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    Au moment où j'ai commencé mes recherches sur l'historique de la mnémotechnie, un mystère planait autour de Grégoire de Feinaigle, ou Gregor von Feinaigle, que j'ai tout d'abord trouvé cité avec des déformations phonétiques Fainegle ou Fenaigle. Pourtant, il semblait que c'était un mnémoniste extrêmement réputé à son époque, qui propageait sa méthode grâce à des cours et conférences dans toute l'Europe. Il ne publia ses méthodes dans aucun livre, ce qui lui valut d'être oublié par la suite...

    <em style="text-align: center;">Le Monastère de Salem</em>, tableau d’Andreas Brugger datant de 1765. Gregor von Feinaigle fut moine avant d’enseigner la mnémotechnie. © DP

    Le Monastère de Salem, tableau d’Andreas Brugger datant de 1765. Gregor von Feinaigle fut moine avant d’enseigner la mnémotechnie. © DP

    Gregor von Feinaigle, né en 1760 au Luxembourg et mort à Dublin en 1819, est un moine de l'ordre cistercien de Salem. Fuyant les invasions napoléoniennes de 1803, il se fait professeur de mnémotechnie et parcourt l'Europe, Paris, Londres, etc. Le public commence par s'enthousiasmer lors de ses conférences à Paris en 1806, mais déchante vite devant la complexité du système. Feinaigle se rend ensuite en Angleterre, où il continue ses conférences et finira même, grâce à un succès en Irlande, à fonder une école, qui fermera ses portesportes peu après la mort de son fondateur. La mnémotechnie lui doit presque tous les procédés modernes, notamment la formule et surtout la table de rappel.

    1806 : le mystérieux Grégoire de Feinaigle

    Dans le fascicule très court, sans doute une publicité (1806), que j'ai trouvé à la Bibliothèque nationale, une table de rappel imagée est représentée, mais cette table n'a pas de mode d'emploi. Heureusement, des disciples publièrent des traités à partir de notes de conférences, qui permettent de nous représenter de façon assez complète le système astucieux de Feinaigle. J'ai trouvé deux traités de ce type, l'un en Angleterre (bibliothèque universitaire de Cambridge) publié pour la première fois en 1812 à Londres (Feinaigle avait fait une série de conférences en 1811), l'autre en France (Bibliothèque nationale) édité par Thomas Naudin en 1800. Le traité anglais s'intitule Le nouvel art de la mémoire, basé sur les principes enseignés par M. Gregor von Feinaigle. Le traité français s'intitule Traité complet de mnémonique, et contient un grand nombre de techniques basées en partie sur l'imagerie et la méthode des lieux, mais il présente surtout des innovations à partir du code chiffre-lettre, notamment la table de rappel. 

    Le principe, astucieux, de la table de rappel anticipe la découverte des indices de récupération de la mémoire. La table consiste à construire une liste de 100 mots-clés, à partir du code chiffre-lettre, qui codent les 100 premiers nombres. Ainsi « as » pour coder 0 (0 vaut S ou Z), « or » code le chiffre 4 (4 vaut R), tison code 10, « miroir » vaut 34, etc. L'utilisation de cette table se fait en deux temps : apprentissage par cœur comme une table de multiplication de la table de rappel, puis apprentissage de chaque mot de la liste à mémoriser en liaison avec les mots-clés. Ce tour était très impressionnant devant un public. Imaginons par exemple, une liste de 100 mots à mémoriser dont le 34e mot est « chat » : nous pouvons imaginer un chat se coiffant dans un miroir. Nous pouvons dès lors accéder directement au 34e mot de la liste par « miroir » (qui vaut 34). Si le procédé n'est pas très utile en pratique sauf pour le mnémoniste se produisant en public, il est du moins très astucieux du point de vue des mécanismes de la mémoire, qui ne seront découverts scientifiquement qu'un siècle et demi plus tard ; n'oublions pas que Feinaigle vivait à l'époque de Napoléon !

    1825 : l’invention de la « sténo » de la mémoire

    Dans le sillage des inventions technologiques, le XIXe siècle fut le siècle des techniques de la mémoire. Sous l'intitulé de « mnémotechnie », manuels et traités vont connaître un engouement sans précédent en France sous le nom d'école française. Le chef de file de l'école française est un professeur de musique (1798-1866) contemporain d'Alexandre Dumas. Comme lui, il a connu la Révolution française, Napoléon, la Restauration de la monarchie avec ses trois rois, Louis XVIII, Charles X, Louis-Philippe, deux révolutions (1830 et 1848) et un nouvel empereur, Napoléon III. On a du mal à imaginer comment les gens pouvaient travailler dans ces conditions ! 

    Aimé Paris est l’inventeur de la sténographie de la mémoire. © DP

    Aimé Paris est l’inventeur de la sténographie de la mémoire. © DP

    Et pourtant, Aimé Paris est un des inventeurs de la méthode de sténographie qui permet d'écrire à grande vitesse en ne représentant que les sons consonantiques (les voyelles sont déduites d'après le contexte sémantique). Dans ce sillage, il rêve d'inventer une « sténo » de la mémoire. Dans la technique sténographique (il existe plusieurs techniques), un signe désigne un son consonantique « r » ou un groupe de consonnes (B ou P), les voyelles étant indiquées par un petit signe correctif (i est un point ; une petite barre désigne les sons « ien » ou ian »). La caractéristique principale de la méthode de Paris, et à sa suite de toute l'école française, c'est l'usage du code consonantique pour le code chiffre-lettre.

    Dans son Exposition et pratique des procédés de la Mnémotechnie (Paris, 1825) que j'ai consulté à la Bibliothèque nationale, il reproduit néanmoins la table imagée de Feinaigle ; 1 : observatoire ; 2 : cygne... jusqu'à 100 : balance, mais n'utilise plus la méthode des lieux. En revanche, il perfectionne le code chiffre-lettre en faisant correspondre aux chiffres non pas des consonnes arbitraires, mais des groupes consonantiques apparentés d'après les règles phonologiques, par exemple « t ou d » pour les occlusives, « f ou v » pour les fricatives... Ces perfectionnements phonologiques seront définitivement adoptés et son code est celui que l'on trouve dans les livres contemporains. Dans le code moderne d'Aimé Paris, on prononce les sons de façon consonantique (« je » et non « ji » et « gueu » et non « gé »).

    Un bon exemple d'applicationapplication est la mémorisation de dates d'invention du XIXe siècle ; toutes les dates commençant par 18, seuls les deux derniers chiffres sont codés : Branly, la radio en 1890 : la radio amène l'orchestre dans une pièce (pièce = 90) ; Nobel, la dynamite en 1866 : la dynamite est un joujou explosif (joujou = 66).