L'univers est-il fini ou infini ? Répondre à cette question est difficile. Certains modèles cosmologiques font pourtant des prédictions que l'on peut espérer tester, comme le modèle d'univers chiffonné proposé par Jean-Pierre Luminet et ses collègues voilà des années. Les observations de Planck permettent-elles enfin de trancher ? Futura-Sciences a demandé l'avis de Jean-Pierre Luminet.

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    Comparaison de détail entre les images du rayonnement fossile prises par WMap et Planck. Ce dernier apporte un important saut en résolution. © Esa, Planck Collaboration, Nasa, WMap Science Team

    Comparaison de détail entre les images du rayonnement fossile prises par WMap et Planck. Ce dernier apporte un important saut en résolution. © Esa, Planck Collaboration, Nasa, WMap Science Team

    Les lecteurs de Futura-Sciences connaissent Jean-Pierre Luminet tout autant pour son œuvre d'astrophysicienastrophysicien relativiste que pour ses talents d'écrivain et de poète. Il les met en pratique pour la vulgarisation scientifique, ou encore lorsqu'il nous conte l'histoire romancée des Bâtisseurs du ciel.

    Il nous a parlé dernièrement des risques que font peser les astéroïdes sur l'humanité. On se souvient aussi de ses travaux sur les crêpes stellaires et sur les univers chiffonnés, avec en particulier son modèle d'univers fini à la topologie multiplement connexeconnexe.

    L'astrophysicien et cosmologiste Jean-Pierre Luminet. Le 12 mars 2008, le Prix européen de la communication scientifique lui a été décerné à Bruxelles par l'Union européenne. © OBSPM

    L'astrophysicien et cosmologiste Jean-Pierre Luminet. Le 12 mars 2008, le Prix européen de la communication scientifique lui a été décerné à Bruxelles par l'Union européenne. © OBSPM

    Le rayonnement fossile, une clé pour la cosmologie

    Il n'est pas rare de le voir, parfois en compagnie d'Hubert ReevesHubert Reeves, dans des vidéos accompagnant nos articles. Elles proviennent de la plateforme francophone sur la cosmologie contemporaine dont il est l'un des initiateurs, le site Du Big Bang au vivant.

    L'une de ces vidéos apparaît particulièrement appropriée en ce moment, puisque l'Esa a rendu publiques les premières conclusions concernant la cosmologie des données observationnelles fournies par le satellite Planck. Elles sont issues de l'étude du rayonnement fossile, étude qui avait déjà commencé avec les prédécesseurs de Planck, les satellites Cobe et WMap.


    Sur le site Du Big Bang au vivant, on peut trouver des renseignements sur le rayonnement fossile, comme cette vidéo extraite d'un documentaire disponible en DVD. © Groupe ECP, YouTube

    Voilà quelques années, Jean-Pierre LuminetJean-Pierre Luminet nous avait parlé de son modèle cosmologique dodécaédrique de Poincaré (Poincaré Dodecahedral Space en anglais, ou PDS). Il nous avait expliqué que « le modèle de concordance actuellement considéré par beaucoup de cosmologistes est un modèle à la topologie simple, comme une sphère. Mais surtout, il est plat et infini. Celui du PDS est un modèle clos, construit à partir d'une géométrie sphérique, mais à la topologie compliquée comme un pneupneu ou un bretzel. Il est donc fini, mais contrairement à un tore plat, il est caractérisé par une courbure positive ».

    En 2003, les observations initiales de WMap avaient donné un certain crédit à ce modèle, qu'il avait exploré avec des collègues depuis les années 1990. On pouvait espérer que Planck permettrait d'en savoir plus. En 2010, à l'occasion de la publication par WMap des dernières analyses portant sur sept années d'observation du rayonnement fossile par le satellite en orbite, Jean-Pierre Luminet nous avait confié son sentiment sur son modèle PSD. « À mon avis, il survivra encore à Planck, non parce qu'il est juste (ce serait trop beau !), mais parce que seule une recherche de cercles corrélés pourrait l'exclure ou le conforter, et je ne pense pas que les données de Planck fassent mieux sur ce plan-là que celles de WMap 7. On verra bien... »

    Signatures pour des univers chiffonnés à topologie complexe

    Les premiers résultats de Planck en cosmologie ont finalement été rendus publics la semaine dernière, à l'occasion d'une conférence de l'Esa donnée par le cosmologiste George Efstathiou. Futura-Sciences s'est donc tourné vers Jean-Pierre Luminet pour savoir ce qu'il fallait désormais penser des univers chiffonnés à topologie complexe comme celle du modèle PDS. Voici ses commentaires sur les résultats de Planck et leurs implications pour cette question.

    « Dans la présentation grand public du jeudi 21 mars 2013, j'ai été initialement intrigué par le caractère oscillatoire du spectrespectre de puissance aux grandes échelles. On peut l'expliquer naturellement par la discrétisation et la multiplicité des modes propres des ondes parcourant le plasma chaud au début de l'histoire de l'univers observable dans les modèles avec une topologie multiconnexe. Ce caractère oscillatoire du spectre de puissance se trouve précisément dans le modèle PDS que j'ai proposé avec mes collègues. On peut aussi le trouver dans le modèle dont la géométrie et la topologie spatiales en dimension 3 sont les analogues d'un tore en dimension 2. Ce modèle de cosmologie relativiste est souvent désigné par le nom de T3»

    Une représentation de la fameuse courbe du spectre de puissance angulaire du rayonnement fossile, déduite du modèle cosmologique standard complété par la théorie de l'inflation. C'est en quelque sorte une courbe de puissance moyenne du rayonnement (en ordonnée) donnant l'importance des fluctuations de températures en fonction de la résolution en échelle angulaire (en abscisse). La taille et la position des oscillations dépendent du contenu, de l'âge, de la taille de l'univers, et de bien d'autres paramètres cosmologiques encore. Les points et les barres rouges représentent les mesures de Planck avec des barres d'erreur. L'accord avec les prédictions aux petites échelles angulaires (à droite) est spectaculaire, mais aux grandes échelles (à gauche), ce n'est pas le cas avec la présence d'étranges oscillations. © Esa

    Une représentation de la fameuse courbe du spectre de puissance angulaire du rayonnement fossile, déduite du modèle cosmologique standard complété par la théorie de l'inflation. C'est en quelque sorte une courbe de puissance moyenne du rayonnement (en ordonnée) donnant l'importance des fluctuations de températures en fonction de la résolution en échelle angulaire (en abscisse). La taille et la position des oscillations dépendent du contenu, de l'âge, de la taille de l'univers, et de bien d'autres paramètres cosmologiques encore. Les points et les barres rouges représentent les mesures de Planck avec des barres d'erreur. L'accord avec les prédictions aux petites échelles angulaires (à droite) est spectaculaire, mais aux grandes échelles (à gauche), ce n'est pas le cas avec la présence d'étranges oscillations. © Esa

    « Je me suis alors demandé si les fameuses corrélations sous forme de cercles que Boudewijn Roukema et ses collègues semblaient déjà voir avec les données de WMap étaient toujours visibles dans celles de Planck. Ces corrélations sont des prédictions caractéristiques des univers de type PDS et T3 que l'on peut tester s'ils sont de tailles suffisamment faibles. »


    Ce schéma montre une comparaison entre le spectre de puissance aux grandes échelles angulaires pour les données expérimentales de WMap il y a quelques années (les points expérimentaux avec des barres d'erreur verticales) et sa forme déduite du modèle théorique standard avec énergie et matière noire (courbe en pointillés) d'une part et celle prédite pour le modèle PDS (courbe pleine) d'autre part. Notez les oscillations qui ressemblent à celles révélées en 2013 par Planck. © OBSPM

    Univers fini ou infini : question toujours en suspens

    « J'ai donc téléchargé le 16e article mis en ligne sur arxiv par les membres de la collaboration Planck. Il analyse en grand détail et d'excellente façon la question des différents modèles topologiques (T3, PDS, etc.) et la recherche de cercles corrélés avec les observations de Planck. J'y ai reconnu d'ailleurs la patte de mon ancien collaborateur, Alain Riazuelo. En sa compagnie et avec d'autres collègues (Jeffrey Weeks, Jean-Philippe Uzan et Roland LehoucqRoland Lehoucq), je m'étais déjà penché sur les anisotropies dans le rayonnement fossile prédites par ces types d'univers. Malheureusement, aucun signal topologique n'émerge. »

    « Cela n'exclut pas nécessairement un modèle donné, par exemple un modèle PDS dont la taille serait supérieure à celle de l'horizon cosmologique. Rappelons que cet horizon est défini par la taille de l'univers observable actuellement, c'est-à-dire la distance parcourue par la lumièrelumière provenant de régions lointaines du cosmoscosmos pendant une duréedurée égale à son âge et que nous n'observons qu'aujourd'hui. »

    « Mais dans ce cas-là, on ne peut plus expliquer les oscillations dans le spectre de puissance aux grandes échelles angulaires. Si l'univers est suffisamment grand bien que de taille finie, le fameux paramètre Ω qui est le rapport de sa densité totale sur celle de sa densité critiquedensité critique, bien que plus grand que 1, peut en être tellement proche que nous ne pouvons pas faire la différence avec un Ω décrivant un univers infini. Plus généralement, les univers à topologie multiconnexe ne sont alors pas détectables. En tout cas, il est fort probable que notre modèle PDS de 2003 avec Ω = 1,018 soit exclu. »

    Karl Popper (1902-1994) est l'un des plus importants philosophes du XX<sup>e</sup> siècle. Il est surtout connu pour l'introduction de son fameux critère de réfutabilité en philosophie des sciences. On lui doit aussi des réflexions sur les rapports entre l'esprit et la matière, en compagnie du prix Nobel de médecine John Eccles. © Wikipédia

    Karl Popper (1902-1994) est l'un des plus importants philosophes du XXe siècle. Il est surtout connu pour l'introduction de son fameux critère de réfutabilité en philosophie des sciences. On lui doit aussi des réflexions sur les rapports entre l'esprit et la matière, en compagnie du prix Nobel de médecine John Eccles. © Wikipédia

    Une cosmologie incontestablement scientifique

    « C'est de la bonne science en ce sens que ce fut un modèle réfutable, et donc en accord avec le fameux critère de démarcation entre science et pseudoscience de Karl Popper. C'est toujours mieux que les modèles qui ne le sont pas, ou pas encore, comme la plupart des modèles de cosmologie inflationnaire, le multivers, etc. »

    « La science avance uniquement lorsque les modèles sont réfutés, et non quand on reste dans l'incertitude. Ainsi, quand on fait une grosse simulation numériquesimulation numérique qui reproduit à peu près les observations, cela ne signifie nullement que la simulation est la réalité. Rien ne dit en effet que d'autres simulations ne reproduiraient pas de la même façon les observations. En revanche, une simulation qui ne reproduit pas les résultats est plus instructive : on sait que l'on peut éliminer certaines valeurs des paramètres de la simulation, voire le modèle qui lui sert de base ! »

    Proportions d'énergie noire (<em>dark energy</em>) et de matière noire (<em>dark matter</em>) avant Planck (à gauche) et avec Planck. On note une diminution de la première et une augmentation de la seconde. © Esa

    Proportions d'énergie noire (dark energy) et de matière noire (dark matter) avant Planck (à gauche) et avec Planck. On note une diminution de la première et une augmentation de la seconde. © Esa

    Moins d’énergie noire et davantage de matière noire

    « Un autre point d'intérêt est la valeur un peu à la baisse du paramètre de Hubble. En combinant les données de Planck avec celles de WMap et celles obtenues en étudiant les oscillations acoustiques des baryonsbaryons (BAObaryon acoustic oscillations), on obtient environ 67 (km/s)/Mpc. Les données impliquent aussi maintenant un peu moins d'énergie noire (68,3 %) et un peu plus de matière noire non baryonique (26,8 %). »

    « En conclusion, si le modèle standardmodèle standard est conforté dans ses grandes lignes, ce à quoi on s'attendait, il n'en reste pas moins que les anomaliesanomalies du spectre de puissance aux grandes échelles posent problème. George Efstathiou a beaucoup insisté sur ces anomalies, qui ne semblent pas réconciliables avec la plupart des modèles "simples" d'inflation. Si l'on reste dans le paradigme inflationnaire, cela signifie qu'il faut trouver des modèles "tordus" qui rappellent fort l'ajout d'épicycles... »