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    Venons-en au langage qui nous intéresse ici, en développant notre notion de mosaïque. Le langage humain - les langues - a la même structure que de nombreux autres traits biologiques : une structure « en mosaïque », où le « tout » laisse une large autonomieautonomie à ses parties.

    Le langage apparaît, chez l'Homme, si l'on en croit la linguiste Stéphane Robert (Robert, 2003), comme la capacité à énoncer, d'une manière linéaire et analytique, des concepts qui appartiennent à un monde (celui de la pensée) qui, lui, est non linéaire et multidimensionnel. Ainsi, on peut remarquer que l'interprétation des énoncés linguistique par l'auditeur est évolutive (ou encore émergente) : la signification d'un message particulier n'émerge que progressivement, au fur et à mesure que les mots sont prononcés. Comme le rappelle Stéphane Robert « les mots sont en effet des déclencheurs de représentations complexes... leur combinaison en un énoncé est un processus dont le produit n'est pas nécessairement stable ». En d'autres termes, lors de l'énoncé d'une phrase, la signification finale ne se dégage que peu à peu de la gangue complexe des ambiguïtés véhiculées par les différentes unités sémantiques successives.

    Qu'est-ce que le langage ? © Free-Photos, Pixabay, DP
    Qu'est-ce que le langage ? © Free-Photos, Pixabay, DP

    Une large autonomie, gage de suspense

    En témoigne, par exemple, la phrase suivante, où l'interprétation du message est modifiée, à chaque pas, par l'arrivée de nouveaux éléments porteurs de sens : « En entendant le coucoucoucou, l'étudiant chinois, au lieu de mettre la main dans sa poche pour vérifier son argent, comme l'aurait fait un paysan charentais, a pensé à Mao Tse Toung et à ses fausses promesses ». On remarque, sur cet exemple, que des éléments sémantiques comme « étudiant chinois », « le rappel que les paysans charentais attribuent au chantchant du coucou une valeur prédictive de l'argent qu'ils auront dans l'année », « la référence à Mao Tse Toung » , « les fausses promesses »... n'apparaissent que graduellement pour modifier, peu à peu, le sens de (la totalité du) message : totalité qui est ici une vision à la fois bucolique (elle provient d'un chant d'oiseauoiseau), politique (les fausses promesses de Mao) et humoristique (la référence à Mao vient du coucou). Si un sourire s'esquisse sur la bouche de l'auditeur, c'est seulement à la fin de phrase. Il s'ensuit entre le « tout », c'est-à-dire le sens global de l'énoncé, et les parties, c'est-à-dire les unités sémantiques, les mots qui le composent, une dialectique continue, où les parties gardent, jusqu'à la compréhension finale du message, une large autonomie par rapport au tout.

    Citons encore cet exemple, fourni par le superbe haïkou, à la française, de Jean Monod (Antonini, 2003), l'orthographe du terme « haïkou » est ici volontairement francisée :

    « L'absente de tout
    Bouquet la voilà me dit
    En se montrant l'aube. »

    Haïkou « à la française » (Friedenkraft, 2002), parce qu'ici la progression sémantique utilise justement la séparationséparation classique de haïkou japonais en trois versets de 5, 7 et 5 syllabes, pour induire un jeu de significations, fondé sur des coupures inattendues entre certains mots. Un haïkou traditionnel n'admettrait, par exemple, jamais que « tout » et « bouquet » soient placés dans des versets séparés. Mais c'est justement ce qui permet à l'auteur une intéressante progression sémantique, propre à illustrer notre thèse. Bien entendu, on pourrait aussi, comme pour la phrase précédente, analyser une progression sémantique après chaque mot. Mais nous allons ici nous limiter, plus schématiquement, à l'analyse globale de chaque verset. Pour qui ne lirait que le premier verset, le contenu sémantique évoquerait sans doute une femme « absente de tout ». L'addition du second verset montre qu'il s'agit d'un bouquet, dont l'absente pourrait donc être une fleur. Seul le dernier verset donne le sens définitif de l'ensemble : l'absente du bouquet, c'est l'aube, qui donne sa couleur et son charmecharme à toute fleur plantée en terre !

    On pourrait multiplier les exemples, qui montrent que, comme les constructionsconstructions génétiquesgénétiques, comme l'anatomieanatomie des animaux, comme la construction du cerveaucerveau, comme d'autres fonctions mentales essentielles que sont la conscience ou la mémoire, le langage est construit comme une mosaïque, où la signification globale ou définitive (le tout) n'émerge que petit à petit, par l'addition d'éléments sémantiques (les parties), qui conservent cependant, au sein de la phrase, une certaine autonomie de signification. Dans sa grande complexité, le langage humain est donc construit sur les mêmes bases que le reste du vivant.