Pour mieux comprendre les systèmes non linéaires, qui se manifestent dans de multiples domaines, le physicien Enrico Fermi, aidé par Mary Tsingou, Stanislaw Ulam et John Pasta, avait eu l'idée novatrice d'utiliser un ordinateur pour simuler une situation la plus simple possible. Résultat : un paradoxe qui a donné mal au crâne à deux générations de physiciens. Le système ne tendait pas vers un état d'équilibre mais oscillait, revenant périodiquement à son état initial. Une équipe de chercheurs a rencontré un comportement similaire dans un système physique voisin mais qui aboutit parfois, au bout d'un temps très long, à une situation stable.

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    L'histoire de l'expérience de Fermi-Pasta-Ulam est entrée dans la légende comme la première expérimentation numériquenumérique en physique et en mathématique au temps des pionniers de la paléoinformatique, juste après-guerre. Elle a conduit à la révolution des sciences des systèmes dynamiques non linéaires manifestant le chaos et exhibant des solitons.

    Comme l'a raconté le grand mathématicienmathématicien Stanislaw Ulam, au début des années 1950, le grand physicienphysicien Enrico FermiEnrico Fermi est de plus en plus intéressé par les premiers ordinateursordinateurs dont il entrevoit déjà le potentiel pour la physique au moment où il travaille sur la bombe à hydrogène et sur la physique des particules élémentaires. Il suspecte que la prochaine révolution en physique va se faire avec des équationséquations non linéaires, peut-être, donc, avec des versions non linéaires de l'équation de Schrödingeréquation de Schrödinger ou des équations des champs en physique des particules. Mais comme dans les cas déjà connus, en particulier en mécanique des fluides avec les équations de Navier-Stokes, les calculs analytiques sont presque impossibles à réaliser en régime non linéaire et il est donc difficile d'exploiter le contenu physique de ces équations, comme le montre par exemple le cas de la turbulenceturbulence ou des mélanges dans les fluides.

    Heureusement, les ordinateurs n'ont pas toutes les limites de l'esprit humain, de sorte que Fermi, tout comme Ulam et le mathématicien Von Neumann qu'il connaissait bien, sait que la puissance des simulations numériquessimulations numériques devrait permettre de contourner au moins partiellement les problèmes rencontrés.

    Enrico Fermi dans son laboratoire. © DP

    Enrico Fermi dans son laboratoire. © DP

    La flèche du temps et l'équipartition de l'énergie

    Toutefois, Fermi a une autre idée en tête qui remonte à ses travaux en mécanique statistique à la fin des années 1920. Cette théorie repose sur certaines hypothèses dont l'une est difficile à justifier : l'hypothèse ergodique. Avec les systèmes décrits par la mécanique statistique, on essaie de comprendre le fait que, souvent, ils tendent naturellement vers un équilibre, ce qui définit une flèche du temps, et qu'il se produit ce que l'on appelle une équipartition de l'énergieénergie.

    Pour faire simple, quand une goutte d'encre tombe dans un verre d'eau, ses moléculesmolécules vont se répartir jusqu'à occuper presque uniformément tout le récipient, le système semblant alors rester dans cette situation stable pour l'éternité en l'absence de perturbations extérieures. Si la goutte est plus chaude que l'eau, l'énergie thermiqueénergie thermique de la goutte va aussi se communiquer aux molécules d'eau, de sorte que les écarts de températures vont presque disparaître et qu'en moyenne, les molécules d'eau et d'encre vont avoir la même énergie à l'équilibre thermique.

    Fermi veut mieux comprendre les implications de la mécanique statistique, en particulier quand elle est appliquée à des systèmes non linéaires pour prédire leur évolution sur le long terme et à quelle vitessevitesse ils approchent de l'équilibre thermique. En bon physicien, il propose au cours de l'année 1953 d'étudier d'abord sur ordinateur un système non linéaire simple mais suffisamment général pour exhiber plusieurs des caractéristiques fondamentales de la physique des systèmes non linéaires.

    Mary Tsingou découvre le problème de Fermi-Pasta-Ulam

    L'ordinateur choisi est le Maniac I (pour Mathematical Analyzer, Numerical Integrator, and Computer or Mathematical Analyzer, Numerator, Integrator, and Computer, soit en français Analyseur mathématique, intégrateur numérique et ordinateur). La simulation en question doit reproduire le comportement de massesmasses formant une ligne et reliées entres elles par des ressorts dont l'allongement n'est pas linéairement proportionnelle aux forces qui s'exercent sur eux. Techniquement, il s'agit précisément de couplages quadratiques faibles entre les masses.

    Pour mettre au point cette simulation et écrire le programme, Fermi collabore avec Ulam et John Pasta. Mais c'est Mary Tsingou qui va programmer le Maniac I et effectuer l'expérience numérique en 1954. Rebaptisée récemment expérience de Fermi-Pasta-Ulam-Tsingouexpérience de Fermi-Pasta-Ulam-Tsingou pour ne plus laisser dans l'ombre cette pionnière, elle ne va pas donner le résultat auquel s'attendait Fermi. Voyons pourquoi.


    L'expérience de Fermi-Pasta-Ulam-Tsingou peut être réalisée aujourd'hui par presque tout le monde avec un ordinateur personnel et un peu de travail de programmation comme le montre cette vidéo. Le logiciel Mathematica a été utilisé. Notez le retour vers l'état initial de la simulation vers 1 mn 13 s. © Osman Chaudhary

    L'expérience FPUT peut se voir comme l'étude d'une corde vibrante constituée à l'origine de 64 masses reliées par des ressorts non linéaires. Une corde vibrante, mais avec un comportement élastique linéaire, peut être le lieu de plusieurs ondes stationnaires, des oscillations bien régulières avec des nœudsnœuds et des ventres. Plusieurs de ces ondes, les « modes propres », sont possibles avec des énergies données. Un mouvementmouvement arbitraire d'une corde vibrante est une certaine composition de ces modes.

    On trouve un comportement similaire sur la corde non linéaire de l'expérience FPUT. D'après la mécanique statistique, si elle est excitée dans un de ses modes propres, elle va se charger en énergie, laquelle devrait assez rapidement se répandre entre les autres modes, de manière à assurer une sorte de thermalisation ou plus exactement d'équipartition de l'énergie comme dans le cas de la goutte d'encre chaude. Ce phénomène devrait précisément se produire parce qu'il existe des couplages non linéaires entre les masses.

    Les solutions du problème de Fermi-Pasta-Ulam-Tsingou

    Ce n'est pas ce que Mary Tsingou a été la première à constater. L'énergie ne fait que se répartir dans certains modes propres et assez rapidement, revient dans le mode initial avant de se rediffuser (voir la vidéo de l'expérience ci-dessous). Cette apparente violation paradoxale de ce qui est en fait un théorèmethéorème d'équipartition de l'énergie en mécanique statistique va préoccuper mathématiciens et physiciens qui vont chercher à la comprendre durant les décennies suivantes. Il résultera, comme on l'a indiqué plus haut, la découverte de la théorie des solitons et celle du chaos dynamique.

    Le problème de FPUT va être partiellement compris grâce aux travaux des mathématiciens Kolmogorov, Arnold et Moser qui découvriront le théorème KAM. Mais surtout, il apparaîtra plus tard que lorsque le couplage non linéaire devient fort et pas faible, ou quand une quantité d'énergie suffisamment grande est injectée dans l'état initial de la corde, la thermalisation s'opère effectivement rapidement. La thermalisation opère aussi quand le nombre de massesnombre de masses tend vers l'infini.

    Il reste encore des zones d'ombre cependant, par exemple que se passe-t-il dans les cas à deux dimensions, voire trois ? Par exemple, celui des atomesatomes formant le réseau cristallinréseau cristallin d'un solidesolide et qui peuvent vibrer autour de leur position d'équilibre.

    Une question qui se pose est de savoir si, comme Fermi le pensait, l'expérience qu'il proposait pouvait permettre de manifester des comportements attendus dans plusieurs systèmes dynamiques non linéaires. Il semble que oui et un article récemment publié sur  arXiv en est une nouvelle illustration.

    Les chercheurs canadiens et états-uniens y traitent du comportement de sphères dures sur une ligne qui peuvent entrer en collision les unes avec les autres et interagir de cette façon selon une loi de force donnée. Des ondes solitaires collectives, donc des solitons, peuvent prendre naissance dans ce système. Dans certaines conditions, la thermalisation n'opère pas mais dans d'autres, du fait des interactions entre ces ondes, elle finit bel et bien par se produire, bien qu'au bout d'un temps très long.