Le détecteur géant Xenon 1T voit pour la première fois un excès d'événements comme le disent les physiciens dans leur jargon. Le nombre de ces événements est encore trop faible pour être significatif, comme le savent tous les statisticiens débutants, mais les observations suggèrent que la découverte des particules de matière noire n'est peut-être pas très loin. Il pourrait par exemple s'agir d'axions.


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    « Φύσις κρύπτεσθαι φιλεῖ » : c'est du grec ancien. Cela se prononce « Phusis kruptesthai philei » et signifie « La Nature aime à se cacher ». Cet aphorisme du philosophe Héraclite d'Éphèse (de la fin du VIᵉ siècle av. J.-C.) nous vient rapidement à l'esprit lorsque nous lisons la toute récente mise en ligne de cet article, bientôt disponible sur arXivarXiv. Ce dernier a été rédigé par une brillante équipe internationale de physiciensphysiciens, membres de la collaboration XENON 1T. Cette expérience a été inaugurée le 11 novembre 2015 (voir l'article ci-dessous) et se trouve au laboratoire souterrain du Gran Sasso, en Italie.

    C'est la version améliorée de l'expérience XENON 100. Elle est bien plus sensible théoriquement au flux de Wimps (pour Weakly Interacting Massive Particles), une classe hypothétique de particules de matière supposées prometteuses lorsque les scientifiques cherchent à percer l'énigme de la matière noirematière noire qui doit remplir l'Univers observable, selon le fameux modèle cosmologique standard développé par des pionniers, dont en particulier James Peebles, le prix Nobel de physique 2019.


    Une présentation de la chasse aux particules de matière noire avec l'expérience XENON 1T. Pour obtenir une traduction en français assez fidèle, cliquez sur le rectangle blanc en bas à droite. Les sous-titres en anglais devraient alors apparaître. Cliquez ensuite sur l'écrou à droite du rectangle, puis sur « Sous-titres » et enfin sur « Traduire automatiquement ». Choisissez « Français ». © LDC Audiovisivi

    Un excès de collisions de particules avec les atomes de xénon

    Qu'annonce donc cet article ? Pas encore la découverte des mythiques particules de matière noire mais bel et bien celle d'indices sérieux de leur détection par le détecteur XENON 1T, rempli de 3,2 tonnes de xénon liquéfié ultra-pur. Les atomes de ce gazgaz rare peuvent générer des grains de lumièrelumière et des électronsélectrons en entrant en interaction avec des particules, des signaux que peut mettre en évidence le détecteur en son sein et qui indiquent les occurrences de ces événements dans le jargon des physiciens des hautes énergiesénergies.

    Les particules de matière noire ne sont pas les seules à pouvoir le faire mais les physiciens se sont enterrés sous le Gran Sasso pour que celui-ci fasse un important barrage aux rayons cosmiquesrayons cosmiques constitués de particules connues, et ils pensent avoir évalué correctement le léger bruit de fond des désintégrations radioactives des atomes dans la paroi rocheuse entourant le détecteur, tout aussi bien que celles dans le détecteur lui-même.

    Au bout d'une campagne d'observations menée de février 2017 à février 2018, un surprenant excès de 53 événements par rapport aux 232 événements attendus a été observé. Cet excès pourrait bien sûr être dû à une mauvaise modélisationmodélisation du contenu en atomes radioactifs du détecteur et de son environnement, en l'occurrence quelques noyaux d'un isotopeisotope radioactif de l'hydrogènehydrogène, le tritium. À ce stade de l'accumulation de la statistique, nous n'en avons pas assez pour écarter cette hypothèse.

    Mais si les physiciens ont bien fait leur travail d'isolationisolation du détecteur et d'évaluation du bruit de fond le traversant, alors nous serions bel et bien devant les premières manifestations de l'existence d'une nouvelle physique, qu'il reste tout de même à confirmer avant de parler d'une découverte.


    Pierre Brun est physicien des particules à l’Irfu et travaille à la frontière entre la physique des particules et la cosmologie. Il s’intéresse à une théorie qui postule l’existence d’une particule dénommée « axion », qui résoudrait certains problèmes liés à la violation de symétrie dans les lois de la physique de l’interaction forte. Neutre et léger et interagissant très faiblement avec la matière, l'axion a toutes les caractéristiques pour être une particule de matière noire. © CEA Sciences

    Une nouvelle physique avec des axions ou des neutrinos ?

    Les caractéristiques des signaux observées s'accordent en effet avec deux hypothèses. Les événements pourraient être causés par les fameux axionsaxions, des particules de matière noire que peut aussi produire le SoleilSoleil avec ses réactions thermonucléaires. De fait, le spectrespectre en énergie établie possède un pic qui peut traduire une source chaudesource chaude ayant précisément la température du cœur du Soleil. Toujours dans le jargon des physiciens, cette hypothèse est corroborée à un niveau de 3,5 sigma mais il faudrait atteindre 5 sigma pour parler d'une vraie découverte, comme dans le cas du bosonboson de Brout-Englert-Higgs. Futura a expliqué dans plusieurs articles ce que sont les hypothétiques axions que l’on chasse d’ailleurs avec un instrument du Cern.

    Deux points doivent cependant être bien compris. Les axions que détecte peut-être XENON 1T ne proviendraient pas du bain de matière noire car celui-ci a été produit, s'il existe, pendant le Big BangBig Bang. Enfin, toutes les particules de matière noire ne sont pas forcément des axions mais la démonstration de l'existence de ces particules accréditerait automatiquement les modèles qui font jouer aux axions un possible rôle comme particule de matière noire.

    Alternativement, et c'est la seconde hypothèse, l'excès d'événements pourrait également être dû à des neutrinos, dont on sait que des milliards traversent notre corps sans encombre chaque seconde, à condition qu'ils ne soient pas exactement comme le prédit le modèle standardmodèle standard de la physique des particules. Techniquement, il aurait un moment magnétiquemoment magnétique anormal et tout comme dans le cas de la fameuse anomalie du moment magnétique du muon, cela traduirait l'existence de nouvelles particules. Cette hypothèse est, elle, corroborée à un niveau de 3,2 sigma. Nous n'aurions pas découvert de la matière noire mais bien de toute façon des indications d'une nouvelle physique.

    On ne devrait pas tarder à en savoir plus, il est en effet prévu prochainement d'augmenter la sensibilité de Xenon 1T en multipliant par 3 son contenu en xénon liquideliquide. De la même façon qu'il y a plus de chance de planter une flèche dans une cible quand celle-ci devient plus grande, le nombre d'interactions des atomes de xénon avec d'éventuelles particules de matière noire augmentera alors et sera plus net au-dessus du bruit de fond. La prochaine phase du programme XENON, XENON nT, contiendra en effet 5,9 tonnes de xénon et on estime obtenir un facteur de réduction de 6 du bruit de fond. Les études  préliminaires suggèrent qu'un signal du à des axions solaires pourrait être différencié de celui d'un fond de tritium à 5 sigma après seulement quelques mois de prises de données de XENON nT.

    La Nature aime peut-être se cacher, comme disait Héraclite, mais elle nous a montré à plusieurs reprises qu'on pouvait tout de même voir certaines de ses arcanes, le boson de Brout-Englert-Higgs et les ondes gravitationnellesondes gravitationnelles sont là pour nous le rappeler et ne pas perdre courage.

    Le philosophe Héraclite représenté sous les traits de Michel-Ange. Détail de <em>L'École d'Athènes</em>, de Raphaël (1509). © DP
    Le philosophe Héraclite représenté sous les traits de Michel-Ange. Détail de L'École d'Athènes, de Raphaël (1509). © DP

    Pour ceux qui aimeraient en savoir un peu plus il y a un article sur les observations de Xenon 1T dans le célèbre Quanta magazine et des analyses du physicien Adam Falkowski, sur son tout aussi célèbre blogblog : Résonaances.

    Matière noire, les raisons d'y croire

    Rappelons maintenant rapidement en quoi consiste l'énigme de la matière noire. Il existe une relation entre les caractéristiques d'une étoileétoile et sa massemasse et on peut donc estimer le contenu en masse d'une galaxiegalaxie constituée d'étoiles. On peut également mesurer les vitesses de rotationvitesses de rotation des étoiles et du gaz dans les galaxies. L'astronomeastronome Vera Rubin a établi pendant les années 1970 que ces étoiles et ce gaz dans beaucoup de galaxies tournaient plus vite qu'ils ne le devraient si la gravitationgravitation n'était produite que par la matière lumineuse visible. Déjà au cours des années 1930, l'astronome Fritz Zwicky était arrivé à une conclusion similaire en mesurant les vitesses des galaxies dans des amas. Elles se déplaçaient si vite qu'elles ne devaient pas pouvoir former des états liés par la gravitation de leurs masses. Dans tous les cas, il fallait postuler l'existence d'une composante cachée de masse bien plus importante que celle visible. 

    Au cours des dernières décennies, le problème est devenu plus aigu encore car les calculs de la nucléosynthèse du Big Bang indiquaient que bien qu'il dût exister une quantité importante de protonsprotons et de neutronsneutrons que l'on ne voyait pas dans les étoiles et les galaxies, ces baryonsbaryons ne pouvaient pas être assez nombreux pour rendre compte des observations. Impossible de rendre compte également de la naissance des galaxies et des caractéristiques du rayonnement fossilerayonnement fossile sans postuler là aussi l'existence de nouvelles particules relevant d'une nouvelle physique et formant des distributions de masses plus importantes que les particules de matière normale.

    Certains astrophysiciensastrophysiciens n'aiment pourtant pas postuler l'existence de nouvelles particules encore jamais vues, d'autant plus que depuis environ 20 ans, toutes les tentatives pour les détecter directement ou indirectement se sont montrées décevantes et c'est pourquoi ces chercheurs explorent une autre piste, celle de la modification des lois de la mécanique céleste dans le cadre de la théorie Mond. Récemment, il a cependant été avancé que tout le monde pourrait avoir raison, notamment si la matière noire est pour ainsi dire quantique et « floue ».


    Le documentaire complet sur la chasse aux particules de matière noire avec l'expérience Xenon 1T. Pour obtenir une traduction en français assez fidèle, cliquez sur le rectangle blanc en bas à droite. Les sous-titres en anglais devraient alors apparaître. Cliquez ensuite sur l'écrou à droite du rectangle, puis sur « Sous-titres » et enfin sur « Traduire automatiquement ». Choisissez « Français ». © LDC Audiovisivi

    L'expérience Xenon 1T inaugurée sous le Gran Sasso, en Italie

    Article de Laurent SaccoLaurent Sacco publié le 23/11/2015

    Le 11 novembre 2015, l'expérience Xenon 1T a été inaugurée en Italie, sous le massif du Gran Sasso. Les physiciens partiront à la chasse aux particules de matière noire pendant deux ans. Des résultats sont attendus dès 2016, même s'il ne s'agit encore que de fixer de nouvelles bornes sur les caractéristiques de ces particules, à défaut de réaliser une vraie découverte.

    Les observations de Planck concernant le rayonnement fossile ont considérablement affermi le modèle standard de la cosmologiemodèle standard de la cosmologie. Il ne semble absolument pas possible de faire naître les galaxies et les grandes structures qui les regroupent sans faire appel à la matière noire. Sa nature exacte reste toutefois mystérieuse, même si les chercheurs espèrent toujours la fabriquer dans les détecteurs du LHC au cours de son second run.

    En attendant, les physiciens continuent de la chasser dans des expériences enterrées. En effet, selon certaines estimations, environ 100.000 particules de matière noire passent chaque seconde à travers une surface équivalente à l'ongleongle du pouce. Ces particules sont nécessairement neutres et insensibles aux forces électromagnétiques, sans quoi elles pourraient émettre de la lumière et ne seraient donc pas « noires ». Il est peu probable qu'elles subissent des interactions nucléaires fortes avec la matière puisqu'elles ont échappé, jusqu'à maintenant, à toute détection en accélérateur ou dans le rayonnement cosmique. Elles peuvent cependant être sensibles à des forces au moins aussi peu intenses que les forces nucléaires faiblesforces nucléaires faibles, voire à ces forces elles-mêmes. Elles interagissent peut-être avec la matière normale en échangeant des bosons Z ou des bosons de Brout-Englert-Higgs.

    Ces particules de matière noire sont donc difficiles à détecter ; les signaux qu'elles peuvent provoquer dans les instruments sont par ailleurs facilement noyés dans ceux générés par le bruit de fond des rayons cosmiques (ce qui nécessite de conduire des expériences sous plus d'un kilomètre de roche pour s'en affranchir) ou simplement par la radioactivitéradioactivité naturelle ambiante. On comprend donc aisément pourquoi l'expérience Xenon 1T, qui vient d'être inaugurée le 11 novembre 2015, se trouve au laboratoire souterrain du Gran Sasso, en Italie. Il s'agit d'une version améliorée d'une expérience similaire : au lieu de contenir 62 kilogrammeskilogrammes de xénon, un gaz noble, en l'occurrence ultra-pur liquéfié à -95 °C, cette version en contient maintenant 3,5 tonnes.

    Des tonnes de xénon pour détecter des Wimps

    Pourquoi un tel saut en masse ? Pour deux raisons :

    • d'abord parce que le flux de particules de matière noire est tout de même faible comparé à celui des photonsphotons du Soleil ou encore à celui des neutrinosneutrinos ;
    • mais aussi et surtout parce que la probabilité d'interaction d'une particule de matière noire avec la matière normale est visiblement très faible. Il faut donc un détecteur massif pour augmenter la probabilité d'observer une collision, un « évènement » dans le jargon des physiciens.
    Une Wimp (pour <em>Weakly Interacting Massive Particles</em>) entrant en collision avec un noyau provoque son mouvement dans un réseau cristallin, et donc la formation d'un phonon (<em>WIMPs and Neutrons scatter from the Atomic Nucleus</em> sur l'image). Une Wimp peut aussi arracher un électron à un atome (<em>Photons and Electrons scatter from the Atomic Electrons</em> sur l'image). Plusieurs détecteurs possibles exploitent différents processus physiques pour espérer détecter une Wimp directement sur Terre. © cdms.berkeley.edu
    Une Wimp (pour Weakly Interacting Massive Particles) entrant en collision avec un noyau provoque son mouvement dans un réseau cristallin, et donc la formation d'un phonon (WIMPs and Neutrons scatter from the Atomic Nucleus sur l'image). Une Wimp peut aussi arracher un électron à un atome (Photons and Electrons scatter from the Atomic Electrons sur l'image). Plusieurs détecteurs possibles exploitent différents processus physiques pour espérer détecter une Wimp directement sur Terre. © cdms.berkeley.edu

    En fait, plus il y a de cibles, plus il est probable que l'une de ces particules soit frappée. L'échec des tentatives précédentes, que ce soit avec Xenon 100 ou d'autres détecteurs, a placé des bornes sur l'importance du flux de particules de matière noire et sa capacité à interagir avec la matière. Les physiciens savent maintenant que cette capacité d'interaction est plus faible qu'espérée il y a une dizaine d'années. Il a donc fallu augmenter la masse de matière normale utilisée pour tenter de détecter ces particules élusives. Forts de leur expérience, les physiciens ont d'ailleurs déjà prévu la possibilité d'utiliser encore plus de xénon, jusqu'à 7,6 tonnes, si cela se révélait nécessaire.


    La construction de l'expérience Xenon 1T. © Xenon 1T Travel Log

    Quels types de particules de matière noire Xenon 1T pourrait-il détecter ? Il existe de multiples candidats possibles et il n'est pas exclu que la matière noire soit constituée d'un mélange de plusieurs particules différentes, issues des extensions du modèle standard. Pour la supersymétriesupersymétrie, il est souvent question du neutralinoneutralino mais aussi du gravitinogravitino, le partenaire supersymétrique du graviton. Un autre candidat souvent proposé est l'hypothétique axion. Généralement aussi, les physiciens évoquent une grande classe de particules possibles rassemblées sous la dénomination de Wimp (pour Weakly Interacting Massive Particles), et c'est plus précisément cette possibilité qui va être explorée avec Xenon 1T.

    Comme l'explique un communiqué du CNRS, une fois Xenon 1T entièrement opérationnelle, elle sera l'expérience de matière noire la plus sensible au monde. Dominique Thers, physicien membre du groupe au laboratoire Subatech de Nantes, est impliqué dans cette expérience internationale. Il précise : « L'expérience vient d'être achevée il y a quelques jours et nous avons déjà commencé à évaluer comment elle fonctionne. Bien sûr, nous voulons détecter les particules de matière noire mais, dans le cas où nous ne trouverions, après deux ans, que les prémices d'un signal, nous serions dans une excellente position pour le valider à l'aide de la prochaine étape du projet, Xenon nT ».