La théorie des cordes sera-t-elle détrônée par la théorie du surf ? C’est un peu la question qui agite aujourd’hui la blogosphère du monde de la physique théorique depuis que Garrett Lisi, surfeur et docteur en physique théorique, a proposé une « théorie de tout exceptionnellement simple ».

au sommaire


    Garrett Lisi aux conférences Loops 07. Crédit : Sabine Hossenfelder

    Garrett Lisi aux conférences Loops 07. Crédit : Sabine Hossenfelder

    L'homme n'est pas banal. A 39 ans et diplômé en physique théorique depuis 1999, il n'est membre d'aucune université et partage son temps entre le surf, le snow board et autres sports de glisse, et la recherche solitaire des lois ultimes de la physique. On pourrait facilement ne pas le prendre au sérieux. Mais inévitablement, quand un physicienphysicien de la carrure d'un Lee Smolin déclare à propos de la théorie de Garrett Lisi que « c'est l'un des modèles d'unification les plus convaincants que j'ai vu depuis de longues années », le côté un peu hippie et même New age de cette histoire lui confère illico une belle réussite médiatique.

    Garrett Lisi au Burning Man il y a quelques années, Cliquez pour agrandir Crédit : Garrett Lisi

    Garrett Lisi au Burning Man il y a quelques années, Cliquez pour agrandir Crédit : Garrett Lisi

     En son temps, Albert EinsteinEinstein avait jeté les bases de la physique du XXième siècle alors qu'il travaillait de façon presque solitaire et indépendante dans un des bureaux de l'office des brevets suisse. En une seule année miraculeuse, en 1905, trois articles sont écrits qui ne contenaient pas moins que les bases de la théorie de la relativité, le germegerme de la théorie des quanta et la formule théorique permettant de tester, avec le mouvement brownien,  la thermodynamique statistique de Boltzmann et la théorie atomique.

    Dans le même genre aussi, c'est après avoir passé une licence en histoire que Louis de BroglieLouis de Broglie décida de se consacrer à la physique théorique. Passant sa thèse à 32 ans en 1924, il laissa les membres de son jury assez dubitatifs quant à son idée du caractère ondulatoire de la matière. L'un d'entre eux, Paul LangevinPaul Langevin, communiqua toutefois la thèse à Einstein qui répondit aussitôt : « Il a levé un des coins du grand voile ». En 1929, Louis de Broglie reçut le prix Nobel pour sa brillante découverte à l'origine, via Einstein, de la mécanique ondulatoire de Schrödinger.

    A priori donc, un chercheur indépendant, possédant de plus un doctorat en physique théorique, peut très bien avoir eu l'idée qui manquait malgré des années de recherches poursuivies intensément par les meilleurs physiciens et mathématiciensmathématiciens de la planète.

    Une théorie qui fait des vagues

    Pour d'autres physiciens théoriciens, dont Thibault Damour et Jean Iliopoulos, les idées de Garrett Lisi sont très loin de faire le poids avec ce qu'on attend d'une théorie de tout censée unifier la matière, les forces nucléaires et électromagnétiques avec la théorie de la relativité d'Einstein.

    Certains vont même ouvertement plus loin. Sur son blogblog, Lubos Motl, le bouillant physicien théoricien et expert reconnu en théorie des cordesthéorie des cordes, ne mâchemâche pas ses mots. Pour lui, Garrett Lisi ne serait qu'un de ces nombreux amateurs incompétents et prétentieux que l'on trouve sur le web et qui prétendent révolutionner la physique. Bien que Motl n'utilise pas cette comparaison, on voit clairement qu'il pense que les compétences de Garrett Lisi en physique sont comparables à celle de Brice de Nice en surf !

    Il faut dire que Lisi a ouvertement déclaré qu'il rêvait de « botter les fesses à la théorie des cordes », clairement un casus belli pour Motl dont on connaît le mépris violent envers les critiques de la théorie des cordes que sont Lee Smolin et Peter Woit.

    Garrett Lisi est intervenu en personne sur plusieurs blogs dont celui de Backreaction, tenu par Sabine Hossenfelder, et qui fait aussi partie des blogs scientifiques phares sur le Net, avec ceux de Lubos MotlLubos Motl, Peter Woit, John Baez et enfin Cosmic Variance.

    Ses interventions sont toujours mesurées et constructives. Il ne se présente pas comme un nouvel Einstein et est ouvert à la critique. Pour lui, même s'il est convaincu d'avoir trouvé quelque chose, beaucoup reste encore à faire pour préciser le contenu de sa théorie qui n'est encore que l'esquisse d'un programme de recherche. Il tient particulièrement à ce que l'on garde un œilœil critique, et même sceptique, sur ses travaux et pense qu'il est beaucoup trop tôt pour en arriver à quelques-unes des déclarations que l'on trouve sur le Web, et qui tendent à les présenter comme la clé du problème de l'Unification des forces.

    La recette : des champs de Yang-Mills et un groupe de Lie exceptionnel

    Il n'est pas facile d'expliquer la théorie de Garrett Lisi. Elle repose lourdement sur la théorie des groupes de Lie et surtout sur le plus médiatique d'entre eux, E8. C'est d'ailleurs en lisant un article de John Baez sur la récente cartographie de ce groupe que Lisi s'est rendu compte qu'il devait représenter la pièce du puzzle qui lui manquait et sur lequel il travaillait depuis dix ans.

    Un autre ingrédient fondamental de la théorie de Lisi est ce que l'on appelle les théories de jaugethéories de jauge de Yang-Mills. Toutes les théories quantiques des champs relativistes, le modèle électrofaible et la chromodynamique quantiquechromodynamique quantique par exemple, sont des théories de Yang-Millsthéories de Yang-Mills. Convenablement formulée, la relativité généralerelativité générale d'Einstein est elle aussi une théorie de jauge avec une structure de Yang-Mills.

    Le prix Nobel Chen Ning Yang et Robert Mills

    Le prix Nobel Chen Ning Yang et Robert Mills

    Dans tous les cas, des groupes de Lie apparaissent, caractérisant les équationséquations décrivant les forces étudiées. Unifier les forces, c'est donc trouver un grand groupe contenant comme sous-groupes ceux de chacune des équations de champs propres à chaque force. Il y a eu de nombreuses tentatives en ce sens comme la théorie de grande unification SU(5) combinant les forces nucléaires faiblesforces nucléaires faibles et fortes avec l'électromagnétismeélectromagnétisme.

    Une théorie du Tout ne doit pas simplement unifier les forces, elle doit aussi unifier les particules de matière entre elles (quarksquarks et leptonsleptons) et unifier celles-ci avec les particules associées aux champs de force comme les photonsphotons, les gluonsgluons et les gravitons.

    Ce que Garrett Lisi pense avoir fait, c'est d'avoir trouvé tout à la fois une nouvelle façon d'utiliser E8 pour unifier la force de gravitationforce de gravitation avec les autres forces mais aussi de réaliser la fusionfusion des équations décrivant ces forces avec les équations des champs de matière associées aux quarks et aux leptons. Surtout, et contrairement aux cordes qui utilisent aussi le groupe de Lie E8, il n'utilise qu'un espace-tempsespace-temps à 4 dimensions.

    Un théorème fatal ?

    Il y a au moins un point noir dans tout cela, et Garrett Lisi en est parfaitement conscient. Sa théorie prétend unifier, avec un groupe de Lie, le groupe de Lorentz de l'espace-temps avec les groupes de Lie des champs de Yang-Mills. Comme le rappelle avec force Lubos Motl, il existe un puissant théorèmethéorème remontant à la fin des années 1960 et qui interdit justement de faire ce genre de chose : le théorème de Coleman-Mandula.

    A gauche, Sidney R. Coleman et à droite le prix Nobel Abdus Salam à l'occasion de la remise de la médaille Dirac en 1991. Crédit : ICTP
     
    A gauche, Sidney R. Coleman et à droite le prix Nobel Abdus Salam à l'occasion de la remise de la médaille Dirac en 1991. Crédit : ICTP

    L'approche de Lisi est en effet loin d'être nouvelle et on peut même dire qu'Einstein et Schrödinger avaient déjà tenté quelque chose de similaire avec leurs théories unitaires à connexions affines, justement ce qui a été entre les mains de Herman Weyl et Elie Cartan à l'origine des théories de jauge sous forme mathématique (la théorie des espaces fibrés et des connexions).

    La seule façon connue d'échapper au théorème de Coleman-Mandula, si l'on met de côté la théorie des groupes quantiques, est de faire intervenir la supersymétriesupersymétrie et ses supergroupes, une généralisation de la théorie des groupes de Lie intervenant justement en théorie des cordes. Bien sûr, un théorème ne vaut que par ses conditions, et Garrett Lisi pense que les hypothèses derrières sa théorie violent un des postulatspostulats du théorème de Coleman-Mandula. Il semblerait bien, à ce stade, que cela ne soit pas démontré.

    Il est encore un peu tôt pour savoir ce qu'il va advenir de la théorie de Garrett Lisi mais si l'homme n'est probablement pas un nouvel Einstein, il n'est certainement pas non plus un Brice de Nice. Il est à parier que l'on en saura plus d'ici quelques mois, quand la communauté scientifique aura pris le temps d'étudier les travaux de Garret Lisi plus en profondeur.