort causée par un comportement préjudiciable auto-dirigé avec l'intention de mourir à la suite du comportement ». Ils vont ensuite inventer des scénarios pour tester les intuitions des individus vis-à-vis du suicide. À l'aide d'anciennes recherches exploratoires, ils vont se concentrer sur plusieurs paramètres : le temps restant à vivre, le préjudice social, la souillure de l'âme, l'automutilation, la gravitégravité des circonstances, ce qu'il nomme l'auto-euthanasie, une exposition antérieure au suicide, le résultat du suicide, l'impulsivité et l'éducation morale.

    L'adolescence est pour certaines jeunes source de souffrances. Selon preventionsuicide.info,<em> « le suicide constitue la seconde cause de décès (15 % des décès) chez les 15-24 ans ».</em> © Pixel-Shot, Adobe Stock
    L'adolescence est pour certaines jeunes source de souffrances. Selon preventionsuicide.info, « le suicide constitue la seconde cause de décès (15 % des décès) chez les 15-24 ans ». © Pixel-Shot, Adobe Stock

    Explications des paramètres

    À ce stade, l'ensemble de ces paramètres sont de simples hypothèses concernant les facteurs qui feraient varier notre jugement moral envers le suicide. Pour mieux comprendre ce qu'ils recouvrent, nous allons les détailler à travers différentes situations qui feraient que l'on considérerait le suicide comme moins mauvais : 

    • Le temps restant à vivre : si la personne qui se suicide a raisonnablement peu d'espoir de vivre encore de longues années.
    • Le préjudice social : si la personne a peu d'entourage et donc, en se suicidant, elle ne blesse personne (ou presque) d'autres qu'elle-même.
    • La souillure de l'âme : si la personne a déjà commis des actes moralement condamnables et par conséquent possède déjà une âme souillée.
    • L'auto-mutilation : si la personne se suicide de la façon la plus « douce » possible, c'est-à-dire qui lui occasionne le moins de souffrance.
    • La gravité des circonstances : si la personne qui se suicide est dans une situation (hormis sur le plan de la santé) insoutenable.
    • L'auto-euthanasie : si la personne qui se suicide souffre d'une maladie incurable qui lui occasionne de la souffrance. Précisons pourquoi les auteurs font la distinction entre l'auto-euthanasie et le point précédent, la gravité des circonstances. Vous seriez d'accord sur le fait qu'il serait impensable qu'un médecin euthanasie une personne qui aurait des difficultés financières ? À l'inverse, un médecin qui euthanasie quelqu'un qui souffre d'une maladie incurable peut être justifiable (ce qui ne veut pas dire que cela est légal). Les auteurs considèrent que cette condition est différente d'autres types de circonstances graves car il est possible qu'on ne considère pas le suicide d'une personne qui souffre d'une maladie incurable comme un « vrai » suicide. Si c'est le cas, la présence d'une maladie incurable serait qualitativement différente d'autres circonstances graves. C'est-à-dire qu'il y aurait une différence de nature et non de degré. Voilà pourquoi ils souhaitent tester ce paramètre dans un scénario indépendant.
    • L'exposition antérieure au suicide : si la personne a déjà connu une personne qui s'est suicidée par le passé.
    • Le résultat du suicide : si la personne qui tente de se suicider ne meurt pas.
    • L'impulsivité : si la personne qui se suicide témoigne d'un conflit interne en amont de l'acte. Prenons le temps de préciser nos réserves sur ce point. Le suicide est généralement un processus long. Si la tentative de suicide peut paraître impulsive, elle est généralement la résultante d'un long et douloureux conflit interne. Ce point concerne donc plutôt la perception que vont avoir les individus plutôt que la réalité de la présence/absence d'un conflit interne chez les personnes qui tentent de se suicider, lequel est généralement présent. 
    • L'éducation morale : si une personne a été élevée au sein d'une communauté prônant des valeurs telles que « le suicide relève du choix personnel ».

    Tester les scénarios

    Les auteurs sont maintenant fin prêts à inventer leurs scénarios afin de rendre saillants ces différents paramètres et les soumettre à des participants. La première étude vise à tester ces paramètres de façon indépendante. L'objectif est de tester le scénario en comparaison à un scénario contrôle : « Monsieur K est un homme de 40 ans qui est très malheureux dans sa vie. Il décide de se suicider. Mr. K ingère une plaquette de médicaments, s'endort et meurt sans douleur. » Donnons un bref exemple concernant les autres scénarios avec le premier paramètre, à savoir, le temps restant à vivre : « Monsieur F est un homme de 90 ans qui est très malheureux dans sa vie. Il décide de se suicider. Mr F ingère une plaquette de médicaments, s'endort et meurt sans douleur. » Après chaque scénario, une question était posée aux participants : « À quel point ce qu'a fait Mr K, ou Mr F, était la bonne chose ou la mauvaise chose ? ». Les réponses étaient évaluées à l'aide d'une échelle de Likert.

    Pour accroître la robustesse méthodologique de leur étude, les chercheurs se sont assurés, après chaque scénario, que les participants avaient bien internalisé le paramètre phare du scénario auquel ils avaient été exposés. Dans le cas du temps restant à vivre, la question était la suivante : « Si Mr K ou F (selon le scénario auquel avaient été exposés les participants de façon aléatoire) ne s'était pas suicidé, combien de temps aurait-il probablement pu encore vivre ? » Les réponses étaient affichées sur une échelle à 9 points allant de « Très peu de temps » (codée 1) à « Très longtemps » (codée 9). Il y a eu autant de scénarios que de paramètres que vous pouvez retrouver au sein du thread ci-dessous.

    Ici, nous allons en venir directement à la conclusion de la première étude. Ce que l'on peut retenir des différents tests, c'est que les participants considéraient que le suicide était moins mauvais lorsque le personnage avait peu (plutôt que beaucoup) de temps à vivre, n'avait ni famille ni amis et causait donc un préjudice social minimal, avait vécu une vie de criminalité et de déviance (mais cela n'a pas forcément quelque chose à voir avec la souillure de l'âme étant donné que le paramètre en question n'a pas été internalisé), lorsque la méthode de suicide était indolore, lorsqu'il souffrait d'une maladie incurable chronique douloureuse (faisant ainsi de l'acte de suicide une forme d'auto-euthanasie), lorsqu'il semblait avoir réfléchi à la décision (au lieu de la prendre de manière impulsive en apparence) et lorsque son éducation morale ou religieuse lui avait enseigné que le suicide relevait d'un choix personnel. 

    La gravité de la situation (financière) du personnage, son exposition antérieure au suicide et la réussite ou l'échec de la tentative de suicide n'ont pas eu d'incidence significative sur les jugements normatifs des participants. Hormis le cas de l'auto-euthanasie, les scénarios ont provoqué un jugement normatif peu éloigné de la condition contrôle en matièrematière de taille d'effet, ce qui suggère que ce sont les paramètres pris ensemble (et non isolément) qui déterminent notre opposition vigoureuse au suicide. Les auteurs ont donc pu discriminer des paramètres encourageant nos jugements vis-à-vis du suicide comme étant quelque chose de mauvais moralement. Mais il reste un point obscur : ces paramètres constituent-ils une liste exhaustive de ce qui nous fait rejeter intuitivement le suicide ? Cette question est l'objet de la seconde étude. 

    Ces paramètres sont-ils nécessaires et suffisants à nous faire considérer le suicide comme moralement mauvais ?

    Pour répondre à cette question, la méthodologie des chercheurs est la suivante. Ils vont proposer deux scénarios à d'autres participants, comprenant les sept paramètres identifiés. L'hypothèse est la suivante : si les jugements normatifs tendent en moyenne vers le point médian d'une échelle de Likert (c'est-à-dire considérer le suicide comme neutre, ni bon ni mauvais moralement), cela constituera un argument suggérant que ces paramètres sont nécessaires et suffisants pour expliquer nos jugements vis-à-vis du suicide comme étant quelque chose de mauvais moralement.

    Les deux scénarios en question sont les suivants : 

    1. Monsieur K est un homme de 40 ans qui est très malheureux dans sa vie, même s'il est très en bonne santé, physiquement. Il a reçu une éducation religieuse et a toujours appris que le suicide est mauvais moralement. Sans trop y réfléchir, Mr K décide de se suicider et dans un processus lent et douloureux, met fin à ses jours par pendaison.
    2. Monsieur K est un homme de 90 ans qui est très malheureux dans sa vie, car il souffre d'une maladie chronique incurable qui provoque des douleurs intenses et fréquentes. Il a vécu une vie de criminalité et de déviance et a blessé de nombreuses personnes au fil des ans. Il a été élevé dans un foyer religieux où il a appris que le suicide relève d'un choix personnel. Il n'a ni famille vivante ni amis proches. Sachant qu'il n'y a personne qui lui manquerait s'il était parti, il décide de se suicider pour échapper à la douleur de sa maladie. Après avoir réfléchi pendant plusieurs mois, Mr K ingère une plaquette entière de médicaments, s'endort et meurt sans douleur.

    Après chaque scénario, les auteurs posent la même question que dans la première étude : « À quel point ce qu'a fait Mr K était la bonne chose ou la mauvaise chose ? » En moyenne, les jugements tendent vers le point médian de l'échelle de Likert dans le second scénario ! Cela suggère que l'ensemble de ces paramètres constituent la liste exhaustive des raisons nécessaires et suffisantes qui guident notre jugement normatif vis-à-vis du suicide.

    Voir aussi

    Dépression : de la déprime au burn-out 

    Comment utiliser ces résultats en pratique ?

    Selon les auteurs, on peut utiliser ces résultats pour réaliser des interventions auprès du grand public. Ils suggèrent qu'en renforçant l'intuition commune des individus sur ces paramètres et donc sur le caractère moralement mauvais du suicide, moins de personnes se suicideront. C'est une hypothèse assez forte qui demande d'être étudiée empiriquement et qui nie quelque peu l'aspect social et matériel de la problématique du suicide dont l'existence est connue depuis Durkheim. 

    Autrement dit, connaître ses intuitions peut être utile dans un cadre individualiste ou dans la préventionprévention directe de personne à personne, mais ne semble pas utile pour une prévention à large échelle où les conditions matérielles des individus ainsi que la prise en charge psychologique et pharmacologique de pathologiespathologies, telles que la dépression, semblent être les facteurs déterminants.