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    À la fin du XIXe siècle, la revue L'Illustration publiait une chronique intitulée La Science amusante, par un certain Tom Tit, qui connut un grand succès. Dans l'une d'elles, « L'œuf valseur », le lecteur était invité à faire tourner sur une assiette un œuf couché, qui, surprise, se mettait debout tout seul : le clou du spectacle était de faire en sorte de le présenter juste à ce moment à l'auditoire, comme s'il était servi sur un coquetier.

    L'énigme des œufs tournants. © Annca, Pixabay, DP
    L'énigme des œufs tournants. © Annca, Pixabay, DP
    <em>La Science amusante</em> de Tom Tit, revue dans laquelle est parue l'expérience de l'œuf valseur. © DR
    La Science amusante de Tom Tit, revue dans laquelle est parue l'expérience de l'œuf valseur. © DR

    Expérience : faire tourner un œuf cru puis cuit

    • L'œuf cru

    Posez un œuf cru sur la table. Puis, faites-le tourner sur lui-même. Que se passe-t-il ? L'œuf tourne avec difficulté. Pourquoi ? Parce qu'entre la coquille solide de l'œuf cru et son intérieur liquide, la communication n'est pas très bonne. Dans un solide, les molécules sont comme soudées l'une à l'autre, alors que dans un liquide, elles ne sont que faiblement liées entre elles. Donc elles ne transmettent qu'imparfaitement les forces.

    Un œuf cru aura du mal à tourner sur lui-même. Un œuf cuit, avec une impulsion forte, se redresse à la verticale ! © Dunod
    Un œuf cru aura du mal à tourner sur lui-même. Un œuf cuit, avec une impulsion forte, se redresse à la verticale ! © Dunod

    Résultat : quand l'impulsion est donnée, les molécules de la coquille solide n'entraînent au mieux que les plus périphériques de leurs consœurs du blanc d'œuf, et ne parviennent pas à mettre en branle le reste. Les parties de l'œuf qui tournent frottent sur celles qui sont immobiles ou plus lentes. Ces frottements ralentissent puis arrêtent assez rapidement le mouvement de l'œuf. Faire tourner un œuf de cette manière, puis tenter de l'arrêter en posant un instant ses doigts dessus, est d'ailleurs un bon moyen de savoir s'il est cru ou cuit. Car s'il est cuit, il tourne beaucoup plus longtemps. Mais dans ce cas, il y a mieux...

    • L'œuf cuit

    Cuisez l'œuf une dizaine de minutes dans l'eau bouillante (mettez l'œuf dès le départ dans l'eau froide salée). Posez-le ensuite sur la table et faites-le tourner le plus vite possible. Qu'observez-vous ?

    Si l'impulsion initiale est faible, l'œuf ne fait que tourner en position horizontale, voire légèrement inclinée. Mais si elle est assez grande (il faut donner un bon coup de poignet), l'œuf se redresse et se met à tourner en position verticale, pendant plusieurs secondes. Ensuite, il ralentit et finit par retomber. Pourquoi ? Quel est le rôle de la vitesse ?

    Faites tourner l'œuf sur lui-même, à plusieurs vitesses, d'abord horizontalement, puis verticalement. Horizontalement, l'œuf tourne sans problème quelle que soit la vitesse. En revanche, verticalement, il faut le lancer plus vite, comme une toupie. Sinon, il tombe. 

    Gravité et énergie cinétique

    Donc, que ce soit quand l'œuf tourne debout ou quand l'œuf, initialement couché, se redresse, la contrainte est la même : il lui faut dépasser une certaine vitesse. Pourquoi ? Pour vaincre la gravité.

    Être debout, pour l'œuf, comme pour le bipède au matin, demande de l'énergieénergie. Pour qu'il adopte cette position, il doit trouver cette énergie quelque part. La seule réserve dont il dispose est contenue dans son mouvement de rotation. Il ne peut donc se redresser que si l'énergie de son mouvement de rotation debout est inférieure à celle de sa rotation couchée, et que la différence est au moins égale à l'énergie nécessaire pour qu'il se relève. Si sa rotation est trop lente, rien à faire : son énergie est plus faible que celle dont il a besoin pour se relever (cette « énergie cinétiqueénergie cinétique », comme l'appellent les physiciensphysiciens, est proportionnelle au carré de sa vitesse de rotationvitesse de rotation). Voilà pourquoi une vitesse minimum est nécessaire.

    Mais pourquoi l'œuf utilise-t-il moins d'énergie à tourner debout que couché ? Parce que la rotation d'un objet ne demande pas la même énergie selon sa forme et selon la direction autour de laquelle il tourne. Ainsi, faire pivoter un stylo selon l'axe de sa longueur nécessite moins d'énergie que si l'axe est perpendiculaire au stylo et passe par son milieu : dans le second cas, chaque portion du stylo parcourt un chemin beaucoup plus grand que dans le premier (par exemple, la pointe décrit un cercle dont le diamètre est la longueur du stylo).

    Comment observer l'énergie cinétique de façon ludique ? Avec un œuf ! © Kacper Kangel Aniolek, CC by-sa 3.0
    Comment observer l'énergie cinétique de façon ludique ? Avec un œuf ! © Kacper Kangel Aniolek, CC by-sa 3.0

    L'œuf, les frottements et l'énergie

    Le concept utilisé par les physiciens pour traduire ce fait est le moment d'inertieinertie. Plus celui-ci est petit, moins l'objet a besoin d'énergie pour tourner. C'est exactement ce que fait une patineuse pour exécuter plus facilement une pirouette : elle ramène bras et jambes le long de son corps, c'est-à-dire diminue son moment d'inertie. Même chose pour l'œuf. Car, tout comme le stylo, l'œuf qui tourne debout a un plus petit moment d'inertie que l'œuf couché. Donc, quand il se redresse, l'énergie nécessaire à sa rotation diminue.

    L'œuf, contrairement à la patineuse, n'a pas de bras. Il ne peut pas modifier son moment d'inertie tout seul. Qu'est-ce qui le relève ? Ce sont les frottements. Chaque fois que l'œuf frotte, il perd de l'énergie. Il en a donc moins pour tourner. Conséquence : son moment d'inertie doit diminuer. Et le seul moyen de le faire est que l'œuf se rapproche de la position debout. Ce sont donc les frottements qui, petit à petit, redressent l'œuf. Ce n'est qu'ensuite qu'ils finiront, lentement mais sûrement, par ralentir puis stopper la rotation.

    Les œufs tournants : la fin d'une énigme ?

    Dans ses détails, le redressement de l'œuf fait toujours l'objet de controverses. En 2002, deux physiciens, K. Moffatt, et Y. Shimomura ont proposé une solution au titre décidé : « Œufs tournants - un paradoxe résolu ». Ce qui a fait bondir Andy Ruina, professeur de mécanique à l'université Cornell, pour qui cette analyse ne fait somme toute que réinventer la roue, tout en laissant le fond du problème entier. Depuis, Nawaf M. Bou-Rabee et deux de ses collègues du Caltech ont soumis un article très fouillé sur la question. Ils clarifient en particulier le rôle central d'une quantité, la constante de Jellett, qui reste à peu près invariante tout le long du redressement. Eh oui, « tout cela pour un œuf », comme aurait dit Ionesco...

    Faites l'expérience

    Le redressement spontané s'applique à tous les objets de forme quasi ellipsoïdale. Mais l'œuf n'est pas symétrique : il a un petit et un gros bout. Sur lequel se relève-t-il ? Le gros, le petit ou les deux ? Faites l'expérience pour le savoir !