Les cosmologistes spécialisés en physique des particules ont proposé des modèles pour expliquer quand et comment la matière est née. Une nouvelle théorie intéressante sur le sujet, et qui concerne la matière noire, fait le buzz alors qu'elle n'est qu'une variation sur un thème exploré depuis des décennies. Elle se produit pendant le Big Bang au sens du grand public, voire même après, et pas avant contrairement à ce qui est avancé.


au sommaire


    On constate souvent l'existence d'une série de confusions dans le grand public quand on évoque le Big BangBig Bang. Il faut dire aussi que, même parmi les chercheurs, on peut trouver - et il ne s'agit alors nullement de confusions - des variations quant à ce que l'on appelle le Big Bang, ce qui fait dans les deux cas, qu'il faut être particulièrement précautionneux quand on se met à parler d'un avant le Big Bang.

    On en voit d'ailleurs une illustration avec l'annonce plus ou moins virale en ce moment de l'idée prétendument nouvelle et exacte que la matière noirematière noire pourrait venir d'avant le Big Bang. Malheureusement, l'analyse du communiqué de l’université John Hopkins (JHU) et celle d'un article tout à fait sérieux d'un brillant chercheur de cette université, qui est à l'origine de ce communiqué, montre que cette annonce est particulièrement trompeuse - en ce qui concerne l'idée que le grand public se fait de la notion d'un avant-Big Bang. Et pas seulement à ce niveau.

    Ce n'est hélas pas nouveau, des communiqués destinés à ce grand public sont parfois complètement « à côté de la plaque » en ce qui concerne le contenu scientifique réellement présent dans les articles écrits par les chercheurs. Futura avait analysé plusieurs cas de ce type, par exemple avec la gravitation quantique, l’origine des galaxies ou les travaux de Stephen Hawking.


    Extrait de la plateforme TV-Web-cinéma « Du Big Bang au Vivant » qui couvre les plus récentes découvertes dans le domaine de l'astrophysique et de la cosmologie (2010), http://www.dubigbangauvivant.com/. Pour obtenir une traduction en français assez fidèle, cliquez sur le rectangle blanc en bas à droite. Les sous-titres en anglais devraient alors apparaître. Cliquez ensuite sur l'écrou à droite du rectangle, puis sur « Sous-titres » et enfin sur « Traduire automatiquement ». Choisissez « Français ». © Jean-Pierre Luminet

    Entrons dans le vif du sujet. Historiquement, la théorie du Big Bang prend racine dans les travaux de Georges LemaîtreGeorges Lemaître, en cosmologie relativiste pendant les années 1930, et de Georges GamowGeorges Gamow en astrophysique nucléaire dans les années 1940. De 1965 environ, suite à la découverte du rayonnement fossile qui accrédite les idées de Lemaître et Gamow, jusqu'au début des années 1980, le scénario cosmologique standard dans les grandes lignes est le suivant.

    L'Univers à grande échelle est considéré comme homogène et isotrope, sous la forme d'un fluide de galaxiesgalaxies décrit par une des solutions des équationséquations d'EinsteinEinstein représentées par une classe de métrique de l'espace-tempsespace-temps, comme disent les physiciensphysiciens, celle de Friedman-Robertson-Walker-Lemaître (FRWL). Ces solutions impliquent une expansion de l'espace-temps dont on observe effectivement les effets avec des décalages spectraux (les théories de lumièrelumière fatiguée proposées pour décrire ces décalages ne tiennent pas la route, rappelons-le). En remontant dans le temps, ces solutions ont un temps zéro avec un contenu en matière et rayonnement infiniment dense, en s'approchant d'une singularité de l'espace-temps. Cette affirmation est vraie que l'espace-temps soit fini ou infini, plat ou courbe avec ces modèles.

    Mais l'apparition de cette singularité est une conséquence d'un traitement classique de la gravitationgravitation.


    Qu'y avait-il avant le Big Bang ? Par Aurélien Barrau. © aurelien barrau

    La nécessité d'une cosmologie quantique

    Beaucoup pensent alors qu'une version quantique, notamment avec les travaux de John Wheeler et Bryce DeWitt, supprime cette singularité. Un traitement quantique de l'Univers proche du temps zéro dans les solutions classiques avait déjà été envisagé par Lemaître avec sa notion d'atome primitif. Celui-ci se désintégrait rapidement, à la façon d'un noyau radioactif quantique, en même temps qu'émergeaient du flou quantique initial la matière et l'espace-temps classique. Pour Gamow, la matière à ce moment-là est un gazgaz chaud de neutronsneutrons hyperdenses, se désintégrant en protonsprotons et électronsélectrons. La charge électrique globale de l'Univers est alors nulle et elle le reste depuis, à cause de la conservation de cette charge, ce qui veut dire que la création de la matière ne contredit pas cette loi de conservation. Il n'y a pas de création de charge. Il se produit ensuite la fameuse phase de nucléosynthèsenucléosynthèse primordiale conduisant aux premiers noyaux.


    La théorie de la gravitation quantique à boucle permet de construire une version quantique de la cosmologie relativiste, mais pas seulement comme l'explique cette vidéo. Pour obtenir une traduction en français assez fidèle, cliquez sur le rectangle blanc en bas à droite. Les sous-titres en anglais devraient alors apparaître. Cliquez ensuite sur l'écrou à droite du rectangle, puis sur « Sous-titres » et enfin sur « Traduire automatiquement ». Choisissez « Français ». © skydivephil

    En bref, avant le début des années 1980, la théorie du Big Bang est une solution de FRWL avec un temps zéro qui débute soit par une singularité classique au temps zéro, soit par un état quantique proche de ce temps zéro dans la solution classique, avec un début d'expansion, qu'accompagne d'une façon ou d'une autre (pas forcément selon le modèle de Gamow) une création de matière. La phase chaude de Big Bang est donc une émergenceémergence de l'espace-temps-matière avec expansion s'étendant d'une sorte de temps zéro à une duréedurée d'une seconde à quelques minutes.

    Ce n'est pas une explosion au sens précis d'une explosion en physiquephysique, ce n'est pas une explosion dans un espace vide avec un point singulier infiniment dense ou très dense initialement. Le travail des théoriciens et des expérimentateurs en physique des hautes énergiesénergies va être de tenter de comprendre en détail cette phase de Big Bang, c'est-à-dire ce qui s'est passé pendant la première seconde, de plus en plus proche de l'instant zéro supposé. Le Big Bang est donc l'ensemble de ces évènements depuis ce temps zéro et la première seconde, voire les premières minutes et la naissance proprement dite de l'espace-temps-matière pendant cet intervalle de temps.

    De nos jours, la vision à ce sujet a un peu évolué. Quand un cosmologiste ou un astrophysicienastrophysicien parlent de la théorie du Big Bang, ils parlent toujours de cette phase chaude entre, disons, le temps de Plancktemps de Planck, qui signale l'ère primordiale du cosmoscosmos décrite par la gravitation quantiquegravitation quantique, et ses premières minutes. Mais du fait des travaux effectués depuis le début des années 1980, le Big Bang ne suppose plus un temps zéro ni une phase d'expansion affectant tout l'Univers.

    Les chercheurs se contentent donc de dire que la théorie du Big Bang, c'est l'idée que l'Univers observable - et donc pas la totalité de l'espace-temps - était autrefois dans un état nettement plus dense, avec une matière qui n'est pas encore sous forme de noyaux et encore moins d'atomesatomes. Le cosmos observable avec Big Bang pourrait donc n'être qu'une région particulière dans un espace-temps qui s'est effondrée gravitationnellement localement, avant d'entrer en expansion à nouveau. En ce sens, il y a un avant-Big Bang, avant le rebond conduisant à l'apparition et au démarrage du Big Bang dans le sens au moins des années de 1965 à 1980. On peut aussi avoir des modèles de gravitation quantique cycliques avec un Univers oscillant avec rebond de toute éternité entre une phase de contraction et une phase d'expansion. Le passage entre les deux phases étant notamment avec une taille minimale et un état quantique de l'espace-temps. Le rebond prend alors le nom de Big Bounce.

    Des cosmologies inflationnaires

    Au début des années 1980, pour rendre compte de certains problèmes dans le scénario du Big Bang et pour s'approcher du temps où l'expansion a démarré et comprendre la naissance de l'espace-temps-matière, les physiciens ont introduit l'existence d'une phase inflationnaire dans la théorie du Big Bang (en fait, les premières idées à ce sujet remontent aux années 1970 avec Brout, Englert et Starobinski).

    Cette phase inflationnaire conduit à une dilatationdilatation fantastiquement importante de l'espace-temps, de sorte que tout contenu en matière avant cette dilation est si fantastiquement dilué que pas grand-chose peut en rester dans le cosmos observable aujourd'hui. Derrière cette inflation, on trouvait initialement des cousins proches du champ du bosonboson de Brout-Englert-Higgs donnant des massesmasses à certaines des particules du modèle standardmodèle standard. Au moins un nouveau champ de Higgs intervenait pour permettre l'unification à plus haute énergie de la force nucléaire forte avec les forces de la théorie électrofaiblethéorie électrofaible.

    Basiquement, il s'agissait là aussi d'un champ scalaire Φ en interaction avec lui-même via un potentiel V(Φ). Au début de la phase d'inflation V(Φ) n'est pas nul, ce qui correspond à une énergie du vide agissant comme l'énergie noireénergie noire aujourd'hui mais de façon considérablement plus forte. Φ est alors nul mais du fait de l'expansion très accélérée qui se produit, Φ évolue de sorte que sa valeur augmente, alors que celle de V(Φ) diminue. On peut se représenter la situation avec le diagramme ci-dessous, montrant une sorte de puits de potentiel comme disent les physiciens. L'évolution de Φ est alors comparable à celle d'une bille roulant sur les pentes du potentiel pour tomber au fond du puits où la bille se stabilise en faisant des oscillations. L'énergie cinétiqueénergie cinétique qu'elle a acquise se dissipe alors à cause des frottements.

    Les modèles de cosmologie inflationnaires reposent souvent sur l'existence d'un champ scalaire qui interagit avec lui-même en donnant une densité d'énergie sous forme d'un potentiel dans le cosmos observable. Lorsque ce potentiel n'était pas de valeur nulle, il se comportait dans les équations d'Einstein comme une énergie noire accélérant l'expansion du cosmos, de façon très transitoire mais vertigineuse. © Konstantinos Dimopoulos
    Les modèles de cosmologie inflationnaires reposent souvent sur l'existence d'un champ scalaire qui interagit avec lui-même en donnant une densité d'énergie sous forme d'un potentiel dans le cosmos observable. Lorsque ce potentiel n'était pas de valeur nulle, il se comportait dans les équations d'Einstein comme une énergie noire accélérant l'expansion du cosmos, de façon très transitoire mais vertigineuse. © Konstantinos Dimopoulos

    En étudiant de plus près les scénarios inflationnaires et leurs problèmes (ou avantages) théoriques ou observationnels, les physiciens ont introduit d'autres types de champs scalaires avec d'autres potentiels pouvant venir d'autres théories au-delà du modèle standard. Plus généralement, on introduit donc, quand on discute de ces théories, un champ scalaire baptisé « inflatoninflaton ».

    Comme on l'a dit, l'inflation dilate tellement le cosmos, ou une partie de l'espace-temps, que son contenu en particules est formidablement dilué. D'où viennent donc la matière et le rayonnement fossile alors puisque le cosmos à la fin de l'inflation est vide, donc très froid, ou presque ?

    La réponse vient des oscillations de l'inflaton dont une partie proviendrait de son couplage à d'autres champs, des champs de matière notamment comme ceux associés aujourd'hui aux quarksquarks et leptonsleptons. Une partie de l'énergie contenue dans le champ de l'inflaton est alors convertie dans la phase finale de l'inflation en particules. L'Univers n'est à nouveau plus vide mais est rempli d'un bain chaud de particules pas encore dans l'état d'équilibre thermique dont témoigne l'état du rayonnement fossile, et qui est supposé exister dans la version initiale du Big Bang chaud. Certaines de ses particules sont stables, d'autres non et elles se désintègrent ou simplement entrent en réactions avec d'autres. Ce bouillonnement est complexe (preheating) et sa phase finale, avec un équilibre thermodynamiquethermodynamique qui est atteint, est appelée le « reheating » en anglais, c'est-à-dire le réchauffement en français. Il doit se produire bien avant la nucléosynthèse primordiale du Big Bang (BBN).

    La matière naît à ce moment-là selon les scénarios inflationnaires, qui sont devenus très crédibles les années passant, avec l'accumulation des observations mais dont l'existence n'est hélas toujours pas démontrée.

    Toutefois, les détails sont différents selon le modèle de physiquemodèle de physique des particules qui décrit l'Univers et cette phase d'inflation. On ne sait pas à quelle énergie, et donc à quel moment dans l'histoire du cosmos observable primordial depuis le début de son expansion, cette création avec inflation s'est produite. Une partie des particules du modèle standard, ou constituant la matière noire, a pu naître directement à ce moment-là, en fin de phase inflationnaire, ou plus tard, après le reheating, alors que des réactions entre particules continuaient.

    Ce qu'il faut retenir, c'est que depuis des décennies, il existe une littérature grandissante avec un grand nombre de modèles issus de la physique des particules faisant intervenir des champs scalaires qui, avec l'inflation et sa phase finale, expliquent ultimement l'origine de la matière dans l'Univers, qu'elle soit baryonique ou noire.

    Le Big Bang et l'inflation

    Certains cosmologistes et physiciens de renom, tel Gabriele Veneziano, ont choisi de réserver le terme de Big Bang à la phase chaude qui s'est produite après l'inflation. Mais pour les autres, l'inflation n'est pas une théorie concernant un avant-Big Bang, ce n'est qu'un élément de plus concernant les évènements qui se sont produits pendant le Big Bang dans le sens exposé plus haut. Pour d'autres enfin, le Big Bang c'est vraiment le moment où l'Univers démarre donc à un hypothétique temps zéro avec souvent une singularité dans les théories classique à ce moment-là.

    Surtout, pour le grand public, un avant-Big Bang, c'est une période en quelque sorte antérieure au début de la naissance de l'Univers, au moment où l'espace-temps entre en expansion et que la matière naît avec finalement l'apparition des premiers noyaux.


    Que peut nous dire la théorie des supercordes sur le Big Bang et un pré-Big Bang ? Pour obtenir une traduction en français assez fidèle, cliquez sur le rectangle blanc en bas à droite. Les sous-titres en anglais devraient alors apparaître. Cliquez ensuite sur l'écrou à droite du rectangle, puis sur « Sous-titres » et enfin sur « Traduire automatiquement ». Choisissez « Français ». © skydivephil

    Quand on sait tout cela, on comprend que le communiqué de l’université John Hopkins est particulièrement malheureux car trompeur, et sous plusieurs angles. Il tente d'exposer le contenu du dernier travail, irréprochable en son essence du physicien Tommi Tenkanen. Le chercheur est clairement très sérieux, comme le montre le fait que son article sur la matière noire a été publié dans le journal réputé Physical Review Letters.

    Dans l'abstract de son article, le chercheur affirme d'entrée de jeu que : « Dark matter (DM) may have its origin in a pre-Big Bang epoch, the cosmic inflation. Here, we consider for the first time a broad class of scenarios where a massive free scalar field unavoidably reaches an equilibrium between its classical and quantum dynamics in a characteristic time scale during inflation and sources the DM density. » Ce qui peut se traduire par « La matière noire (DM) pourrait avoir son origine dans une époque antérieure au Big Bang, l'inflation cosmique. Ici, nous considérons pour la première fois une large classe de scénarios dans lesquels un champ scalaire libre massif atteint inévitablement un équilibre entre sa dynamique classique et sa dynamique quantique à une échelle de temps caractéristique pendant l'inflation et génère la densité en DM. »

    Comme on l'a vu, Tommi Tenkanen a parfaitement le droit de dire, comme certains de ses collègues, que l'inflation s'est produite avant le Big Bang, dans l'un des sens définis pour le Big Bang par ces chercheurs.

    Mais pour d'autres et selon le sens usuel dans le grand public, non seulement la matière noire, dans ce modèle, est bien née pendant le Big Bang mais l'on est simplement en présence, contrairement à ce que dit le communiqué de la JHU, d'une des nombreuses variations sur le même thème de la création de la matière via un ou des champs scalaires vers la fin de l'inflation. C'est intéressant mais ce n'est pas particulièrement excitant ni nouveau et cela n'a rien à voir avec une perspective fascinante ouvrant une fenêtrefenêtre sur un avant-Big Bang au sens du grand public.

    Il y encore autre chose de problématique dans le communiqué de la JHU. Tommi Tenkanen aurait dit, mais il devait sans doute avoir une idée particulière en tête qui ne semble pas être correctement retranscrite dans sa déclaration : « IfIf dark matter were truly a remnant of the Big Bang, then in many cases researchers should have seen a direct signal of dark matter in different particle physics experiments already », c'est-à-dire en français « Si la matière noire était vraiment un vestige du Big Bang, dans de nombreux cas, les chercheurs auraient déjà dû voir un signal direct de matière noire dans différentes expériences de physique des particules. »

    Cela semble faux dans les deux sens possibles à donner au Big Bang. La capacité à produire des particules de matière noire dans des accélérateurs ou la détecter directement également dans des expériences enterrées dépend de deux caractéristiques des particules de matière noire, leur masse et leurs constantes de couplage. Si la masse est trop forte, on ne peut pas la produire en accélérateur, si le couplage avec les particules du modèle standard est trop faible, la production des particules est trop rare pour être vue dans les collisions et trop faiblement en interaction dans les détecteurs enterrés pour être mise en évidence.

    Sauf que personne ne connaît avec précision les valeurs des masses et des constantes de couplage des particules au-delà du modèle standard, et donc à quelles énergies elles apparaissent. Que la matière noire naisse pendant ou après l'inflation, on ne peut donc rien dire de précis concernant le fait qu'elle soit ou pas détectée directement dans les expériences en cours, en accélérateurs ou pas, si ce n'est exclure certaines valeurs possibles pour les masses et les constantes de couplage.