Le phénomène d'intrication quantique a été découvert théoriquement par Albert Einstein et Erwin Schrödinger en 1935. Il a conduit au célèbre paradoxe EPR (Einstein-Podolsky-Rosen) qui a débouché en 1982 sur une célèbre expérience menée par Alain Aspect, démontrant la réalité du phénomène d'intrication quantique de l'effet EPR qui est à la base des travaux sur la téléportation et la cryptographie quantique. On le retrouve même dans le domaine des ordinateurs quantiques. On attendait depuis longtemps qu'Alain Aspect soit récompensé par le prix Nobel de physique pour ses travaux sur l'intrication quantique. C'est chose faite ce mois d'octobre 2022.


au sommaire


    Il y a plus de 12 ans, Futura expliquait dans l'article ci-dessous que le physicienphysicien français Alain AspectAlain Aspect venait de recevoir le prix Wolf, en compagnie de John F. Clauser (États-Unis) et Anton Zeilinger (Autriche). Les trois hommes avaient fait des expériences importantes avec des collègues concernant les conséquences des travaux du physicien irlandais John Stewart Bell (1928-1990) qui ont pavé la voie à la toute jeune discipline de l'information quantique. La principale expérience fut menée par Alain Aspect et ses collègues en 1982 à partir d'idées qu'il avait publiées en 1976, inspirée d'un article de John BellJohn Bell en 1964.

    Ces travaux étaient un prélude à ce que l'on appelle maintenant la seconde révolution quantique, la première nous ayant donné l'électronique avec les transistors et le laser, ce qui a conduit au bond technologique menant au monde d'aujourd'hui. Les trois chercheurs nobélisés cette année ont contribué à ouvrir un monde futur qui pourrait être transformé par les ordinateursordinateurs et un internetinternet quantiques.


    Découvrez en animation-vidéo l'histoire de la physique quantique : depuis la catastrophe ultraviolette jusqu'aux promesses de l'ordinateur quantique en passant par la première et la deuxième révolution quantique rendue possible notamment grâce aux travaux d'Alain Aspect. Une animation-vidéo co-réalisée avec L’Esprit Sorcier. © CEA Recherche

    Au départ, John Bell voulait seulement trancher le débat entre Albert EinsteinEinstein et Niels BohrNiels Bohr concernant le rôle et la nature des probabilités en mécanique quantique. Einstein pensait qu'elles n'étaient pas fondamentales, mais Bohr n'était pas d'accord et surtout il soutenait que la description des phénomènes faite par la théorique quantique était complète et qu'on ne pourrait jamais en revenir aux images intuitives dans l'espace et dans le temps de la physique classique en ce qui concerne les atomes et les photons. Sur tous ces points le débat et les interrogations sont toujours là comme on peut s'en convaincre en lisant Helgoland, l'ouvrage que l'on doit à Carlo Rovelli.


    Le physicien Alain Aspect, directeur de recherche CNRS au Laboratoire Charles Fabry de l'Institut d'optique d'Orsay, a reçu la Médaille d'or du CNRS en 2005 pour ses travaux dans le domaine de l'optique quantique et de la physique atomique. Il raconte son parcours et décrit ses travaux dans cette vidéo. Rappelons en complément de la vidéo ci-dessus, qu'en 1935, Albert Einstein montre que les lois de la mécanique quantique autorisent la formation de particules intriquées. Deux photons, par exemple, qui ont interagi entre eux dans le passé puis se sont éloignés l'un de l'autre, conserveraient la possibilité d'échanger des informations. Toute modification d'une propriété d'un des photons est immédiatement transmise à l'autre photon. C'est l'intrication quantique. Pour Einstein, aucune information ne peut se transmettre plus vite que la lumière, et donc le formalisme quantique doit être rejeté. Niels Bohr conteste cette position. Mais aucune expérience n'est à l'époque capable de prouver l'existence ou l'absence de l'intrication (ou non-localité). En 1964, le physicien John Bell montre que les points de vue d'Einstein et de Bohr conduisent à des prédictions différentes et il formalise ce résultat par les célèbres inégalités de Bell. Alain Aspect et son équipe (Philippe Grangier, Gérard Roger et Jean Dalibard) vont réussir à fabriquer une source produisant des paires de photons intriqués, puis à étudier leurs propriétés. Les résultats obtenus (1982) violent les inégalités de Bell, ce qui veut dire que la physique quantique a raison. Il existe bel et bien des paires de particules intriquées, c'est-à-dire des particules dont les propriétés restent liées quelle que soit la distance qui les sépare. Les deux particules même distantes de plusieurs kilomètres se comportent comme un système unique. Ces phénomènes ont des applications dans le domaine de la cryptographie et de l'informatique (ordinateur quantique).© CNRS

    Du prix Wolf au prix Nobel

    On dit souvent que le prix Wolf est une sorte d'antichambre menant au prix Nobel, c'est clairement vérifié puisque Alain Aspect, John Clauser et Anton Zeilinger reçoivent cette année 2022 le prix Nobel de physique. Futura vous propose donc de relire l'article de 2010 que nous avions consacré au prix Wolf et de regarder aussi quelques-unes des nombreuses vidéos sur YouTubeYouTube où Alain Aspect parle de la mécanique quantique et de ses travaux à son sujet. Il y a dans l'article de 2010 des liens à des vidéos des années 1980 où l'on voit Alain Aspect et John Bell et d'autres chercheurs célèbres aussi en rapport avec le problème de l'interprétation de la mécanique quantique.

    Le Journal du CNRS contient aussi une excellente biographie d'Alain Aspect, couvrant également tout son parcours scientifique qui va l'amener à travailler sur le refroidissement laser des atomes et l'obtention des condensats de Bose-Einsteincondensats de Bose-Einstein, des thèmes de recherche qui ont donné lieu à l'attribution de plusieurs prix Nobel de physique dont un à un autre célèbre physicien français Claude Cohen-Tannoudji. Comme il le raconte dans sa biographie, Alain Aspect n'avait initialement pas bénéficié d'une bonne formation en mécanique quantique au début des années 1970 et tout a commencé à devenir plus clair pour lui à la lecture d'un traité monumental qu'a publié au cours de ces années Claude Cohen-Tannoudji avec ses collègues Bernard Diu et Franck Laloë.

    « À l'époque, la physique quantiquephysique quantique était enseignée de manière un peu obscure. Certaines propriétés me semblaient relever de la schizophrénieschizophrénie et je me posais beaucoup de questions sur le formalisme quantique. J'ai commencé à avoir des réponses claires avec ce livre », explique-t-il.

    Mais comme bien d'autres avant lui, Einstein et Schrödinger compris, Alain Aspect n'est pas satisfait par les réponses données à ces questions par Niels Bohr, Werner HeisenbergWerner Heisenberg ou encore Max BornMax Born. De sorte que quand il découvre encore étudiant le court article de John Bell qui montre qu'il est possible de savoir si Einstein a raison contre Bohr avec des expériences, c'est une révélation. « Sa lecture fut comme un coup de foudrefoudre, j'ai su que c'était sur ce sujet que je voulais travailler », explique-t-il, toujours dans l'article du Journal du CNRS.  Dès lors il s'est lancer sur la trajectoire qui aboutira à la percée de 1982 en publiant déjà un article fondateur à ce sujet en 1976.

    Le prix Nobel d'Alain Aspect ne fait que confirmer l'excellence de la recherche française dans le domaine de la physique quantique, notamment avec l'intrication quantiqueintrication quantique puisqu'un autre lauréat français avait effectué ses recherches lui aussi à ce sujet, mais en rapport avec le Chat de Schrödinger, le physicien Serge Haroche.


    Alain Aspect nous parle du mystérieux monde quantique. © Festival d'Astronomie de Fleurance

    Alain Aspect nous parle ici de l'intrication quantique avec l'effet EPR, les travaux de John Bell et les siens et comment cela conduit à la seconde révolution quantique. © Société Française de Physique

    Le prix Wolf récompense Alain Aspect pour ses travaux sur l'effet EPR

    Article de Laurent SaccoLaurent Sacco publié le 10 février 2010

    Déjà médaille d'or du CNRS en 2005, le physicien français Alain Aspect vient de recevoir le prix Wolf, en compagnie de John F. Clauser (Etats-Unis) et Anton Zeilinger (Autriche). Presque l'équivalent du Nobel, ce prix récompense les pionniers qui ont démontré le caractère réel et déroutant de l'intrication quantique, à la racine de l'effet EPR et des travaux modernes sur l'information quantique.

    Albert Einstein a incontestablement été l'un des pères fondateurs de la mécanique quantique. Il est le premier à comprendre que les quanta introduits par PlanckPlanck pour expliquer le rayonnement du corps noircorps noir imposent une structure discontinue à la lumièrelumière. Il est le premier à introduire le calcul des probabilités pour rendre compte des transitions quantiques dans l'atome de Bohratome de Bohr et il anticipe avant tout le monde la notion de chaos quantique. Ses travaux inspirèrent à Louis de BroglieLouis de Broglie l'idée que la matièrematière elle-même est de nature ondulatoire, et, en attirant l'attention de la communauté scientifique sur les idées de ce physicien français, les articles d'Einstein lancèrent Schrödinger sur la voie de la découverte de sa célèbre équationéquation.

    Pourtant, à partir de 1927 et du fameux congrès Solvaycongrès Solvay, Einstein va s'opposer de plus en plus clairement à l'interprétation orthodoxe de la mécanique quantique construite par les travaux de Bohr, Born, Heisenberg et Dirac. Pour lui, la théorie quantique n'est pas fausse mais incomplète. Il doit exister un moyen de dériver l'apparition des amplitudes des probabilités quantiques, ainsi que l'existence de quanta de matière et de lumière, à partir d'une généralisation des équations de la relativité généralerelativité générale. Derrière le voile de l'expérience quantique doit se trouver une image simple, mais pas simpliste, et conforme aux représentations classiques dans l'espace et dans le temps, des phénomènes d'interactions entre matière et lumière.

    Au cours des années suivantes, Einstein proposa plusieurs expériences de pensée pour tenter de réfuter la fameuse interprétation de Copenhagueinterprétation de Copenhague de la mécanique quantique. Il y eut bien sûr le célèbre argument de la boîte à photons mais ce dernier fut rapidement contré par Niels Bohr en utilisant la relativité générale d'Einstein. Plus délicat à réfuter fut l'argument développé par Einstein et ses collaborateurs, Boris Podolski et Nathan Rosen, dans un article mémorable paru en 1935.

    Le phénomène d'intrication quantique exposé dans cet article, et baptisé par la suite effet EPR, pour Einstein-Podolski-Rosen, était paradoxal et intriguant, puisqu'il semblait en contradiction avec la théorie de la relativité restreinterelativité restreinte. Mais, à l'époque, la vérification expérimentale était techniquement impossible. Quoiqu'il en soit, Bohr avait répondu par avance que l'effet devait bien être réel, conforme à l'interprétation orthodoxe de la mécanique quantique, mais nullement en contradiction avec la théorie de la relativité.

    D'une particule, que peut-on mesurer ?

    Selon l'effet EPR, deux particules ayant interagi, par exemple un pion se désintégrant en donnant un électronélectron et un positronpositron, forment un tout indissociable quelles que soient les distances les séparant. Effectuer une mesure sur l'une des particules (déterminer sa position par exemple) influence instantanément l'état de l'autre et la capacité à mesurer son impulsion.

    En effet, dans ce cas précis, la conservation de l'impulsion implique que les deux particules ont la même en valeur mais de sens opposés. On pourrait donc espérer contourner les probabilités quantiques, et plus précisément les inégalités de Heisenberginégalités de Heisenberg, en mesurant la position d'une particule et l'impulsion de l'autre, ce qui, naïvement, permettrait de mesurer la position et la vitessevitesse d'une seule particule avec une précision arbitraire.

    La mécanique quantique orthodoxe interdisant ce genre de chose, il faudrait en conclure que la mesure de la position sur une particule brouille instantanément, même à des années-lumièreannées-lumière, l'impulsion de l'autre particule.

    Pour Einstein, c'était inacceptable et le signe qu'une théorie à variables cachées remplacerait un jour la mécanique quantique.

    Pour Bohr, comme les deux particules ne possédaient pas simultanément une vitesse et une position bien définies avant toute mesure, il était possible d'utiliser le flou des probabilités quantiques pour que cet effet plus rapide que la lumière ne puisse pas servir à transmettre un signal et donc à violer la relativité restreinte.

    Niels Bohr et Albert Einstein chez Paul Ehrenfest à Leide en 1925. © DP
    Niels Bohr et Albert Einstein chez Paul Ehrenfest à Leide en 1925. © DP

    Les choses en restèrent là jusque vers 1964 lorsque le physicien irlandais John Bell eut une idée, stimulé par des conversations au CernCern avec Josef M. Jauch.

    Pensant comme Einstein que les probabilités en mécanique quantique ne provenaient pas d'un hasard fondamental à l'œuvre au cœur des phénomènes mais de l'ignorance de certains paramètres cachés à un observateur humain, à l'instar des positions et vitesses exactes des particules dans une molemole de gazgaz, il dériva un théorème permettant de départager clairement les positions d'Einstein et de Bohr à l'aide d'expériences.

    Les physiciens David Bohm et David Mermin avaient transposé le raisonnement EPR, qui portait initialement sur la mesure des positions et des vitesses d'une paire de particules de matière intriquées, à la mesure des spinsspins de ces particules (pour David Bohm) et à la mesure de la polarisation d'une paire de photons intriqués (pour David Mermin).

    Les particules, ça n'existe pas

    Avec les photons, des expériences précises étaient envisageables. Une équipe constituée de John Clauser et S. J. Freedman publia en 1972 des résultats expérimentaux sur une inégalité contenue dans le théorèmethéorème de Bell et que devait vérifier toutes les formulations dites locales à variables cachées prolongeant les équations de la mécanique quantique dans le sens des idées d'Einstein.

    Ces résultats étaient négatifs, violant l'inégalité de Bell mais en plein accord avec les prédictions orthodoxes de la mécanique quantique. Toutefois, cette première expérience pouvait être critiquée et les sceptiques, comme John Bell lui-même, ne s'en privèrent pas.

    Les choses changèrent lorsque Alain Aspect et ses collègues Philippe Grangier, Gérard Roger et Jean Dalibard réalisèrent une nouvelle expérience à l'Université d'Orsay en 1982. Bien plus précise et bien plus propre, elle continua à donner tort à Einstein et raison à Bohr. Cette fois, la grande majorité de la communauté scientifique fut convaincue.


    Une vidéo en anglais expliquant l'expérience d'Aspect avec son auteur et John Bell. © 1986 BBC

    L'expérience d’Alain Aspect devient rapidement mondialement célèbre et avec elle la notion d'effet EPR et d'intrication quantique. Elle montre clairement ce que Bohr, Heisenberg et Dirac avaient compris. Le substratum physique de l'UniversUnivers est hors espace et hors temps, il n'y a fondamentalement ni particules ni ondes dans le monde quantique. On ne peut se servir de ces images mentales que comme des approximations, se limitant l'une l'autre, pour décrire les expériences de physique ou un instrument de mesure classique entre en interaction avec un être quantique. C'est surtout aussi la notion de non séparabilité qui entre en ligne de compte comme n'a cessé de le souligner le physicien et philosophe Bernard d'Espagnat, qui avait beaucoup discuté avec Bell et Aspect.

    Au niveau le plus fondamental, il n'y aurait qu'un tout non séparable dans l'espace et le temps et quelles que soient les distances entre les quanta dans l'espace, on ne saurait qu'approximativement les penser comme des entités indépendantes.


    Une excellente vidéo en anglais sur le débat entre Bohr et Einstein, le théorème de Bell, l'expérience d'Aspect avec des commentaires de John Wheeler (Texas), John Bell (Cern), David Bohm (Londres), Abner Shimony (Boston), Alain Aspect (Paris). © 1985 Jorlunde Film Denmark

    Ces considérations philosophiques issues de l'intrication des particules ne sont pas les seules conséquences de l'expérience d'Alain Aspect. En montrant que l'intrication est un phénomène bien réel, elle a ouvert la voie aux travaux sur la cryptographiecryptographie et la téléportation quantique ainsi que sur les ordinateurs quantiquesordinateurs quantiques manipulant des qubitsqubits.

    C'est ainsi que Anton Zeilinger, en emboîtant le pas à John Bell et Alain Aspect, fut un des premiers à décrire des expériences portant sur l'intrication de trois particules. Surtout, Anton Zeilinger, avec ses collègues, a réussi au cours des années 1990 à utiliser ces travaux dans des expériences de cryptographie et de téléportation quantique.

    L'attribution du prix Wolf 2010 à John Clauser, Alain Aspect et Anton Zeilinger est donc amplement méritée. Gageons - et espérons - que pour Alain Aspect, cette récompense n'est qu'un prélude. En effet, ce prix décerné par la Fondation Wolf et qui sera remis par le Président israélien Shimon Peres lors d'une cérémonie à la Knesset le 13 mai 2010, est presque l'équivalent du prix Nobel de physique au sein de la communauté scientifique.

    Il n'est pas anodin de constater que parmi les récipiendaires du prix Wolf, en plus de chercheurs aussi prestigieux que Roger PenroseRoger Penrose, Stephen HawkingStephen Hawking et John Wheeler, on a compté bien des lauréats qui recevront par la suite des prix Nobel, comme Albert Fert et Pierre-Gilles de Gennes.

    Les contributions d'Alain Aspect à la physique sont loin de se cantonner au domaine de l'effet EPR, il a en effet travaillé en collaboration avec Claude Cohen-Tannoudji sur le refroidissement des atomes par laser au Laboratoire Kastler Brossel (LKB) de l'ENS à partir de 1985 et a ainsi réussi à refroidir des atomes à un microkelvin. Au millieu des années 1990 il commence à s'intéresser au domaine des condensats de Bose-Einstein et des lasers à atomes et il poursuit actuellement des recherches sur ce sujet.

    Il est membre de l'académie des sciences, directeur de recherche au CNRS, professeur à l'Institut d'optique et à l'Ecole Polytechnique et anime le Groupe d'Optique Atomique du Laboratoire Charles Fabry de l'Institut d'optique (Institut d'optique/CNRS/Université Paris-Sud 11).