Cela fait 50 ans cette année, plus précisément le 23 février 1968, que le prix Nobel de physique de l’année 1992, le Français Georges Charpak, décédé en 2010, a révolutionné la physique des particules avec un nouveau détecteur : la chambre proportionnelle multifils. Retour sur l’homme et sa découverte avec les articles publiés à ce sujet par Futura.

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    Le 23 février 1968, Georges CharpakGeorges Charpak, qui avait déjà travaillé au Cern sur la célèbre question du moment magnétique anomale du muon (g-2), publiait avec ses collègues un article intitulé The use of multiwire proportional counters to select and localize charged particlesque l'on peut considérer comme l'acte de naissance de la chambre proportionnelle multifils. Ce détecteur, destiné aux accélérateurs, allait permettre aux physiciensphysiciens de partir à la chasse de nouvelles particules jusque-là trop fugaces, à faibles durées de vie, cachées telle une aiguille dans une botte de foin au milieu du feu d'artifice de particules beaucoup plus conventionnelles.

    En effet, couplée à un ordinateurordinateur, la chambre proportionnelle multifils permettait d'enregistrer des millions de traces de particules à chaque seconde, au lieu d'une ou deux avec les précédents détecteurs. Il facilitait donc grandement la recherche des interactions rares, se produisant par exemple seulement au cours un évènement sur un milliard.

    Le détecteur de Charpak allait rendre possibles des découvertes aussi spectaculaires que celles du quark charmé et surtout des bosons W et Z. Commençons par faire connaissance avec l'homme.


    Une interview de Georges Charpak. © PUAM


    Georges Charpak et la chambre proportionnelle multifils

    Article de Laurent SaccoLaurent Sacco publié le 08/10/2010

    Georges Charpak nous a quittés... mais pas complètement. Son héritage scientifique est énorme car la majorité des détecteurs en physique des particules, comme ceux équipant le LHCLHC et le Tevatron, sont des héritiers de la chambre proportionnelle multifils, qu'il a inventée en 1968. Sans eux, on ne peut pas découvrir le boson de Higgsboson de Higgs ou la supersymétriesupersymétrie au LHC.

    La trajectoire professionnelle et l'aventure humaine de Georges Charpak sortent décidément de l'ordinaire. Quel destin en effet que celui d'un homme qui, rescapé du camp de concentration de Dachau, finira par décrocher le prix Nobel de physique en 1992 et influencera la pensée de nombreux enfants en lançant La main à la pâte.

    Né le 1er août 1924 à Dabrowica, en Pologne, Georges Charpak était devenu citoyen français en 1946 (ses parents ont immigré en France quand il avait 7 ans). Ingénieur diplômé de l'école des Mines de Paris, il entra en 1948 comme stagiaire du CNRS au laboratoire de physique nucléaire du Collège de France dirigé par Frédéric Joliot puis devint docteur ès sciences en 1955. Mais c'est au Cern qu'il vivra la grande aventure scientifique de sa vie.

    Il y assista au début de la fulgurante carrière du Proton Synchroton (PSPS) dont on vient de fêter les 50 ans et participa à plusieurs expériences, comme la mesure de l'anomalieanomalie du moment magnétiquemoment magnétique du muonmuon et l'étude des couches nucléaires profondes à l'aide de pions positifs de Yukawa. Mais c'est son travail en 1968 sur un nouveau type de détecteur de particules, inspiré des compteurs Geiger, qui a marqué durablement le développement de la physique des hautes énergiesénergies. Dans une vidéo, Georges Charpak explique lui-même comment il a inventé la chambre proportionnelle multifils ou multi-wire proportional chamber (MWPC) en anglais.

    Un déluge de nouvelles particules à étudier

    Pour comprendre l'importance de l'invention par Georges Charpak de la chambre proportionnelle multifils, il faut en revenir à la physique des hautes énergies, juste après la Seconde guerre mondiale. À l'époque, les succès grandissant de l'électrodynamique quantiqueélectrodynamique quantique et la nécessité de mieux comprendre la physique nucléaire conduisent à explorer sérieusement la structure du protonproton et du neutronneutron et il devient impératif de comprendre la nature des forces nucléaires fortes liantliant ces nucléonsnucléons au sein des noyaux.

    On commence donc à construire les grands accélérateurs de particules, comme le Bevatron, avec lesquels on découvre l'antiprotonantiproton et un déluge de nouvelles particules hadroniques, comme les mésonsmésons K. L'instrument pour les révéler est alors essentiellement la fameuse chambre à bulles inventée par Donald Arthur Glaser et développée par Luis Alvarez.

    Une image prise dans une chambre à bulles montrant les trajectoires des particules courbées par un champ magnétique. Le sens de la courbure donne le signe de la charge de la particule, et le rayon de courbure mesure la quantité de mouvement. © Cern

    Une image prise dans une chambre à bulles montrant les trajectoires des particules courbées par un champ magnétique. Le sens de la courbure donne le signe de la charge de la particule, et le rayon de courbure mesure la quantité de mouvement. © Cern

    Dans une chambre à bulles, un liquideliquide se trouve comprimé dans un état surchauffé, c'est-à-dire un peu au-dessus de son point d'ébullition. Une brusque décompression accompagne alors la pénétration de faisceaux de particules dans la chambre où des collisions se produisent. Les particules provoquent la formation de petites bulles de gazgaz et une photographiephotographie est alors prise.

    Les trajectoires des particules, courbées par un champ magnétiquechamp magnétique, donnent alors une mesure de leurs charges et de leurs quantités de mouvementquantités de mouvement, mais au fur et à mesure que les énergies accessibles augmentent, l'analyse des photographies devient de plus en plus fastidieuse.

    En effet, on passe de quelques dizaines à plusieurs centaines de particules créées dans chaque collision. Et surtout, les particules nouvelles que l'on cherche étant de plus en plus instables et difficiles à produire, il faut examiner un nombre sans cesse plus grand de photographies avec des trajectoires de plus en plus complexes et embrouillées.

    À gauche, Georges Charpak devant une chambre proportionnelle multifils en cours de réalisation. © Cern

    À gauche, Georges Charpak devant une chambre proportionnelle multifils en cours de réalisation. © Cern

    Il faut un nouveau détecteur à gaz

    Dans les premiers temps, ce seront souvent les femmes des doctorants qui auront pour tâche d'examiner ces photos à la recherche d'événements rares. Pendant les années 1960, des ordinateurs d'IBMIBM utilisant un programme d'analyse cinématique nommé Kick vont analyser les trajectoires mécaniquement enregistrées par les « scanning girls ». Mais il devient rapidement clair que la méthode est en train d'atteindre ses limites.

    C'est là que Georges Charpak se met en tête de construire un nouveau type de détecteur qui non seulement pourra enregistrer automatiquement les trajectoires d'un grand nombre de particules en un temps très court (ce qui nécessite d'utiliser de l'électronique rapide), mais pourra aussi être couplé à un ordinateur pour que l'analyse des données soit elle aussi très rapide.

    Georges Charpak en 1973 à côté d'une MWPC. © Cern

    Georges Charpak en 1973 à côté d'une MWPC. © Cern

    Ce sera un détecteur à gaz inspiré par le célèbre tube Geiger-Müller, constitué d'un fil mince au milieu d'un tube d'un diamètre d'environ un centimètre et empli de gaz. Son principe consiste à créer entre le fil et la paroi du tube une différence de potentiel de quelques kilovolts. Lorsqu'une particule chargée traverse le tube, elle ionise le gaz qu'il contient. Des électronsélectrons sont de ce fait arrachés des atomesatomes neutres du gaz, qui deviennent alors chargés positivement.

    Soumis à un champ électriquechamp électrique, les électrons se déplacent alors vers le fil central, l'anodeanode, au voisinage duquel le champ électrique est très fort, accélérant encore plus les électrons. Ces derniers ont alors suffisamment d'énergie pour ioniser d'autres atomes, libérant à nouveau des électrons, qui à leur tour sont accélérés et ainsi de suite. Il en résulte une avalancheavalanche d'électrons et d'ionsions positifs sur l'anode et la cathodecathode, donnant lieu à un signal électrique sur le fil.

    Le principe de la chambre proportionnelle multifils est illustré sur ce schéma et le suivant. La distance entre les fils d'anode est d'environ 2 millimètres et la distance entre les plans de cathode d'environ 2 centimètres. © Jean-Luc Caron, Cern

    Le principe de la chambre proportionnelle multifils est illustré sur ce schéma et le suivant. La distance entre les fils d'anode est d'environ 2 millimètres et la distance entre les plans de cathode d'environ 2 centimètres. © Jean-Luc Caron, Cern

    Georges Charpak a repris ce concept mais, lui, installe plusieurs rangées de fils formant des plans à angles différents et il connecte ces fils directement à des ordinateurs. Exit les photographies !

    Les impulsions électriques provoquées par le passage des particules dans la chambre se propagent sur ses fils et permettent de localiser dans l'espace plusieurs points de la trajectoire d'une particule. On peut alors enregistrer rapidement les trajectoires de centaines de particules (et bien plus) et répéter un grand nombre de fois l'opération en quelques secondes seulement.

    Très vite, l'invention de Charpak va s'imposer et inspirer une nouvelle génération de détecteur comme les chambres à dérive et les Time Projection Chamber (TPC).

    Une particule chargée ionise le gaz entre les plans de cathode et les charges – des électrons et des ions produits en avalanche à partir de collisions avec les atomes du gaz – se déplacent respectivement vers l'anode et la cathode. La quantité de charges produite est proportionnelle à l'énergie de la particule et une impulsion électrique d'autant plus grande se propage sur l'un des fils reliés à un ordinateur. © Nobel Web AB 2010

    Une particule chargée ionise le gaz entre les plans de cathode et les charges – des électrons et des ions produits en avalanche à partir de collisions avec les atomes du gaz – se déplacent respectivement vers l'anode et la cathode. La quantité de charges produite est proportionnelle à l'énergie de la particule et une impulsion électrique d'autant plus grande se propage sur l'un des fils reliés à un ordinateur. © Nobel Web AB 2010

    L'influence considérable des inventions de Charpak

    Sans cette invention de Charpak, il aurait été impossible de découvrir les bosons W et Z0 prédits par la théorie électrofaiblethéorie électrofaible. En effet, il a fallu obtenir des milliards d'images de collisions dans les détecteurs UA1 et UA2 équipés de chambre à fils au Cern pour observer les 12 événements validant l'existence du boson Z0 en 1983. Auparavant, c'est également grâce à l'invention de Georges Charpak que le quark charmé a été découvert par Burton Richter sous la forme de la particule psi, et Samuel Ting, sous la forme de la particule J. Ces particules étant identiques, on l'appelle aujourd'hui la particule J/psi.

    Comme le dit l'actuel directeur général du Cern, Rolf Heuer : « Sans les procédés qu'il a mis au point, en particulier la chambre proportionnelle multifils qu'il a inventée en 1968, on peut affirmer que le programme LHC serait en grande partie impossible aujourd'hui ».

    Une image d'ordinateur montrant dans le détecteur UA1 au début des années 1980 le fameux boson Z<sub>0</sub>. Ce détecteur ne pourrait pas avoir vu le jour sans l'invention de la MWPC par Georges Charpak. © Cern

    Une image d'ordinateur montrant dans le détecteur UA1 au début des années 1980 le fameux boson Z0. Ce détecteur ne pourrait pas avoir vu le jour sans l'invention de la MWPC par Georges Charpak. © Cern

    On aurait tort de croire que les travaux de Charpak sur les détecteurs ne sont utiles qu'en physique des particules élémentairesphysique des particules élémentaires. Lui-même s'était beaucoup investi durant ces dernières dizaines d'années pour appliquer ses inventions en biologie moléculairebiologie moléculaire et surtout en médecine. Il s'agissait d'obtenir des images de plus grande qualité et nécessitant des doses de rayonnement bien plus faibles.

    L'un de ses succès les plus brillants dans ce domaine est probablement le système EOS qui visualise tous les os du squelette en 3D avec seulement deux radiographiesradiographies à faibles doses.

    On le voit, l'héritage de Charpak est bien vivant et fera sentir son influence pendant des décennies encore...


    En vidéo : hommage à Georges Charpak

    Article de Jean-Luc GoudetJean-Luc Goudet publié le 30/09/2010

    Le grand physicien, prix Nobel 1992, s'est éteint hier, laissant derrière lui une œuvre scientifique majeure, sur laquelle nous reviendrons. Retrouvez ce chercheur hors norme en vidéo grâce aux archives de l'INA.

    En 1992, le prix Nobel récompensait le Français Georges Charpak, né en Pologne en 1924. Résistant en France pendant la Seconde guerre mondiale, le jeune homme sera déporté à Dachau puis naturalisé français en 1946.


    Le 10 décembre 1992 à Stockholm, Georges Charpak reçoit son prix Nobel de physique des mains du roi Carl XVI Gustaf de Suède. Un an plus tard, le magazine Envoyé Spécial de France 2 lui consacre un reportage. © INA

    Ce couronnement lui est valu par son invention d'un nouveau détecteur de particules, dite multifils, qui a supplanté les chambres à étincelles et à bulles. Le prix lui est décerné un an seulement après celui de Pierre-Gilles de Gennes, physicien lui aussi. Les deux hommes se connaissaient et s'estimaient, partageant notamment un grand intérêt pour la vulgarisation scientifique.

    Esprit original et engagé, Georges Charpak a cherché à vulgariser la science et a même créé une association, La main à la pâte, avec Pierre Léna et Yves Quéré, pour « rénoverrénover l'enseignement des sciences et de la technologie à l'école primaire ».


    Un point commun avec Pierre-Gilles de Gennes ? « Nous faisons de la physique en nous amusant » Journal de 20 heures de France 2, le 14 octobre 1992. © INA

    Pour lui, comme il l'a répété dans ses livres destinés au grand public et dans ses interviews télévisées, la science, depuis quatre siècles, fait entrer l'humanité dans une nouvelle ère et n'y est pas préparée. Le plus grand danger qui la guette aujourd'hui, explique-t-il, est l'intégrisme et l'obscurantisme.


    Reportage consacré au physicien français Georges Charpak, prix Nobel de physique en 1992, mort hier, à 86 ans. Évocation de ses inventions, de ses recherches, de leurs applications dans le domaine médical, de son engagement politique, notamment dans la Résistance. Commentaire sur images d'archives et imagerie médicale alternant avec la diffusion d'un extrait d'une interview de Georges Charpak en 1993 © INA