Quelles sont les nouvelles relations entre l'homme et les machines, depuis que ces dernières ont acquis une mémoire numérique quasi illimitée et jonglent avec les contenus à une vitesse toujours plus impressionnante ? Ces nouveaux systèmes requièrent-ils différentes approches de l'intelligence – et différents types d'intelligence ? Comment cette évolution affecte-t-elle nos relations avec la connaissance, la mémoire et la réalité ? Dans quelle mesure la personnalité peut-elle entrer en jeu et influer sur la manière dont nous utilisons les machines ? Explications de Konrad Morgan, professeur à l'université de Bergen (NO), spécialisé dans l'impact psychologique et social des nouvelles technologies.

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    Konrad Morgan © Rdt Info

    Konrad Morgan © Rdt Info

    Platon estimait que l'écriture était néfaste à la mémoire. Que pensez-vous de la mémoire numérique et de ses capacités quasi illimitées pour le stockage des informations ?

    Je ne pense pas que Platon considérait l'écriture comme une activité malsaine... Il craignait plutôt qu'une chose écrite n'ait plus besoin d'être mémorisée pour être utile. Longtemps, les livres ont été des objets extrêmement rares, retranscrits à la main, et la majorité de la population était illettrée. Des efforts considérables ont dès lors été déployés afin d'inventer des méthodes qui encouragent les gens à se rappeler des faits et des principes. L'imprimerie a rendu ces techniques de mémorisation obsolètes. La société pouvait alors se fier à des textes imprimés comme source ultime d'autorité et d'authenticité.

    Les outils informatiques ont apporté une révolution similaire à celle suscitée par l'apparition de l'imprimerie, non seulement parce que les données pouvaient être copiées rapidement et aisément, mais aussi parce que les outils numériques peuvent intégrer des compétences et connaissances spécifiques. Ces nouvelles applicationsapplications permettent à des utilisateurs relativement inexpérimentés de brasser d'énormes quantités d'informations, mais aussi - sans même y penser - d'appliquer des principes et méthodes dont la compréhension et l'utilisation efficace auraient demandé de nombreuses années aux générations précédentes.

    Ne risquons-nous pas de devenir totalement 'engourdis' si nous prenons l'habitude d'appuyer sur des touches au lieu d'utiliser nos capacités mentales ? Pour Stephen Bertman, de l'université de Windsor, au Canada, auteur de Cultural Amnesia, "les ordinateurs nous écartent d'une réflexion sur les valeurs essentielles. Pire encore, ils nous éloignent de la réflexion elle-même." Qu'en pensez-vous ?

    De toute évidence, les progrès technologiques risquent de nous rendre de plus en plus tributaires d'eux pour travailler, communiquer et, bien sûr, nous distraire. Certains auteurs ont exprimé la crainte que nous nous retrouvions confrontés à une population uniquement axée sur une culture du loisir passif et que, sans le stimulus de l'effort et de la formation, nous puissions régresser au stade d'êtres incapables d'utiliser nos aptitudes cognitives aussi efficacement que les générations passées. Je pense toutefois qu'il serait trop simpliste de considérer les changements inhérents à cette révolution numérique comme totalement négatifs et d'affirmer qu'ils suscitent l'émergenceémergence d'une génération de 'savants numérico-stupides' capables de réaliser des prouesses sans les comprendre.

    Les outils numériques sont manipulés et utilisés selon un ryhtme différent, avec des gestes différents et dans des états d'esprit et d'intelligenceintelligence probablement différents. Allons-nous au devant de nouvelles relations envers la connaissance, la mémoire et la réalité ?

    Lorsque les outils numériques permettent aux étudiants d'accéder aisément à plus d'expertise et d'informations que ne pourrait leur apporter leur professeur, les éducateurs doivent assumer un nouveau rôle. De mentors inculquant des compétences et connaissances aux novices, ils deviennent alors des facilitateurs permettant aux jeunes d'utiliser l'environnement d'apprentissage numérique. Nous pouvons déjà observer ce changement dans bon nombre des théories actuellement avancées en matièrematière d'apprentissage numérique. Les enseignants décrivent les connaissances et compétences comme faisant partie d'un 'ensemble commun' plaçant quasiment les utilisateurs et les outils d'information numériques d'un système sur un pied d'égalité. Dans une telle perspective, ce ne sont plus les aptitudes et les efforts d'un individu qui importent, mais plutôt l'efficacité du système commun dans son ensemble. Ce que l'on n'aborde pas souvent, c'est l'impact qu'un tel changement exerce sur l'évaluation des capacités et des efforts individuels par les éducateurs, ou le fait que les méthodes d'évaluation établies constituent encore ou non un objectif réaliste, voire souhaitable.

    Quelle influence ces changements exerceront-ils sur la cognitioncognition et la mémoire ? Quel sera l'impact sur la compréhension, les capacités analytiques, le dialogue critique et la capacité de nuancer?

    Plusieurs débats ont porté, ces dernières années, sur l'éventualité que les individus profondément impliqués dans l'utilisation d'environnements numériques modifient la nature fondamentale de leurs capacités cognitives. Certaines recherches ont démontré que la génération numérique avait opéré une transition dans ses modes de communication favoris, passant des paroles écrites aux méthodes visuelles et auditives. Mais ces observations n'indiquent pas une chute des capacités cognitives de base au sein de la nouvelle génération (comme certains observateurs pourraient le penser). Elles soulignent probablement que certains segments de notre société ne participent pas à ces changements, ou n'en comprennent pas les fondements. Nous observons, au niveau de la compréhension, une scission nettement associée à l'âge, en ce sens qu'il est très aisé, pour les personnes habituées aux méthodes plus traditionnelles, de rejeter les nouvelles préférences d'une génération plus jeune en matière de communication, d'accumulation de connaissances et d'accomplissement de tâches, comme étant en quelque sorte 'moins performantes' ou 'plus frustres' que les approches plus traditionnelles. Je ne pense pas que nous assistions à une dégénérescence de la mémoire ou de l'aptitude cognitive humaines mais plutôt à une reconnaissance du fait que la maîtrise de certains champs de compétences et de connaissances pourrait, grâce à l'utilisation d'outils numériques, ne plus requérir de pratique intensive.

    Ces changements n'entraîneront-ils que des conséquences positives ?

    Il est encore trop tôt pour l'affirmer. J'espère qu'ils favoriseront l'amélioration globale de la société. La seule source de problèmes générée par un tel changement réside dans les ruptures ou dysfonctionnements de la technologie de support. La nouvelle approche est alors confrontée à de véritables difficultés. Il n'est pas rare que les utilisateurs d'outils numériques sophistiqués ne parviennent pas à détecter une erreur de leur système parce qu'ils ne disposent pas des connaissances ou compétences de base requises.

    Dans ce cas, comment la nouvelle génération d'enfants de la technologie de l'information change-t-elle ou évolue-t-elle ? A-t-elle acquis de nouvelles qualités ? En a-t-elle perdu d'autres ?

    Les nouvelles générations ne doivent pas être pires ou meilleures sur le plan des compétences cognitives de base. Les différences saillantes s'expriment plutôt dans leur manière d'aborder ce que j'ai qualifié, dans mon travail, de problèmes d'identité' et de 'propriété'. Elles escomptent des flux d'informations rapides et plus fréquents en matière d'actualité, de données et de communication. Elles possèdent également des réseaux d'amis bien plus vastes et souvent plus superficiels. Elles observent des règles définies beaucoup plus vaguement pour l'identité et la propriété des données numériques. Un même utilisateur possède d'ailleurs souvent plusieurs identités numériques, parfois de différents âges et sexes... Ces générations affichent davantage une tendance à considérer les médias numériques comme étant dénués de règles de propriété bien établies. Souvent, ce qu'ils voient comme une création serait considéré comme une synergiesynergie, voire un plagiat en vertu de valeurs plus anciennes et traditionnelles.

    Nous devrions alors réviser notre conception du plagiat ?

    Non, absolument pas. Il me semble que tant que nous n'aurons pas trouvé de solution aux trois défis conceptuels de l'identité, de la propriété et de la vérité - qui sont, d'après moi, les principaux écueils associés au monde numérique - notre société foisonnera de personnes usurpant l'identité d'autrui, plagiant ou volant des données numériques et conterevenant au droit de propriété et se trouvant induites en erreur par des sites Web ou sources d'informations erronés ou imprécis.

    Comment imaginez-vous l'équilibre adéquat entre l'apprentissage traditionnel et l'e-learning? Certains pays d'Asie envisagent de s'éloigner de leur forme traditionnelle d'apprentissage afin de développer des 'sociétés de l'information'. De son côté, l'ONG 'Alliance for Childhood', dans son rapport intitulé Fool's Gold, a souligné ce qu'elle considérait comme l'impact négatif exercé sur les enfants par les images et les jouets numériques qui, d'après elle, détruisent leur imagination...

    Je ne pense pas que la fiabilité ou la précision de nos outils numériques ait déjà atteint un stade permettant d'abandonner en toute quiétude nos anciennes méthodes d'enseignement. Aussi, je plaiderais pour une forme d'apprentissage mixte qui s'efforce de dispenser un enseignement traditionnel servant de base à la compréhension de concepts plus avancés, susceptibles d'être pris en charge automatiquement via les outils numériques. Une telle approche permettrait à des individus d'agir efficacement sans le support d'environnements numériques, d'identifier les erreurs de leurs outils numériques et, enfin, d'apprécier les avantages inhérents à ces outils.

    L'apprentissage numérique devrait-il être modulé en fonction de différents types d'enfants ?

    Il conviendrait d'harmoniser le type de personnalité et le stylestyle d'apprentissage favori de chaque étudiant. Trop de systèmes numériques ne présentent qu'une seule manière d'apprendre et tous les étudiants doivent s'y adapter. Or, les personnalités extraverties peuvent apprécier des discussions concertées en temps réel pour développer leurs idées, alors que quelqu'un d'introverti peut en être perturbé au point d'échouer ou d'abandonner un cours. Les chercheurs et éducateurs présument souvent que chacun partage leur style d'apprentissage favori, en risquant de laisser échouer des des étudiants qui manquent peut-être de flexibilité pour s'y adapter.

    La recherche scientifique pourrait être transformée par l'impact des accroissements exponentiels de la vitessevitesse de calcul et de l'accès illimité à l'information ?

    J'espère que nous assisterons à l'émergence de nouveaux types d'initiatives scientifiques, constituant des synergies entre des disciplines auparavant séparées. Ces synergies ne seront possibles que parce que l'environnement numérique permet aux utilisateurs de gérer et de contrôler d'énormes quantités d'informations et d'intégrer automatiquement les concepts supérieurs de chaque discipline dans le fonctionnement des outils numériques. En effet, nous pourrions arguer qu'à défaut d'une telle synergie, nous (en tant que communauté scientifique) risquerions de voir les différentes branches de la connaissance humaine s'éloigner de plus en plus au fil de leur spécialisation. Cela ne signifie pas que cette révolution soit dénuée de problèmes. Encore une fois, je crois que la société numérique doit résoudre les écueils de l'identité', de la 'propriété' et de la 'vérité' avant de pouvoir réaliser des progrès tangibles dans le cadre de cette révolution.