Google et la Nasa ont acheté un calculateur quantique à D-Wave Systems, mais beaucoup doutent de la réalisation de la société canadienne. Pour y voir plus clair, Futura-Sciences a demandé son avis à Laurent Saminadayar, spécialiste de la décohérence avec les ordinateurs quantiques.

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    Richard Feynman en séminaire au Cern en 1965, juste après avoir reçu son prix Nobel. Il est l'un des pères de la théorie des ordinateurs quantiques. © IOP, Cern

    Richard Feynman en séminaire au Cern en 1965, juste après avoir reçu son prix Nobel. Il est l'un des pères de la théorie des ordinateurs quantiques. © IOP, Cern

    Après l'annonce de l'ordinateur quantique D-Wave Two par Google et par la NasaNasa, la question est de savoir si nous sommes vraiment à la veille d'une révolution quantique en informatique. Nous nous sommes tournés vers Laurent Saminadayar. Professeur à l'université Joseph FourierJoseph Fourier, membre de l'Institut universitaire de France, le chercheur est membre de l'équipe cohérence quantique du célèbre Institut Néel de Grenoble.

    Laurent Saminadayar travaille sur des problèmes de cohérence quantique en physique mésoscopique à l'Institut Néel. © Institut Néel, 2012

    Laurent Saminadayar travaille sur des problèmes de cohérence quantique en physique mésoscopique à l'Institut Néel. © Institut Néel, 2012

    Futura-Sciences : Est-il vrai qu'un ordinateur quantique avec suffisamment de qubitsqubits peut battre n'importe quel ordinateur classique ?

    Laurent Saminadayar : On ne peut pas vraiment se poser la question de la supériorité d'un ordinateur quantique sur un ordinateur classique en ces termes. Ce que l'on sait, c'est qu'il existe quelques algorithmes que l'on peut implémenterimplémenter sur un calculateur quantiquecalculateur quantique pour résoudre certains types de problèmes, qui peuvent alors être effectués plus rapidement qu'avec des ordinateurs classiques.

    Il existe beaucoup d'autres calculs avec lesquels les algorithmes dont on dispose ne permettent pas d'avoir un gain de temps appréciable en utilisant des bits quantiques à la place des bits classiques. Il n'y a donc aucune raison de croire qu'un ordinateur quantique, de même « taille » qu'un ordinateur classique, est automatiquement plus rapide pour toutes les opérations que l'on se propose de faire avec lui.

    Par ailleurs, un ordinateur classique actuel, même intrinsèquement plus lent qu'un ordinateur quantique sur certains points, peut rattraper ce handicap par l'utilisation d'un plus gros processeur. À titre de comparaison, les meilleurs calculateurs (prétendument) quantiques tournent sur quelques centaines de bits, contre des millions pour le moindre ordinateur de bureau... Les tests de vitessevitesse pure présentés lors de conférences de presse peuvent donc être difficiles à interpréter.

    Peter Shor, né le 14 août 1959, est un mathématicien américain du MIT bien connu pour ses travaux portant sur le calcul quantique. On lui doit un algorithme célèbre très efficace pour décomposer un entier en produit de nombres premiers avec un calculateur quantique. C'est l'algorithme de Shor. © Peter Shor

    Peter Shor, né le 14 août 1959, est un mathématicien américain du MIT bien connu pour ses travaux portant sur le calcul quantique. On lui doit un algorithme célèbre très efficace pour décomposer un entier en produit de nombres premiers avec un calculateur quantique. C'est l'algorithme de Shor. © Peter Shor

    En revanche, il est vrai qu'un ordinateur quantique « opérationnel » (c'est-à-dire avec un nombre suffisant de bits correctement implémentés) pourrait se montrer très supérieur aux ordinateurs classiques pour certaines opérations : l'exemple le plus cité est la décomposition en produit de facteurs premiers par l'algorithme (quantique) établi par Peter Shor en 1994 (dit algorithme de Shor).

    Dans cet exemple, le gain en temps de calcul entre un ordinateur classique et un ordinateur quantique pourrait être très important. Or, la cryptographie actuelle est basée sur cette décomposition en produit de facteurs premiers : si on utilise des nombres assez grands pour coder une information, un ordinateur classique ne peut donc pas casser le code en un temps raisonnable. Mais il n'en serait pas de même avec un ordinateur quantique. On voit tout l'intérêt de cette histoire...

    En 2012, un calculateur quantique est tout juste parvenu à trouver la factorisation de 21 en 3 x 7, et ce au prix d'immenses efforts expérimentaux. On voit qu'il s'agit là d'une preuve de principe, puisqu'un enfant de cinq ans peut le faire aussi bien : comme le disait Groucho Marx, « amenez-moi un enfant de cinq ans » ! Mais on comprend aussi que lorsque D-Wave Systems prétend commercialiser des calculateurs quantiques réellement utilisables et performants, l'incrédulité soit souvent de mise.

    D-Wave Two fonctionnerait avec des circuits quantiques supraconducteurssupraconducteurs du type de ceux que vous utilisez pour vos propres recherches, dans l'équipe cohérence quantique de l'Institut Néel. Quels sont les avantages et les inconvénients de ces circuits par rapport à d'autres approches, pour construire des calculateurs quantiques avec un grand nombre de qubits ?

    Laurent Saminadayar : Plusieurs voies sont explorées dans de nombreux laboratoires dans le monde pour tenter de contourner l'obstacle de la décohérence et permettre la réalisation pratique de calculateurs quantiques. On a essentiellement deux approches permettant de fabriquer des qubits :

    • Les circuits « solidessolides », comme des circuits supraconducteurs ou des boîtes quantiques ;
    • Des systèmes plus « exotiquesexotiques », comme des ions piégés, les centres colorés du diamantdiamant, etc.

    La première solution présente un avantage considérable : des circuits avec des jonctions Josephson comme ceux que nous étudions à l'Institut Néel, ou que D-Wave Systems affirme utiliser pour ses calculateurs quantiques, sont en théorie réalisables en grand nombre sur une puce, comme on le fait actuellement pour les processeurs. C'est la notion de circuit intégré. Ce n'est pas gagné, mais cela devrait pouvoir marcher.

    Par contre, énorme désavantage, ces circuits sont très sensibles à la décohérence, et on peut raisonnablement penser qu'un processeur quantique à base de jonctions Josephson ne marchera qu'à de très basses températures. De fait, la puce de D-Wave Two est censée fonctionner à une température de 20 mK environ, ce qui est très proche du zéro absoluzéro absolu. Ceci dit, pour des applicationsapplications très spécifiques, c'est-à-dire non grand public, ce problème peut être géré. Bien entendu, il ne faudrait donc pas s'imaginer avoir un jour des ordinateurs quantiques personnels : à ce jour, la cryogéniecryogénie n'est pas vraiment portable...

    Les membres de l'équipe cohérence quantique de l'Institut Néel à Grenoble. La cohérence quantique est centrale pour le fonctionnement des composants, nanocircuits et dispositifs complets (réseaux, processeurs quantiques) qu’ils étudient. © Institut Néel

    Les membres de l'équipe cohérence quantique de l'Institut Néel à Grenoble. La cohérence quantique est centrale pour le fonctionnement des composants, nanocircuits et dispositifs complets (réseaux, processeurs quantiques) qu’ils étudient. © Institut Néel

    Lorsque l'on se tourne vers la deuxième solution, les dispositifs réalisés fonctionnent à température ambiante. Ceux avec des ionsions piégés résistent particulièrement bien aux perturbations de l'environnement, avec un temps de décohérence long. Par contre, faire fonctionner un grand nombre de qubits de ce type posera de nombreux autres problèmes : à l'heure actuelle, on ne voit pas comment on pourrait « intégrer » de tels systèmes sur une pucesystèmes sur une puce...

    D-Wave Systems prétend que leur calculateur incorpore 512 qubit. Catherine McGeoch a récemment fait passer des tests au D-Wave Two, montrant qu'au moment de ce test, il prenait de vitesse des ordinateurs classiques confrontés au même problème. Cela veut-il dire que les chercheurs de D-Wave Systems ont réussi à résoudre le problème de la décohérence ?

    Laurent Saminadayar : Il est très difficile de répondre à cette question. Personne n'a vraiment le droit d'aller soulever le capot de la machine de D-Wave Systems pour voir ce qu'il y a dedans, à part les membres de D-Wave Systems bien sûr. Il y a quand même eu des publications sur arxiv des chercheurs de la société canadienne, exposant les principes du calcul quantique adiabatiqueadiabatique qu'ils mettraient en œuvre avec leur processeur quantique.

    Tout dernièrement, ils ont même publié un article dans Nature. Ils y affirment avoir vérifié que les temps de cohérence obtenus étaient suffisamment longs pour permettre de réaliser des calculs complexes dans le cas spécifique d'une implémentation d'un algorithme quantique de recuit simulé sur l'un de leurs processeurs. Mais ce travail repose sur l'utilisation de 16 qubits seulement. Je suis vraiment dubitatif sur le fait qu'ils aient réussi à faire du calcul quantique avec l'intrication de plusieurs centaines de qubits.

    Sur son blog, Scott Aaronson, qui a toujours été sceptique au sujet des affirmations de D-Wave Systems, signale que certaines publications récentes permettent de penser qu'au moins dans le cas spécifique du recuit quantique simulé effectué par les processeurs de D-Wave Systems, on a effectivement obtenu des calculs reposant sur l'intrication quantiqueintrication quantique d'un grand nombre de qubits.

    Si cela s'avère être vrai, cela voudrait dire que D-Wave Systems a trouvé un moyen particulièrement efficace de lutter contre la décohérence des qubits. Mais sur ce sujet, silence... Pour le moment, en ce qui concerne les calculateurs quantiques basés sur des circuits supraconducteurs comme ceux de D-Wave Systems, le meilleur espoir que l'on ait de résoudre le problème de la décohérence, c'est de le contourner en utilisant des algorithmes de correction d'erreurs. Il ne semble pas que ce soit le cas avec les machines de la société canadienne.

    Scott Aaronson est un chercheur en informatique théorique reconnu, membre du corps professoral du département de génie électrique et d'informatique au <em>Massachusetts Institute of Technology</em>. Il a de sérieux doutes sur le potentiel des calculateurs quantiques de D-Wave Systems. © MIT

    Scott Aaronson est un chercheur en informatique théorique reconnu, membre du corps professoral du département de génie électrique et d'informatique au Massachusetts Institute of Technology. Il a de sérieux doutes sur le potentiel des calculateurs quantiques de D-Wave Systems. © MIT

    Scott Aaronson affirme que même si D-Wave Two est peut-être un vrai calculateur quantique, en pratique, cela représente peu d'intérêt, car il ne surpasse pas vraiment les ordinateurs classiques. A-t-il raison ?

    Laurent Saminadayar : À mon avis, s'il y a effectivement un vrai progrès, il n'est flagrant que sur quelques problèmes particuliers. Comme le reconnaît Catherine McGeoch, elle n'a constaté un avantage en vitesse du D-Wave Two qu'en le comparant à ce qu'il était possible d'obtenir avec des algorithmes particuliers pour des problèmes bien spécifiques, connus à l'époque de ses tests et tournants sur des ordinateurs classiques. Ce n'est pas la même chose qu'une réelle comparaison entre les performances de calcul de deux machines.

    De fait, Aaronson a signalé qu'un autre expert, Sergei Isakov, travaillant aussi sur les performances du D-Wave Two, a simplement amélioré en quelques mois un algorithme classique capable de faire du recuit simulé. Au final, il peut faire les mêmes calculs que D-Wave Two, mais 15 fois plus vite !

    Contrairement à ce que l'on pourrait naïvement croire, il n'y a donc aucune preuve à l'heure actuelle que les millions de dollars dépensés pour mettre au point les calculateurs de D-Wave Systems aient servi à quelque chose. On peut même raisonnablement penser que dans bien des situations, des améliorations des algorithmes classiques suffisent pour faire des calculs aussi rapidement qu'avec des calculateurs quantiques...

    Pour l'instant, D-Wave Systems a surtout joué sur les immenses potentialités des ordinateurs quantiques pour attirer les projecteursprojecteurs sur son travail. Mais concrètement, pour l'immense majorité des tâches d'un ordinateur, l'affaire est de peu d'intérêt. La situation en est là. On peut la résumer de la façon suivante : il y a une chance infime que tout ceci, c'est-à-dire l'intrication avec succès d'un grand nombre de qubits pendant un temps de cohérence important avec le D-Wave Two, soit vrai. Mais si c'est vrai, alors c'est le jackpot et les milliards à la clé. En ce moment, GoogleGoogle paye pour voir... Cela me rappelle un peu les avions renifleurs de ma jeunesse. Mais c'est l'âge qui me rend pessimiste...

    Enfin, n'oublions pas que, comme le disait Pierre Dac, « les prévisions sont très difficiles à faire... surtout lorsqu'elles concernent l'avenir » !