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Luc Passera

Luc Passera

Myrmécologue

Fourmi

Reine

Ouvrière

Fourmillière

Le chercheur ou l’enseignant-chercheur est souvent enfermé dans la tour d’ivoire de sa spécialité. Sa passion de mettre à l’épreuve une hypothèse compliquée par des expérimentations longues et complexes, son plaisir de transmettre des connaissances souvent pointues à des étudiants en cours de spécialisation de plus en plus poussée, l’éloignent considérablement du grand public. Au cours d’une carrière longue de 50 ans, j’ai pu mesurer combien la pression de l’administration de la recherche et la charge de travail augmentent. Ceci n’est pas fait pour aller vers le grand public car cette activité est peu reconnue par ses pairs. Aussi quand un site comme Futura-Sciences donne l’occasion de transmettre son savoir en le rendant accessible et pourquoi pas attractif, il faut répondre favorablement.

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Biographie

Ce sont les vicissitudes de l'après-guerre qui ont joué un rôle important dans mon orientation professionnelle. L'adolescent plutôt malingre que j'étais avait besoin de prendre un peu de poids en cette période où les tickets de rationnement venaient juste d'être supprimés. Au cours des années noires de la guerre mon père avait dû se faire oublier sur les premiers contrefortscontreforts du Quercy. De solidessolides paysans avec lesquels ma famille était très vaguement apparentée l'avaient fortement aidé. Ces mêmes braves gens s'offrirent à me « remplumer » pendant les vacances d'été. En contrepartie je devais assurer le gardiennage des ovins de l'exploitation. C'est au cours de ces longues heures à suivre mes brebis à travers la lande calcairecalcaire à buisbuis que j'ai appris à aimer la nature. Les insectesinsectes étaient nombreux et faciles à observer. Par désoeuvrement il m'arrivait même de soulever les grosses pierres plates qui abondent dans ce biotopebiotope. Souvent je mettais au jour une colonie de fourmisfourmis et bien sûr je taquinais les ouvrières comme le font tous les enfants. J'étais loin de me douter que soixante ans plus tard il m'arriverait encore de hanter les mêmes lieux à la recherche de ces mêmes fourmis.

En 1958, j'optais pour la Faculté des Sciences de Toulouse attiré par les enseignements les plus naturalistes qui soient, en particulier la zoologie et l'entomologieentomologie. Ma licence de Sciences Naturelles en poche, j'appris l'existence d'un laboratoire d'Entomologie où l'on étudiait la biologie des fourmis. Je n'avais pas oublié les Causses du Quercy, leurs pierres plates et leurs fourmis. Le hasard faisait bien les choses et j'entamais en 1961 une thèse de 3ème Cycle soutenue en 1963. Le sujet en était l'étude de la biologie de la reproduction d'une minuscule fourmi méridionale, Plagiolepis pygmaea. Je tâtonnais beaucoup pour trouver une thématique car dans les années soixante -- au moins dans mon laboratoire toulousain -- l'apprenti chercheur était livré à lui-même. Aucun tuteur pour vous enseigner les rudiments du métier. Je ne vis mon directeur de thèse que quelques jours avant la soutenance et sa seule remarque porta sur une affaire de syntaxe !

Si l'encadrement était déficient et donc le travail de thèse minimaliste, l'époque était sans commune mesure avec la notre en ce qui concerne la recherche d'un poste. Avant même de finir ma thèse de 3ème Cycle, on m'avait proposé un poste d'Assistant. Sans aucun concours, sans aucun entretien, sans le moindre effort, j'étais fonctionnaire le premier octobre 1962 ! J'étais devenu d'emblée enseignant-chercheur. La thèse de 3ème Cycle soutenue, je démarrais aussitôt une thèse de Doctorat d'État. L'encadrement restant le même, c'est-à-dire inexistant, c'était à moi de trouver un sujet. Le plus facile était de continuer sur ma lancée car mon Plagiolepis délivrait quelques petits secrets stimulants.

Le système nous demandait alors d'encadrer deux séances de Travaux Pratiques par semaine. Nous avions donc du temps à consacrer à la recherche. Les plus passionnés d'entre nous ne comptaient pas leurs heures, mais la vérité oblige à dire que d'autres, ne ressentant aucune pressionpression n'y mettaient pas le même zèle. C'est sans doute ce qui a conduit les responsables de la recherche à charger puis surcharger la barque de l'enseignement réduisant d'autant le temps consacré à la recherche...donnant ainsi des arguments à ceux qui n'avaient que très peu envie de chercher pour ne plus rien faire, leurs heures d'enseignement effectuées.

Ma thèse d'État soutenue en 1969 ouvrait des pistes intéressantes concernant les phéromonesphéromones royales et les facteurs sociaux qui orientent les larveslarves femelles vers la fonction royale. Ce thème était porteur surtout quand on pouvait le raccorder à celui de l'écologieécologie comportementale. Une autre fourmi méridionale, Pheidole pallidula, avec ses soldats, permettait d'explorer d'autres contraintes agissant sur la formation des sous-castescastes des fourmis.

Devenu Maître-Assistant en 1969, j'ai pu former un petit noyau de doctorants ou de post-doctorants avec lesquels j'ai essayé de comprendre les variations du rapport des sexes (le sexe-ratio) chez Pheidole pallidula mais aussi chez une fourmi envahissante, la fourmi d'Argentine. Ces recherches permettaient d'évaluer le poids respectif des reines et des ouvrières dans la lutte feutrée qui les oppose quant au contrôle du sexe de la descendance. Grâce à la qualité et à l'enthousiasme des post-doctorants, cette période a été la plus féconde de ma vie de chercheur. Je leur dois beaucoup.

En parallèle je consacrais aussi beaucoup de temps aux activités d'enseignement. J'ai eu l'opportunité de monter une « unité de valeur » consacrée à l'étude des sociétés animales où je pouvais mêler l'étude des théories expliquant l'émergenceémergence de la socialité chez les animaux à celle des comportements sociaux.

Mon besoin existentiel d'expérimenter - très gourmand en heures de paillasse - ne m'a pas poussé à prendre beaucoup de responsabilités administratives pour lesquelles j'ai sans doute peu de dispositions. C'est en partie ce qui explique que j'ai été nommé tardivement Professeur : en 1988 j'avais déjà presque 50 ans. C'est aussi l'époque où j'ai eu envie d'aller voir ce qui ce faisait ailleurs. Dans les années soixante, il était exceptionnel de changer de laboratoire. C'est pourtant indispensable pour aborder de nouvelles écoles de pensée, de nouvelles thématiques, pour apprendre de nouvelles techniques. Les contraintes universitaires et familiales ne m'ont permis d'accomplir ce rêve qu'en 1999. Ils doivent être bien rares les universitaires français à effectuer leur post-doc, baptisé pour la circonstance « congé pour conversion thématique » à 60 ans ! J'ai eu le plaisir de travailler aux U.S.A, en Belgique et en Suisse, chez mes anciens post-doc devenus des leaders dans leur discipline. J'ai pu alors, trop tardivement sans doute, utiliser les techniques de la génétiquegénétique moléculaire, pour mieux comprendre la complexité de la sexualité des fourmis.

À l'age de la retraite, en 2001, j'ai jugé qu'il était temps de faire bénéficier mes jeunes collègues et le grand public -- de 7 ans à 77 ans -- de mon enthousiasme pour la vie étonnante des fourmis. Rendre accessible mes connaissances à ceux qui par leurs impôts m'avaient permis d'assouvir la passion de chercher m'a semblé être une manière de les remercier. À cette motivation est venue s'ajouter celle de retrouver le plaisir d'écrire dans ma langue natale. Si dans les années soixante, on publiait ses résultats en français, l'anglais était devenu obligatoire 20 ans plus tard. J'ai beaucoup souffert de cette contrainte à laquelle je n'étais pas préparé. Manier la langue de Molière aura été le dernier plaisir de ma vie professionnelle.

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métier

Le métier d’enseignant-chercheur au quotidien Enseigner et chercher sont deux fonctions qui se nourrissent l’une de l’autre. C’est du moins l’idée que je me fais de ce métier. J’ai du mal à caractériser une journée-type. Je pense qu’elle n’existe pas en dehors de quelques contraintes horaires que l’on s’impose ou plutôt qui sont imposées par la charge de travail. La présence au laboratoire commence à 7h 45, une fois sa progéniture conduite dans quelque collège ou lycée. Le repas de midi pris sur un coin de paillasse est l’occasion de faire une pause d’une heure agrémentée de bavardages avec des collègues autour d’un café, ou de la lecture du journal. On quitte l’université vers 19 h, ce qui permet à la fois d’éviter les embouteillages et d’écouter la radio. Deux ou trois fois par semaine on consacre encore environ 1h30 de travail en nocturne pour préparer ou revoir ses cours ou corriger les énormes paquets de copies en période d’examens … Ceci se répète tous les jours de la semaine samedi matin compris. Deux ou trois heures sont souvent mobilisées le dimanche matin pour tenir son rôle d’éditeur ou co-éditeur d’une revue scientifique. Les vacances ? Celles de Noël sont prises régulièrement car les fourmis sont inactives à cette saison. Par contre, il faut faire une croix sur celles de Pâques : c’est le printemps et les fourmis se réveillent ! Les vacances d’été se réduisent généralement à 3 semaines de repos entre le 15 juillet et le 20 août. Pourquoi ce calendrier est-il si chargé ? Tout simplement parce que l’on travaille sur un matériel vivant, qu’il faut suivre et entretenir au jour le jour. Le véritable travail de recherche commence le plus souvent à la rentrée des vacances du Nouvel An. C’est le bon moment dans la région toulousaine pour récolter les nids du minuscule Plagiolepis pygmaea. Un travail ingrat réalisé dans le froid, au creux des fossés, en essayant de profiter d’une journée ensoleillée. Si l’on a été chanceux, les jours suivants sont consacrés à la mise en élevage : confectionner les nids artificiels, répartir les animaux selon le protocole mis au point les semaines ou les mois précédents. Il reste alors à suivre l’évolution des sociétés, l’apparition des oeufs, le devenir des larves, l’émergence des adultes, les comportements de telle ou telle caste. Ce travail prend entre 1 heure par jour et la demi-journée. Les autres heures sont consacrées à l’enseignement, à la discussion des premiers résultats avec les autres membres de l’équipe ce qui amène le plus souvent à modifier le protocole et donc à revenir sur le terrain récolter de nouveaux nids. La lecture de la littérature myrmécologique consomme beaucoup de temps car elle est très abondante. Elle a l’avantage de pouvoir s’effectuer n’importe quand, mais gare à ne pas la laisser s’accumuler. Les premiers résultats sur les Plagiolepis sont obtenus vers le mois de mars. Il ne faut pas cacher qu’ils sont souvent décevants. Que de tiroirs ont été remplis de fiches de travail inexploitables mais que l’on garde quand même au cas où ! Parfois une pépite surgit et pas toujours pour conforter l’hypothèse de départ. C’est quand même un moment d’exaltation qui compense, et au-delà, les déceptions. Le résultat mis de côté il faut enchaîner avec autre fourmi qui fait son apparition sous les pierres calcaires des Causses du Quercy dès les premiers beaux jours du printemps. Le soleil étant indispensable à la remontée des fourmis, il faut savoir se rendre disponible, même le week-end. On peut d’ailleurs ces jours-là profiter de la main d’oeuvre familiale ! Ce sont des centaines de pierres qui sont soulevées à la recherche de colonies de Pheidole pallidula en capturant en premier la ou les reines. Il faut à nouveau, trier, mettre en élevage, noter les résultats. Et aussi prendre sa voiture pour faire 400 km dans la journée à la recherche de la fourmi d’Argentine qui hante seulement les bords de la Méditerranée. Et c’est reparti pour trier, mettre en élevage noter et analyser les résultats. Juin arrive très vite avec les examens à assurer. Il faut penser alors à préparer la communication que l’on fera lors du congrès annuel de la discipline qui se tient habituellement début septembre. Les examens de la deuxième session terminés, il est temps de mettre en forme les résultats de l’année — quand il y en a — pour les soumettre à la meilleur revue possible. En même temps on corrige, reformule, améliore une publication rarement acceptée sans modifications. On fait aussi le point avec ses collègues pour établir, avec les uns les nouvelles expérimentations à entreprendre, avec les autres les modifications qu’il faut sans cesse apporter à l’enseignement. C’est d’ailleurs le bon moment pour nourrir ses cours de ce que l’on a pu glaner dans ses propres trouvailles mais encore plus souvent de ce que l’on a appris en faisant sa « bibliographie ». Noël arrive et permet de souffler un peu avant une nouvelle saison de recherches. Au total, un métier exigeant en matière d’horaires, stressant car on attend toujours un résultat gratifiant qui arrive quand il veut bien. Mais aussi agréable car jamais monotone. Les sorties sur le terrain alternent avec de longues heures de laboratoire, l’observation avec des manipulations, l’écriture avec la lecture. Il faut y ajouter les relations nouées avec des collègues qui partagent votre passion et tournent parfois à une amitié sincère. Avec ceux qui sont devenus des amis on peut faire avancer les hypothèses mais aussi critiquer la hiérarchie ou les collègues avec lesquels on n’a que peu d’atomes crochus ! Et là, le métier d’enseignant-chercheur est absolument identique à celui de toutes les corporations. La nature humaine est ainsi faite !