Les corrélations quantiques étranges qui se manifestent à travers « l’effet EPR » entre deux objets séparés dans l’espace ont des analogues dans l’écoulement du temps pour un seul système quantique. C’est ce que montre le phénomène d’oscillation des neutrinos sur des centaines de kilomètres.

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    Il se dit parfois que si le comportement quantique au niveau des atomes et des particules élémentaires existait à notre échelle, un objet macroscopique pourrait se trouver dans une superposition d'états, si bien qu'il pourrait être en deux endroits à la fois. On explique aussi que la mécanique quantique, dans son interprétation orthodoxe, c'est-à-dire celle dite de Copenhague, du Danois Niels BohrNiels Bohr, interdit de penser qu'un objet possède certaines propriétés avant qu'on ne les mesure. Admettre cette idée surprenante semble bel et bien une nécessité pour réaliser des prédictions cohérentes et précises dans le monde quantique. À notre échelle, cela reviendrait à dire qu'il n'est pas possible de décrire le monde sans contradiction si l'on suppose, par exemple, qu'une chaise existe dans une pièce même si on n'est pas là pour l'observer.

    Albert EinsteinEinstein, et d'autres avec lui, n'aimait pas cette description de la réalité. Il pensait que la théorie quantique n'était qu'une méthode effective, efficace dans beaucoup de situations, comme en mécanique des fluides où, par exemple, l'eau est censément continue, mais pas fondamentale. Selon lui, le flou probabiliste inhérent à la théorie quantique doit pouvoir être éliminé grâce à une théorie plus profonde, faisant intervenir des paramètres cachés et redonnant à un objet des propriétés bien déterminées avant une mesure. Selon ce point de vue, l'interprétation de Copenhague et l'usage du calcul des probabilités n'étaient que le reflet d'un manque de connaissance sur ces paramètres cachés.

    Pour le montrer, Einstein et deux de ses collègues développèrent une expérience de pensée qui allait devenir célèbre sous le nom de paradoxe EPR. Elle fut analysée plus finement par le physicienphysicien irlandais John Bell. En 1964, il montra que cette expérience conduisait à une inégalité avec les résultats de certaines mesures, permettant ainsi de départager les conceptions de Bohr et d'Einstein ou, plus précisément, de savoir si la théorie quantique pourrait être remplacée par une certaine classe de théories à variables cachées.

    Niels Bohr et Albert Einstein étaient en désaccord sur le statut de la mécanique quantique. Le père de la Relativité générale ne pensait pas qu'elle était fausse, mais simplement qu'elle se limitait à une description effective de la dualité onde-corpuscule. Avec le paradoxe EPR, il avait tenté de montrer que les idées de Bohr conduisaient à admettre l'existence de signaux plus rapides que la lumière, en contradiction avec la théorie de la relativité. © Ehrenfest, Wikipédia

    Niels Bohr et Albert Einstein étaient en désaccord sur le statut de la mécanique quantique. Le père de la Relativité générale ne pensait pas qu'elle était fausse, mais simplement qu'elle se limitait à une description effective de la dualité onde-corpuscule. Avec le paradoxe EPR, il avait tenté de montrer que les idées de Bohr conduisaient à admettre l'existence de signaux plus rapides que la lumière, en contradiction avec la théorie de la relativité. © Ehrenfest, Wikipédia

    Du paradoxe EPR à l’expérience d’Aspect en passant par l’inégalité de Bell

    Pour comprendre cette idée, considérons une machine capable de fournir des paires de boîtes initialement fermées. On sait que chaque boîte contient une boule noire ou une boule blanche et qu'il y a toujours une boule noire et une boule blanche dans chaque paire de boîtes. Il n'est pas possible de prédire à l'avance dans laquelle se trouve l'une des boules, la répartition semblant tirée au sort. Supposons que la machine se trouve à Paris et que l'une des boîtes soit emportée à Montréal par Alice qui peut l'ouvrir sur place et envoyer un SMSSMS à Bob, resté à Paris, pour lui dire d'ouvrir l'autre boîte après elle. Si Alice trouve une boule noire, elle peut prédire avec certitude que Bob trouvera une boule blanche et inversement.

    La physiquephysique classique admet que la répartition des boules était déterminée avant l'ouverture, dans la machine. La théorie quantique fait toutefois des prédictions plus sophistiquées, comme l'a montré Bell. En dressant la liste de multiples résultats obtenus par Alice et Bob pour un grand nombre de boîtes emportées de l'autre côté de l'Atlantique, on peut montrer que la théorie orthodoxe implique que la répartition des boules n'est pas fixée par la machine mais intervient aléatoirement au moment où Alice ouvre sa boîte. Cette ouverture influe à une vitessevitesse supérieure à celle de la lumièrelumière sur le résultat que va trouver Bob. Bell a montré que les résultats des mesures doivent violer une inégalité si la théorie quantique orthodoxe est correcte. Ce ne serait pas le cas pour des théories à variables cachées, dites locales, qui ne font pas intervenir de mystérieuses corrélations non locales entre deux mesures séparées dans l'espace. Restait à passer de la théorie à la pratique.

    Alain Aspect et ses collègues ont réalisé une expérience similaire en 1982. Ils ont effectivement trouvé des résultats violant l'inégalité de Bell, prouvant qu'il existe d'étranges corrélations quantiques entre des objets séparés dans l'espace (les idées d'Einstein peuvent survivre cependant avec des théories à variables cachées dites non locales).

    Anthony Leggett est un physicien américano-britannique spécialiste de la physique des basses températures, comme celle impliquée dans la supraconductivité et la superfluidité. Il est colauréat avec Vitaly Ginzburg et Alekseï Abrikossov du prix Nobel de physique de 2003. © <em>Lehigh University</em>

    Anthony Leggett est un physicien américano-britannique spécialiste de la physique des basses températures, comme celle impliquée dans la supraconductivité et la superfluidité. Il est colauréat avec Vitaly Ginzburg et Alekseï Abrikossov du prix Nobel de physique de 2003. © Lehigh University

    De l’inégalité de Leggett-Garg aux oscillations des neutrinos

    Quelques années plus tard, en 1985, le prix Nobel de physique Anthony Leggett a poussé le débat entre Einstein et Bohr un cran plus loin en compagnie de son collègue Anupam Garg. Les deux chercheurs ont proposé un autre test de la mécanique quantique avec une nouvelle inégalité portant leur nom. Leur travail est parfois considéré comme l'analogue du théorèmethéorème de Bell mais dans le temps et non plus dans l'espace. Il suppose des mesures non pas de deux systèmes physiques en état d'intrication quantiqueintrication quantique mais plusieurs mesures à des moments différents d'un même système en état de superposition quantique évoluant dans le temps. Pour être plus précis, l'inégalité s'applique par exemple aux mesures de l'état d'une boule qui pourrait être dans un état de superposition quantique entre deux couleurscouleurs, blanche et noire. Lors d'une mesure de la couleur, la probabilité d'obtenir l'une ou l'autre changerait avec le temps.

    L'inégalité de Legget-Garg concerne d'ailleurs également des systèmes pouvant se trouver dans un état macroscopique de superposition, alors que l'expérience d'Aspect mesurait la polarisation de photonsphotons. Concrètement, on peut l'appliquer à un anneau supraconducteursupraconducteur dans lequel un courant électriquecourant électrique peut circuler dans deux sens opposés, et qui serait placé dans une superposition quantique de ces deux états. La situation est alors analogue à celle d'un autre paradoxe, celle du chat de Schrödinger, qui fait intervenir la théorie de la décohérence.

    Des expériences sur des systèmes microscopiques ont été réalisées, qui violaient l'inégalité de Leggett-Garg conformément aux prédictions de la théorie quantique orthodoxe. Aujourd'hui, une équipe de physiciens de particules vient d'en réaliser une autre, à partir du phénomène d’oscillation des neutrinos, comme l'explique un article déposé sur arXiv.

    Les neutrinosneutrinos existent sous trois formes (donc trois états quantiques superposés), encore appelées saveurs, et se transforment en oscillant sans cesse de l'une à l'autre. Ce processus dépend de l'énergieénergie des neutrinos, de sorte que pour une valeur donnée, un faisceau composé initialement d'une saveur en contiendra une autre selon une proportion dont la valeur oscille avec le temps, donc la distance entre la source et l'endroit de la mesure. La situation est donc semblable à celle imaginée par Leggett et Garg. Ce qui permet de tester les fondations de la théorie quantique dans un domaine particulier, celui des neutrinos à hautes énergies.

    Pour cela, plutôt que d'effectuer plusieurs mesures séparées dans le temps sur un neutrino individuel, ce qui n'est pas réaliste car elles font disparaître la particule, on peut réaliser une expérience avec plusieurs neutrinos possédant des énergies différentes. C'est ce que les chercheurs ont fait avec des faisceaux de neutrinos produits au Fermilab et qui ont été envoyés à travers la croûte terrestrecroûte terrestre en direction du fameux détecteur de l'expérience Main Injector Neutrino Oscillation Search, Minos, à une distance de 735 km.

    Les neutrinos initialement de type muonique peuvent devenir « électroniques » dans le détecteur de Minos. Comme on s'y attendait, les corrélations mesurées violent l'inégalité de Leggett-Garg en plein accord avec les prédictions de la mécanique quantique. Ce ne serait donc en effet qu'au moment de la mesure que la nature des neutrinos prendrait une réalité bien définie au sens classique, alors qu'elle resterait une superposition oscillante durant le trajet. Il ne faut donc pas voir dans cette oscillation un neutrino qui passerait constamment d'un état à un autre pendant son voyage. Même à ce niveau-là, le monde quantique n'a pas la réalité décrite par la physique classique. Ce qui n'aurait pas surpris Bohr, mais peut-être Einstein...