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Kristin Walovich est heureuse : cette jeune chercheuse du Pacific Shark Research Center, en Californie, vient de décrire une nouvelle espèce de chimèrechimère abyssale, d'un type que les biologistes aiment à qualifier de « requin fantôme ». Ces découvertes sont rares mais spectaculaires car ces poissons cartilagineux, cousins des requins et des raies, ont une allure étrange.
L'espèce nouvellement décrite appartient manifestement au genre Hydrolagus, comme celle, de couleurcouleur très claire, qu'un sous-marin du MBari a pu filmer dans son milieu naturel. Diffusée en décembre 2016, cette vidéo (voir plus bas) a fait le tour du Web mondial.
Kristin Walovich montre la chimère qu’elle a décrite et nommée, avec des collègues, proposant de la classer dans une nouvelle espèce. © Kristin Walovich
Une chimère aux dents de lapin
Décrite à partir de neuf spécimens pêchés, par hasard, au sud de l'Atlantique et dans l'océan Indien, entre 470 et 1.000 m, cette espèce s'en distingue nettement. Comme chez ses congénères, les dents ressemblent à celles du lapin (en grec, Hydrolagus signifie d'ailleurs lièvre d'eau) et le poisson arbore une longue et fine nageoire caudale ainsi qu'une épine venimeusevenimeuse sur le dosdos.
Mais sa peau est très sombre et sa taille, d'environ un mètre, exceptionnellement grande. La deuxième nageoire dorsale est très longue - 81 cm -, tandis que la tête est bien plus grosse. Par ailleurs, des analyses de l'ADN mitochondrial suggèrent fortement qu'il s'agit bien d'une espèce distincte de celles de ce genre, comme le détaille une publication dans Zootaxa.
Hydrolagus erithacus vu de profil. L’animal présente les caractéristiques des chimères (chimaéridés) : une tête arrondie, une première nageoire dorsale érectile, une nageoire caudale en filament. Le poisson montre aussi les spécificités du genre Hydrolagus : une nageoire anale presque confondue avec la caudale et, ce qui ne se voit pas ici, des dents qui évoquent celles d’un lapin. Mais la taille est exceptionnellement grande et la tête très forte. Comme l’analyse génétique le suggère également, il doit s’agir d’une espèce différente de celles déjà connues. © Kristin Walovich
La chimère de Robin
Sur Facebook, Kristin Walovich explique le nom qu'elle a choisi pour cette nouvelle espèce : Hydrolagus erithacus. Erithacus est le nom de genre du rouge-gorge qui, en anglais, se dit Robin ; or, c'est aussi le prénom de Robin Leslie, un chercheur qui l'a aidée et qu'elle tenait à remercier.
La découverte de l'animal dans des régions éloignées est elle aussi une indication instructive. Elle montre combien le monde des abysses est interconnecté, même pour des espèces inféodées aux fonds et qui se déplacent peu.
Une chimère abyssale filmée pour la première fois
Article de Jean-Luc GoudetJean-Luc Goudet paru le 16 décembre 2016
Filmée pour la première fois dans son milieu naturel, cette chimère appartient sans doute à une espèce connue depuis peu. La vidéo séduit par l'aspect de l'animal, cousin des requins mais qui ne leur ressemble pas du tout. Elle intéresse aussi les scientifiques qui l'ont étudiée en détail pour déterminer l'espèce et qui constatent combien les poissons des grands fonds peuvent se répartir sur de vastes régions.
En 2009, sur la côte californienne, par deux mille mètres de fond, un ROV (Remoted Operated Vehicle)) observait par hasard une chimère, un groupe de poissons abyssaux et pouvait l'observer longuement. Joli coup de chance car c'était la première fois qu'un tel animal se laissait filmer ainsi. L'engin était guidé par un géologuegéologue du MBari (Monterey Bay Aquarium Research Institute), qui ne venait pas admirer la faune, et l'espèce n'a pu être précisée. Visiblement, l'animal ne ressemblait pas à ses cousins chimériformes connus dans cette région du Pacifique. Il a pourtant été vu plusieurs fois, et également à Hawaï, bien plus à l'ouest.
La résolutionrésolution de l'énigme vient de progresser avec le travail de spécialistes qui rendent leur conclusion dans la revue Marine Biodiversity Records : cette chimère est probablement Hydrolagus trolli... qui n'a rien à faire là. Cette « chimère troll », en effet, est connue seulement depuis 2002 et n'a été repérée que dans le Pacifique sud, au large de l'Australie, de la Nouvelle-Calédonie et de la Nouvelle-Zélande. Cette vidéo inédite est donc aussi une première scientifique dans le Pacifique nord, tout comme les observations faites à Hawaï.
Une chimère, probablement Hydrolagus trolli, nage sans peur devant la caméra d’un véhicule sous-marin téléguidé. © MBari
Ces chimères sont discrètes mais leur territoire est vaste
Les chimères sont des poissons bien étranges. Cartilagineux comme les requins et les raies (des chondrichtyens comme eux, donc), ils s'en distinguent par leurs fines nageoires, une queue pointue et une peau lisse et fréquentent peu les eaux de surface, préférant les abysses. On en trouve dans tous les océans mais ce groupe, séparé des requins et des raies depuis trois cents millions d'années, s'est peu diversifié. On y distingue actuellement deux genres, Chimaera et Hydrolagus, et les auteurs de l'étude, Amber Reichert, Lonny Lundsten et David Ebert, penchent donc pour H. trolli. Mais il faudrait des analyses plus poussées, de l'ADNADN par exemple, pour en être sûr.
Cette chimère ayant été observée jusque-là à des milliers de kilomètres plus au sud, son observation près des côtes californiennes et à Hawaï montre l'interconnexion des abysses. Les aires de répartitionaires de répartition des espèces vivant à grandes profondeurs dans un environnement bien moins différencié qu'en surface peuvent s'étendre sur de très vastes régions.