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    Un dossier réalisé par Martial Seon

    L'hypothèse d'une réalité indépendante, cause des phénomènes, se heurte à un argument philosophique, que Kant formule dans la section VII de La Logique, à savoir que "la vérité consiste dans l'accord de la connaissance avec l'objet (...). Or le seul moyen que j'ai de comparer l'objet avec ma connaissance c'est que je le connaisse. Ainsi ma connaissance doit se confirmer elle-même ; mais c'est bien loin de suffire à la vérité. Car puisque l'objet est hors de moi et que la connaissance est en moi, tout ce que je puis apprécier c'est si ma connaissance de l'objet s'accorde avec ma connaissance. Les anciens appelaient diallèle un tel cercle dans la définition. Et effectivement c'est cette faute que les sceptiques n'ont cessé de reprocher aux logiciens ; ils remarquaient qu'il en est de cette définition de la vérité comme d'un homme qui ferait une déposition au tribunal et invoquerait comme témoin quelqu'un que personne ne connaît, mais qui voudrait être crû en affirmant que celui qu'il invoque comme témoin est un honnête homme. Reproche absolument fondé, mais la solution du problème en question est totalement impossible pour tout le monde". En d'autres termes, pour connaître un objet, il faut entrer en contact avec lui. Le résultat de cette interaction se manifeste dans ce que l'on appelle la réalité empirique, la seule à laquelle nous avons directement accès. Pour que cette réalité nous révèle quelques informations à propos de la réalité indépendante, il faut que celle-ci soit cause de celle-là. Dès lors pour connaître le Réel à partir de l'expérience, il faut soit connaître quelque chose de plus sur la nature du lien entre les deux réalités que sa vaguevague causalité, soit connaître quelque chose de la réalité indépendante d'où l'on pourrait déduire des informations sur son lien aux phénomènes. Nous avons donc affaire à une structure à trois termes, la réalité empirique, la réalité indépendante et leur relation ; et à partir de la connaissance du premier nous ne pouvons en rien assurer de la validité de ce que nous postulons sur les deux autres.

    Cet argument, précise d'Espagnat dans Physique et Réalité, prouve seulement "qu'on ne peut jamais être vraiment certain de la conformité à la chose en soi, d'aucune interprétation construite. Il en résulte que cet argument ne peut réfuter que le réalisme ontologique, qui pose en principe que nous pouvons accéder, grâce à la science, à une connaissance exacte et exhaustive de la réalité ultime. Mais en rien il ne rejette la théorie du Réel voilé car elle n'a pas l'ambition de décrire ce qu'est le Réel mais celle d'affirmer qu'il y a un sens de concevoir l'existence d'une réalité indépendante, et secondairement celle de pouvoir tenir pour raisonnable que les grandes lois en fournissent un reflet non totalement déformé." Nous avons vu que la question de l'existence du Réel a un sens pour Bernard d'Espagnat du fait qu'il attribue une primauté au concept d'existence sur celui de connaissance. Dès lors, le renversement d'une théorie?cadre, telle que la mécanique newtoniennemécanique newtonienne, par une autre théorie?cadre, comme la mécanique quantique, témoigne d'un "quelque chose" qui résiste à l'homme. Sans cela nous serions voués à expliquer les progrès et les prédictions de la science en terme de miracle. Il en résulte la question suivante : est-il légitime, d'un point de vue philosophique, de dépasser le stade de la description des phénomènes dans le sens de la théorie du Réel voilé, qui prétendrait que les grandes lois de la physique seraient des reflets non totalement trompeurs de la structure générale du Réel ?

    Un tel dépassement est réfuté par Kant. En effet, grâce à ses notions a priori, il a déterminé une fois pour toutes le cadre conceptuel à l'intérieur duquel toute pensée authentique doit évoluer. Autrement dit, des notions telles que celles d'espace et de temps sont a priori, c'est à dire qu'elles ne sauraient être des concepts empiriques, dérivés d'expériences extérieures. Elles sont des constructionsconstructions de notre esprit. Il en résulte que la science ne peut décrire les choses en soi. Elle nous fournit seulement des représentations humaines des phénomènes. Dés lors les lois de la physique ne peuvent être le reflet d'une réalité indépendante. Cela signifie que le formalisme mathématique de la physique est un pur produit de l'esprit, ne pouvant donc être déduit par l'expérience des rapports entre les phénomènes extérieurs. A cela, d'Espagnat répond que "même si l'on admet au départ que nos mathématiques sont de purs produits de l'esprit ; il n'en est pas moins vrai qu'elles foisonnent de concept et de théorèmes dont un petit nombre seulement sont utilisés en physique mathématique. Du point de vue du mathématicienmathématicien pur, ces derniers n'ont rien de particulier ; si la structuration des données des sens n'était qu'un processus interne à l'esprit humain il n'y aurait aucune raison qu'ils se trouvent privilégiés par la physique. Il est donc faux de dire que tout le fondement de notre description nous est donné a priori. Ce tri, tout au moins, ne l'est pas. Il est par la suite raisonnable d'admettre l'influence ?sur ce choix- d'une réalité extérieure à nous, même si la relation entre celle?ci et nos mathématiques présente, comme le notait EinsteinEinstein, un aspect un peu mystérieux" (Physique et Réalité, introduction). Autrement dit, selon d'Espagnat, la réalité impose un choix au physicienphysicien, dans l'ensemble du formalisme mathématique, afin de traduire en termes de lois les régularités observées.

    L'espoir que d'Espagne fonde dans ce qu'il nomme les grandes lois de la physique comme reflet du Réel nous semble fragile. Qu'est-ce qui fait que ces lois puissent mieux traduire les structures de la réalité indépendante que d'autres lois ? D'Espagnat a justifié ce fait par la faculté de ces lois, telles que celles de Maxwell, à perdurer malgré les changements de paradigmes, si l'on veut reprendre le terme de Kuhn. Or rien ne certifie qu'une prochaine révolution scientifique ne vienne discréditer ces grandes lois, sauf si l'on estime que la physique quantique soit l'ultime théorie?cadre, sous-entendu qui nous a semblé être présent dans la pensée de d'Espagnat.

    De plus, même si l'on accepte l'idée d'une réalité indépendante, cela ne signifie pas que les structures mises en évidence par l'expérience soient les structures universelles du Réel. La division réalité empirique et réalité indépendante engendre l'image de deux blocs compacts adossés l'un à l'autre, ne permettant pas l'idée de degré de réalité. En effet, on peut admettre que les lois de la physique ne traduisent que la régularité des phénomènes observés, c'est à dire que l'interaction entre l'homme et le Réel se manifeste par l'acte expérimental. Celui-ci donne naissance à une réalité que l'on nomme empirique, qui naît de cette confrontation entre l'homme et le Réel, mais qui n'a aucun rapport avec ce dernier dans sa constitution. Ainsi la réalité empirique serait un espace différent et totalement indépendant du Réel, disposant des lois que l'homme lui confère. Le côté non arbitraire des théories scientifiques, que d'Espagnat évoque pour justifier leur éventuel reflet du Réel, peut ainsi s'expliquer. Il ne faut pas croire la réalité empirique, comme pure création de l'homme mais comme "l'enfant" de la réalité indépendante et de l'homme, disposant donc de règles particulières qui ne sont pas plus le reflet de l'un que de l'autre. Dès lors les grandes lois de la physique sont le reflet d'un degré moindre que le Réel lui-même, ce qui signifie qu'elles ne sont pas extensibles universellement au Réel mais qu'elles se limitent à une réalité plus proche de nous qui est la réalité empirique.