La mésinformation n'opère pas que sur les réseaux sociaux. Son terrain de jeu est bien plus large. Elle s'immisce parfois dans certaines émissions télé ou radio, dans la presse écrite et dans nos communications privées. Ces trois environnements étant différents, ils méritent d'être étudiés de façon distincte. En effet, nous n'avons probablement pas la même perception de l'information, qu'elle émane d'un fil d'actualité Facebook, d'une chaîne d'info en continu ou d'un groupe WhatsApp. Des chercheurs brésiliens se sont demandé si des paramètres comme l'orientation politique ou l'ouverture d'esprit influencent notre discernement lorsque nous sommes exposés à des informations sur l'application WhatsApp.


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    Le Brésil a connu un taux de décès très élevé durant cette pandémie, en totalisant à ce jour 289 morts pour 100.000 habitants. Pour la plupart des autorités sanitaires, il ne fait aucun doute qu'une partie de ces décès ont été causés en partie par ce que l'Organisation Mondiale de la SantéOrganisation Mondiale de la Santé a qualifié d'infodémie, c'est-à-dire, « la surabondance d'informations et la propagation rapide d'informations, d'images et de vidéos trompeuses ou fabriquées, [qui], comme le virus, sont très contagieuses, croissent de façon exponentielle (...) et compliquent les efforts de réponse à la pandémie de Covid-19 ». Pourtant, cette infodémie supposée est très hétérogène. Si nous souhaitons mieux comprendre l'écologieécologie de l'information et la façon dont les individus réagissent à cette dernière, il faut l'étudier partout où elle se propage. C'est ce qu'ont entrepris des chercheurs brésiliens en soumettant des participants à des messages WhatsAppWhatsApp construits de toutes pièces. Ils publient leurs résultats dans la revue Judgment and Decision Making.

    L'émergence d'Internet au Brésil

    En 2009, seulement 39 % de la population brésilienne avait accès à InternetInternet. Ce chiffre s'élève désormais à 74 %. Historiquement, c'est la première fois que plus de la moitié de la population rurale (53 %) a accès à Internet. Cet état de fait a considérablement changé l'écologie de la communication et de l'information au sein du pays. De fait, les messageriesmessageries privées telles que SkypeSkype, WhatsApp ou encore FacebookFacebook, Messenger sont la principale cause des connexions au réseau, bien devant les médias sociaux (92 % contre 76 %). Or, on sait que ces applicationsapplications, et particulièrement WhatsApp, ont été des canaux privilégiés de diffusiondiffusion de la mésinformation et de la désinformation à travers le monde. Selon certains auteurs, l'application aurait concentré à elle seule 70 % des fakes newsfakes news concernant la pandémie au Brésil. 

    Quelles variables influencent notre discernement ?

    Les expérimentateurs ont mis une première chose en évidence dans cette étude. La majorité des personnes s'adonnant à l'expérience ne s'identifient pas aux groupes WhatsApp politisés explicitement (La famille de Bolsonaro / Libérez Lula) et ne voulaient pas en faire partie. En revanche, ils étaient enclins à s'identifier et à vouloir participer aux conversations des groupes plus neutres, notamment ceux nommés « amis ». L'expérience suggère aussi qu'il existe une corrélation négative de faible ampleur entre le fait d'accorder sa confiance aux réseaux sociauxréseaux sociaux et aux messageries privées en matièrematière d'informations et la capacité à discerner le  vrai du faux et que le temps passé sur l'application n'influence pas les capacités de discernement.

    De plus, même si les corrélations restent très modestes, on peut noter qu'être ouvert d'esprit (mesuré par l'échelle de réflexion active et d'ouverture d'esprit sur les preuves qui rend compte de notre propension à changer nos croyances en fonction des nouvelles preuves), faire confiance aux médias traditionnels et lire les journaux sont tous les trois corrélés (les taux de corrélation sont de 0,29 ; 0,29 et 0,26 respectivement) à de bonnes capacités de discernement entre les « vraies » et les « fausses » informations. 

    Infodémie = mésinformation = mauvaise prise de décision ?

    S'il est nécessaire de mieux comprendre l'écologie de la mésinformation, la façon dont elle se répand et dont elle influence la population, plusieurs questions restent en suspens : l'infodémie est-elle une cause prépondérante de la mésinformation et cette mésinformation elle-même est-elle une cause prépondérante dans la prise de mauvaise décision par la population ? À en croire plusieurs spécialistes en communication scientifique qui publient un commentaire dans le Journal of Applied Research in Memory and Cognition, cela est loin d'être aussi simple.

    La désinformation n'est pas le vecteur principal des mauvaises décisions prises par les citoyens. © Farosofa, Adobe Stock
    La désinformation n'est pas le vecteur principal des mauvaises décisions prises par les citoyens. © Farosofa, Adobe Stock

    Dans leur court article, ils rappellent en premier lieu que nous sommes de nouveau fascinés par un problème très ancien. En effet, le problème de la mésinformation est un sous-produit historique des démocraties libérales. Il n'est ni nouveau ni co-émergentémergent à l'arrivée des réseaux sociaux. On peut citer la propagande comme un exemple phare de désinformation ou encore d'autres formes de messages politiques persuasifs destinés à tromper la population qui existent depuis plusieurs siècles. Les auteurs remarquent que, selon les travaux publiés sur le sujet, la mésinformation est particulièrement accrue en période électorale alors même que c'est une temporalité où les individus sont généralement plus attentifs à l'information qui les entoure. Par exemple, très peu d'Américains étaient capables lors du duel entre Al Gore et Georges W. Bush (bien avant l'arrivée des médias sociaux donc) de restituer leurs positions politiques respectives sur des points cruciaux comme l'enregistrement obligatoire d'armes à feufeu

    À l'instar de la politique, on sait que la population a du mal à appréhender les faits scientifiques, notamment la façon dont ils sont produits. La plupart des scientifiques ne connaissant pas le domaine des sciences sociales et de la prise de décision se disent alors qu'il suffit de rétablir la vérité pour régler le problème. Sans le savoir, ils accordent leur confiance aux modèles de déficit de connaissances qui ne sont pas en accord avec la meilleure science disponible sur le sujet. Ces individus déploient alors des efforts colossaux pour des résultats souvent minimes car ils considèrent que si les gens n'étaient exposés qu'à des informations correctes, ils prendraient automatiquement de meilleures décisions. Encore une fois, ce n'est pas ce que suggèrent les recherches empiriques sur le sujet comme le souligne le Réseau d'action des experts sociaux formés par l'Académie nationale des sciences et de la médecine aux États-Unis, « les principales raisons pour lesquelles les gens ne font pas les choses qu'ils savent qu'ils devraient faire sont les préférences cognitives pour les anciennes habitudes, l'oubli, les petits inconvénients au moment présent, les préférences pour les actions qui demandent le moins d'efforts ou de confrontations et le raisonnement motivé ».

    La théorie de la trace floue

    Il existe une théorie qui rend adéquatement compte de ces problématiques : la théorie de la trace floue ou Fuzzy-Trace Theory. Cette dernière postule que nous classons les informations en deux catégories mnésiques : l'essentiel et le précis (gist et verbatim, en anglais). L'essentiel correspond à l'idée globale que nous avons sur un sujet dont nous avons entendu parler tandis que le précis correspond aux souvenirs exacts des informations que nous connaissons et une remise en contexte de ces dernières. Selon cette théorie, nous préférons raisonner avec la partie essentielle plutôt qu'avec la partie précise. Par exemple, selon cette théorie, on peut avoir entendu les chiffres des bénéfices et des risques de la vaccination, les avoir acceptés et pourtant, lors de notre raisonnement en vue de prendre une décision, se rappeler seulement de l'essentiel de façon confuse en pensant que les deux choix comportent des risques sans mobiliser à nouveau les chiffres exacts et la nature des risques. Devant cette conclusion, les mécanismes cognitifs que nous avons cités plus haut nous inciteraient alors à ne pas nous faire vacciner.

    Pourquoi les efforts des vulgarisateurs sont-ils peu efficaces contre la désinformation ? 

    En mettant sur un piédestal la désinformation présente dans la tête des individus et en omettant souvent les explications sociales et contextuelles, nous nous rendons sans doute coupables d'une erreur fondamentale d'attribution (un biais qui consiste à accorder plus d'importance aux caractéristiques internes des individus qu'aux évènements extérieurs pour fournir une explication). Comme nous venons de le voir, le lien entre mésinformation et comportement n'est pas aussi linéaire qu'on pourrait le croire. Dès lors, cet état de fait est une première piste pour considérer l'efficacité modeste du fact-checking ou encore de la vulgarisation qui s'attelle à rétablir la « vérité ». 

    Ensuite, ces interventions qui se basent sur des modèles qui ne possèdent pas le meilleur niveau de preuves (les modèles de déficit de la connaissance) rencontrent une écologie de l'information totalement nouvelle. En effet, même si le problème de la désinformation est ancien, il n'en reste pas moins que les médias sociaux ont participé à l'accentuer à cause de leur modèle économique qui consiste à favoriser l'engagement de l'utilisateur. Dès lors, même l'information est utilisée pour servir cet objectif : la précision est laissée de côté au profit de l'engagement (certains efforts ont néanmoins été réalisés pendant la pandémie de Covid-19, de façon hétérogène selon les plateformes).

    Les réseaux sociaux délaissent en partie la précision pour favoriser l'engagement. © bombuscreative, IStock.com
    Les réseaux sociaux délaissent en partie la précision pour favoriser l'engagement. © bombuscreative, IStock.com

    Aussi, dans le contexte au sein duquel nous vivons depuis plus de deux ans, la catégorie des désinformations scientifiques est loin d'être gravée dans le marbremarbre. Par exemple, une information peut être catégorisée comme étant de la mésinformation puis être finalement considérée comme une hypothèse possible (l'hypothèse de l'accident de laboratoire à Wuhan en est un bon exemple). De même, la science est une entreprise correctrice. Par conséquent, les recommandations qui en émanent évoluent dans le temps en fonction des meilleures preuves disponibles. Il serait intéressant d'investiguer plus en détail comment le grand public perçoit cela et comment cela impacte sa prise de décision. Il serait aussi souhaitable que les pouvoirs publics en charge de communiquer prennent la mesure des travaux réalisés à ce jour et s'en inspirent. Enfin, en guise de dernière explication plausible, les actions à l'encontre de la désinformation se concentrent parfois sur des détails très spécifiques d'un sujet en question. Pourtant, selon la théorie de la trace floue, ces détails ont peu d'impact sur la prise de décision.