Dans un essai publié récemment, des chercheurs suggèrent que les activités humaines pourraient créer de nouveaux couplages phénotypiques comportement / physiologie chez les animaux sauvages.


au sommaire


    L'être humain est manifestement devenu une force indépendante de la nature. Que ce soit au niveau du changement climatique, où les activités humaines sont clairement mises en cause dans l'accélération de ce dernier, ou encore dans l'évolution phénotypique de la faune qui nous entoure. Dans un récent essai paru dans la revue Public Library of Science Biology, des chercheurs suggèrent de créer de nouvelles catégories de phénotypesphénotypes au sein des animaux sauvages afin de rendre compte de certaines données empiriques. Pour nous aider à mieux comprendre cet essai, nous avons interrogé Philippe Huneman, directeur de recherche CNRS en philosophie de la biologie et de la médecine à l'Institut d'histoire et de philosophie des sciences et des techniques à l'Université Paris-Sorbonne.

    Syndrome comportemental : proactif versus réactif

    Jusqu'à présent, on considérait généralement le phénotype des animaux sauvages comme étant un continuum allant de proactif à réactifréactif. Les individus proactifs montrent une audace, une agressivité et une activité physiquephysique plus importante que leurs congénères réactifs plus timides, moins agressifs et plus passifs face à des stimuli stressants. Ces phénotypes comportementaux sont corrélés à des variables physiologiques. Les individus réactifs ont des réponses plus marquées au niveau de l'axe hypothalamo-hypophysaire et surrénalien et une plus faible activité du système nerveux sympathiquesystème nerveux sympathique par rapport aux individus proactifs. Mais cet essai dont nous parlons vient bouleverser les choses. « Ce genre de modèle est rarement gravé dans le marbre, précise Philippe Huneman. Le philosophe développe : la distinction théorique est de prime abord très forte mais devant de nouvelles données, il est évident que l'on doit réviser ce type de modèle assez simpliste. »

    Les animaux sauvages d'une même espèce peuvent agir différemment en fonction de leur phénotype. © iisjah, Pixabay
    Les animaux sauvages d'une même espèce peuvent agir différemment en fonction de leur phénotype. © iisjah, Pixabay

    L'être humain bouleverse l'environnement naturel...

    Par ses activités, l'être humain, tout en étant soumis aux lois qui gouvernent la nature, participe à la modifier. Par exemple, la domestication, qui est une pratique très ancienne, protège les proies de leurs prédateurs naturels et facilite l'accès à la nourriture des animaux domestiques. Mais, depuis plusieurs décennies, beaucoup d'autres choses ont changé et participent à remodeler les traits phénotypiques des animaux sauvages, comme le tourisme et l'urbanisation. Ces activités mettent en contact rapproché l'être humain avec diverses espèces et leurs populations d'individus proactifs et réactifs. Ces individus entretiennent des relations entre eux (on parle alors de relation intraspécifique) et entre membres d'espèces différentes (on parle alors de relation interspécifique).

    ...et crée de nouveaux couplages entre comportement et physiologie

    En bouleversant l'architecture de l'environnement et des paramètres cruciaux comme l'accès à la nourriture ou à la protection, nous participerions à créer deux nouveaux couplages entre comportement et physiologie que les chercheurs ont nommé individus pré-préactifs et individus préactifs. Les premiers seraient présents dans les environnements où le bouclier humain est faible, comme les lieux faiblement urbanisés ou les lieux écotouristiques excentrés des villes. Dans ces conditions, les individus réactifs deviennent plus audacieux tandis que leur réponse physiologique au stressstress reste identique. À l'inverse, les individus proactifs voient leur réponse physiologique au stress augmenter et leur audace diminuer. Les seconds seraient présents dans les environnements où le bouclier humain est fort, comme dans les lieux très touristiques et les centres-villes. Dans ces conditions, les individus réactifs deviennent plus audacieux, leur réponse physiologique au stress diminue tandis que leurs capacités cognitives et leur agressivité restent identiques. À l'inverse, les individus proactifs deviennent moins agressifs, leur réponse physiologique au stress diminue, leur audace reste identique et leurs capacités cognitives s'améliorent.

    Les activités humaines, même adaptées, contribueraient à modifier durablement les couplages phénotypiques comportement / physiologie des animaux sauvages. © ecuadorquerido, Adobe Stock
    Les activités humaines, même adaptées, contribueraient à modifier durablement les couplages phénotypiques comportement / physiologie des animaux sauvages. © ecuadorquerido, Adobe Stock

    Comment expliquer ces changements ?

    Philippe Huneman nous informe qu'il existe trois hypothèses. « La première hypothèse est de nature écologique. Un processus de colonisation s'est mis en place, une niche, c'est-à-dire un type d'espace spécifique où l'espèce peut exister, s'est ouverte et les animaux qui possédaient déjà les bons traits sont venus. La seconde hypothèse est de nature comportementale. En effet, un phénomène de plasticitéplasticité phénotypique pourrait expliquer ces observations empiriques. La troisième hypothèse est de nature évolutionnaire, c'est-à-dire qu'il y a un changement des gènesgènes, ce qui, par définition, n'est pas le cas dans le cas de la plasticité phénotypique. Ici, les pressionspressions de sélection induites par les humains et leurs activités peuvent avoir progressivement favorisé la reproduction des animaux préactifs ou pré-préactifs au détriment des autres. L'essai reste descriptif et ne tranche pas entre ces hypothèses. Aussi, elles ne sont pas mutuellement exclusives et l'hypothèse numéro 2 précède fréquemment la survenue de l'hypothèse numéro 3. »

    Si vous avez bien remarqué, ce qui est bluffant ce n'est pas tant les changements, mais le fait que les activités humaines semblent avoir la capacité de découpler des traits comportementaux et des traits physiologiques chez les animaux sauvages. « Ce que cet essai suggère, c'est que les activités humaines induisent de nouveaux couplages entre les variables comportementales et les variables physiologiques. D'ailleurs, il suffit de se balader dans certaines villes pour s'en rendre compte via nos simples sens, par exemple en s'approchant des pigeons », détaille Philippe Huneman. Mais n'y aurait-il que l'être humain pour engendrer de tels phénomènes ? Peut-être pas. Comme nous le précise Philippe Huneman, « il est probable que d'autres formes de commensalismes produisent des effets similaires. Par exemple, les fourmis domestiquent les pucerons et les protègent des prédateurs ». Néanmoins, au niveau de l'ampleur des conséquences, l'être humain semble être unique en son genre, comme pour le changement climatiquechangement climatique.

    L'être humain n'est pas la seule espèce à domestiquer et protéger les proies des prédateurs... © thithawat, Adobe Stock
    L'être humain n'est pas la seule espèce à domestiquer et protéger les proies des prédateurs... © thithawat, Adobe Stock

    L'importance des relations entre individus d'une même espèce

    Lors de notre entretien avec Philippe Huneman, un sujet intéressant est apparu au cours de la conversation : le fait que l'écologie comportementale s'intéresse de plus en plus aux variations intraspécifiques. « Pendant très longtemps, cette discipline est restée dans un paradigme interspécifique, se préoccupant principalement que des interactions entre les espèces. Avec ce modèle et ces nouvelles données, on se rend compte de l'importance écologique des variations intraspécifiques, qui sont habituellement l'apanage des disciplines évolutionnaires. Tout cela renouvelle la question, qui n'avait jamais reçu de réponse consensuelle : "Que se passe-t-il si deux niches d'espèces se croisent ?" »,  se demande le chercheur.

    Veut-on durablement coloniser tout l'espace sauvage ou le préserver de notre présence. © Taïga, Adobe Stock
    Veut-on durablement coloniser tout l'espace sauvage ou le préserver de notre présence. © Taïga, Adobe Stock

    Que faut-il faire ? 

    Avec toutes ces informations en notre possession, une question se pose : que faut-il faire ? C'est la même question à laquelle nous avons dû collectivement répondre lorsque nous nous sommes rendu compte de l'impact considérable de nos activités humaines sur le climat. Elle se pose aussi pour la conception des zones d'activités humaines. « Veut-on évoluer vers un monde où la différence entre animaux sauvages et animaux domestiques s'estompe ? soulève Philippe Huneman. Le chercheur développe : En somme, souhaite-t-on atténuer l'opposition entre nature humaine et nature non humaine ? A-t-on envie de continuer dans cette voie et, in fine, d'éliminer complètement le sauvage de la surface de la terre ? Ou alors considère-t-on qu'il faut qu'il existe des espaces purement sauvages où les animaux et les plantes ne seraient pas exposés aux humains car, s'ils le sont, comme nous l'avons vu, ils finiront par changer ? Ce sont deux lectures qui font débat dans la littérature sur le sujet. L'une souhaite préserver le sauvage, l'autre pacifier durablement les rapports entre Hommes et animaux. Mais à quel prix ? », conclut le philosophe.