L'argument de la situation de crise, de la pandémie, des morts qui s'accumulent, de l'urgence en somme, est souvent brandi par ceux qui défendent le non-respect sporadique des règles méthodologiques des essais cliniques. Mais que vaut-il ? Par quelles prémisses est-il soutenu ? Détails dans cet article.


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    Plus usé qu'un vieux Monopoly et aussi protecteur qu'un totem d'immunité : l'argument de l'urgence de la pandémie. Il est brandi à chaque fois qu'on ose questionner la méthodologie des études réalisées à ce jour sur la chloroquine, pour ne prendre que cet exemple auquel tout le monde pense. Même si nous avons déjà détaillé dans deux précédents articles, d'une part la nécessité absolue de faire des essais cliniques de qualité même en temps de crise, de l'autre la nécessité d'attendre les essais cliniques randomisés multicentriques, nous allons brièvement revenir sur les prémisses qui supportent l'argument de l'urgence. Cela afin de voir s'il peut vraiment être brandi à tout bout de champ sans se discuter. Cet article s'inspire directement de deux papiers (que nous vous conseillons de lire), l'un paru dans la revue Science signé par deux bioéthiciens, Alex John London et Jonathan Kimmelman et l'autre, sur le site Medium publié par trois spécialistes en philosophie de la médecine, Juliette Ferry-Danini, Cédric Paternotte et Maël Lemoine.

    Sur quoi repose cette conclusion ? 

    1re prémisse : « Étant donné que la pandémie peut potentiellement durer très peu de temps, il vaut mieux faire avec ce qu'on croit savoir, via des études préliminaires afin d'agir, au lieu de faire des études qui nous donneront des résultats plus tard, quand l'orageorage sera passé. »

    Pourquoi cet argument est problématique ?

    Pour reprendre une formule de l'article de Médium qui illustre parfaitement cela, en médecine il n'est pas rare, avec des résultats préliminaires, de confondre des bouées avec des parpaingsparpaings. Même lorsqu'un médicament passe le parcours du combattant de l'autorisation de mise sur le marché, parfois, la pharmacovigilance fait remonter des risques plus grands que les bénéfices qu'on n'avait pas anticipés. Même les études très bien faites laissent place à l'incertitude. Parce qu'elles ne peuvent appréhender la réalité complexe.

    Toutefois, si ces dernières ne peuvent supprimer totalement l'incertitude (aucune science ne peut cela), elles la réduisent considérablement contrairement aux expériences avec un design de faible qualité. De plus, faire beaucoup de petites études indépendantes sans soucis de coordination est le meilleur moyen pour générer de fausses pistes. Les conséquences de ces fausses pistes peuvent être graves : monopolisation de temps et de ressources, incapacité à détecter les faibles avantages cliniques d'une thérapeutique et mener à la préférence d'un traitement qui paralyserait la recherche médicale. Les rapports d'usage de traitement par compassion amplifient également ce phénomène. C'était le cas d'un papier concernant le Remdesivir dans le New England Medical Journal. Enfin, la duréedurée de la pandémie est inconnue et on ne peut fonder une politique de santé sur l'hypothèse très incertaine qu'elle ne durera pas. 

    2e prémisse : « Faire des essais cliniques entre en conflit avec les obligations de soins des cliniciens, la déontologie médicale en somme. »

    Pourquoi cet argument est problématique ? 

    Il faut faire le deuil du médecin qui sortirait la connaissance de la poche de sa blouse blanche. Un médecin, aussi compétent soit-il, se base, pour soigner ses patients, sur les données acquises de la science. C'est d'ailleurs un point fondamental de la liberté de prescrire que retranscrit l'article 8 du code de déontologie médicale. Pour qu'un traitement soit généralisé, il faut dépasser ce que les éthiciens nomment l'équipoise clinique. Grossièrement, lorsqu'un traitement est en état d'équipoise clinique, cela veut dire qu'on ne sait pas s'il apporte plus de bénéfices dans une indication donnée que d'autres traitements ou que les soins usuels sans traitement spécifique. 

    Les essais randomisésessais randomisés sont donc nécessaires en cela qu'ils éliminent les traitements les moins efficaces et permettent de bien répondre au dilemme exploration-exploitation (savoir quand on arrête l'exploration clinique et quand on passe à l'exploitation pratique concernant le traitement) même si des nouveaux design d'études, basées sur les statistiques bayésiennes, permettent de mieux y répondre encore. Rappelons que le premier devoir du médecin est de ne pas nuire à son patient, formule latine plus connue sous le nom de « Primum Non Nocere ». C'est pour cela qu'attendre, même si c'est difficile, frustrant parce que notre intuition nous dit qu'un traitement va marcher, est essentiel. Car notre intuition se trompe souvent. Et que la santé des individus ne se prête pas du tout au pari pascalien.

    3e prémisse : « Les chercheurs qui commanditent les essais ont le droit de faire ce qu'ils veulent concernant le design de leurs essais. »

    Pourquoi cet argument est problématique ? 

    La recherche ne fonctionne jamais en vase clos. C'est tout un monde scientifique, toute une communauté, qui s'influence par des publications et des arguments rigoureux. L'éthique et la politique de la recherche médicale visent à utiliser des règlements et des lignes directrices adaptées pour aligner la recherche menée sur l'intérêt public. La connaissance produite par une telle recherche permet entre autres aux soignants de pouvoir se décharger de leur responsabilité morale. Grâce à des connaissances robustes et fiables, tous les acteurs du monde entier peuvent opérer les bons choix cliniques, allouer leurs ressources là où il le faut et par conséquent, sauver des vies. Faire ce que l'on veut dans son coin n'est pas recommandé, en tout cas, pas en sciences médicales, encore moins en période de pandémie.

    La recherche médicale doit être coordonnée pour disposer de résultats robustes rapidement. © kkolosov, Adobe Stock
    La recherche médicale doit être coordonnée pour disposer de résultats robustes rapidement. © kkolosov, Adobe Stock

    La recherche médicale en temps de pandémie

    Il faut donc sortir du fantasme hollywoodien du chercheur seul contre tous qui aurait forcément raison. Oui, les intuitions sont importantes en sciences. Mais ce qui distingue la science de la croyance ou de la conviction, c'est le fait de se détacher de son intuition pour la soumettre au réel.

    Il faut absolument éviter de disperser ses efforts. Il existe un besoin d'uniformisation inhérent à l'évaluation d'une hypothèse, surtout lorsqu'on veut vite produire de la connaissance. On peut discuter de la pertinence des méthodes et des critères d'évaluation, mais une fois que plusieurs acteurs se sont mis d'accord, il faut s'y tenir, au risque de s'éparpiller, de disposer de résultats épars, incomparables entre eux.

    C'est le rôle des gouvernements et des agences sanitaires de maximiser cette uniformisation. Pour informer de manière précise nos médecins sur le terrain, il faut conduire beaucoup d'essais divers, variés, mais rigoureux afin de détecter quel(s) traitement(s) possède(nt) la meilleure balance bénéfices-risques. Surtout, il faut être capable de présenter ses données pour convaincre la communauté scientifique, et valider ses résultats. Personne n'est à l'abri de faire des erreurs ou de se laisser emporter par l'engouement de son hypothèse : les scientifiques restent des humains

    En outre, ce qu'il faut retenir, c'est que pour une médecine de terrain efficace en temps de pandémie, nous avons besoin d'une recherche rigoureuse, coordonnée et coercitive. Sans ces ingrédients, nous perdons notre temps et bafouons peu ou prou l'éthique médicale.