La matière gouverne la dynamique de notre Univers. Les astronomes le savent. Et l’intelligence artificielle vient tout juste de leur permettre de mettre à jour ce qui ressemble à des structures filamenteuses constituées de l'énigmatique matière noire. Comme des ponts cachés entre les galaxies qui nous entourent. De quoi retracer l’histoire et entrevoir l’avenir de notre Univers local.


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    La matière noirematière noire, rappelons-le, est une matière insaisissable qui pourtant compose 80 % de notre Univers. Ce que l'on sait peut-être un peu moins, c'est qu'elle constitue également le squelette de ce que les cosmologistes appellent la toile cosmique. Cette structure à grande échelle qui influence le mouvement des galaxies.

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    À quoi ressemblerait la matière noire si nous pouvions la voir ?

    Comme son nom l'indique bien, la matière noire reste invisible aux astronomesastronomes. Ils ne peuvent pas mesurer directement sa distribution. Pour s'en faire une idée, ils doivent étudier son influence gravitationnelle sur les objets qui peuplent l'Univers. Les galaxies, par exemple. Et la tâche se complique lorsque les chercheurs s'intéressent à sa distribution dans notre environnement proche. Car au fil du temps, la structure à grande échelle de notre Univers s'est complexifiée.

    Des astrophysiciensastrophysiciens avaient déjà tenté de cartographier la toile cosmique locale en partant d'un modèle d'Univers primitif et en le laissant évoluer pendant des milliards d'années. Une méthode gourmande en temps de calcul. Et qui avait échoué à donner des résultats détaillés. Cette fois, les chercheurs, parmi lesquels une équipe de l’université Penn State (États-Unis), ont adopté une approche totalement différente. Grâce à l'apprentissage automatique, l'intelligence artificielle, en somme, ils ont construit un modèle qui utilise des informations sur la distribution et le mouvement des galaxies pour prédire la distribution de la matière noire.

    Sur ces cartes, les galaxies sont représentées par des points noirs et la Voie lactée par un X. Les flèches indiquent le mouvement de l’univers local dû à la gravité. Ces cartes de densité — chacune présentant une coupe transversale de différentes dimensions — reproduisent les caractéristiques connues et proéminentes de l’univers (en rouge) et révèlent également des caractéristiques filamentaires plus petites (en jaune) qui agissent comme des ponts cachés entre les galaxies. © Hong <em>et al., Astrophysical Journal</em>
    Sur ces cartes, les galaxies sont représentées par des points noirs et la Voie lactée par un X. Les flèches indiquent le mouvement de l’univers local dû à la gravité. Ces cartes de densité — chacune présentant une coupe transversale de différentes dimensions — reproduisent les caractéristiques connues et proéminentes de l’univers (en rouge) et révèlent également des caractéristiques filamentaires plus petites (en jaune) qui agissent comme des ponts cachés entre les galaxies. © Hong et al., Astrophysical Journal

    Reconstitué l’histoire et lire l’avenir de l’Univers local

    Les chercheurs ont ensuite appliqué leur modèle à des données réelles de l'univers local issues du catalogue de galaxies Cosmicflow-3. Il contient des données complètes sur la distribution et le mouvement de plus de 17.000 galaxies à proximité de la Voie lactée. À proximité de la Voie lactée signifiant tout de même dans un rayon de moins de 650 millions d'années-lumière.

    Cette carte de la toile cosmique locale reproduit des structures connues de premier plan comme la « Feuille locale » -- une région de l'espace contenant la Voie lactée et des galaxies voisines partageant la même vitessevitesse particulière -- et le « Vide local » -- une région de l'espace relativement vide à côté du groupe localgroupe local.

    Mais la carte identifie surtout plusieurs nouvelles structures parmi lesquelles des filaments qui relient les galaxies. Comme des sortes de ponts cachés de matière noire. Et les astronomes espèrent désormais que l'étude de ces structures les aidera non seulement à élucider la nature de la matière noire, mais aussi à tirer des informations importantes sur le destin des galaxies. Puisque la matière noire contrôle la dynamique de l'Univers, ces ponts pourraient par exemple révéler si la Voie lactée et la galaxie d'Andromèdegalaxie d'Andromède, qui se rapprochent lentement l'une de l'autre, finiront par entrer en collision.

    En ajoutant plus de galaxies à leur modèle, les chercheurs espèrent encore en améliorer la précision. Pour lire dans l'avenir de l'Univers local ou pour reconstituer fidèlement son passé.


    Matière noire : le premier filament entre galaxies enfin observé

    Le modèle cosmologique standardmodèle cosmologique standard suppose l'existence des particules de matière noire. Celles-ci doivent se rassembler en filaments qui contiennent des amas de galaxiesamas de galaxies, mais pas seulement. Après ceux entre les amas, ceux prédits entre les galaxies viennent finalement d'être observés, ce qui consolide le modèle de la matière noire froide.

    Article de Laurent SaccoLaurent Sacco paru le 15/04/2017

    Sur cette image provenant d'une des meilleures simulations de la formation des grandes structures de l'univers, des filaments de matière noire contenant des superamas de galaxies apparaissent clairement. On note aussi la présence de grands vides que l'on appelle parfois des vides cosmiques (cosmic voids en anglais). La barre blanche indique l'échelle des distances en mégaparsecs corrigée par le facteur h lié à la constante de Hubble. On estime que h est compris entre 0,65 et 0,70, la meilleure estimation en 2014 étant de 0,68. © Max Planck Institute for Astrophysics, Millennium Simulation Project
    Sur cette image provenant d'une des meilleures simulations de la formation des grandes structures de l'univers, des filaments de matière noire contenant des superamas de galaxies apparaissent clairement. On note aussi la présence de grands vides que l'on appelle parfois des vides cosmiques (cosmic voids en anglais). La barre blanche indique l'échelle des distances en mégaparsecs corrigée par le facteur h lié à la constante de Hubble. On estime que h est compris entre 0,65 et 0,70, la meilleure estimation en 2014 étant de 0,68. © Max Planck Institute for Astrophysics, Millennium Simulation Project

    Si les physiciensphysiciens des particules vont de déboire en déboire depuis quelques années dans leur chasse aux particules de matière noire, de leurs côtés les astrophysiciens et les cosmologistes ont des raisons d'être beaucoup plus optimistes, même si tout n'est pas rose non plus. Le modèle de la matière noire froide peut encore se targuer de nombreux succès en ce qui concerne ses prédictions au niveau du rayonnement fossilerayonnement fossile mais aussi au niveau des grandes structures de l'univers constituées de galaxies et d'amas de galaxies. Les simulations numériques montrent que l'on doit les voir se rassembler en formant des filaments et en laissant des sortes de bulles presque vides entre ces derniers au cours du temps.

    Ces filaments ont bien été observés au niveau des amas de galaxies et avec les caractéristiques attendues telles qu'elles émergentémergent des calculs analytiques et surtout numériquesnumériques sur ordinateursordinateurs. Ces structures lumineuses répondent en fait au champ de gravitationgravitation de la matière noire dont la massemasse est plus importante que celle de la matière baryonique normale dans les étoilesétoiles. C'est cette matière noire qui s'est en fait structurée la première de cette façon, créant des puits de potentiels comme le disent les physiciens dans leur jargon, au fond desquels tombe graduellement la matière que nous connaissons.

    Cette image en fausse couleurs a été obtenue en étudiant l'effet de lentille gravitationnelle faible produit par un très grand nombre de paires de galaxies situées à environ 4,5 milliards d'années-lumière de la Voie lactée. Les taches blanches représentent deux galaxies. © S. Epps & M. Hudson, <em>University of Waterloo</em>
    Cette image en fausse couleurs a été obtenue en étudiant l'effet de lentille gravitationnelle faible produit par un très grand nombre de paires de galaxies situées à environ 4,5 milliards d'années-lumière de la Voie lactée. Les taches blanches représentent deux galaxies. © S. Epps & M. Hudson, University of Waterloo

    La matière noire déforme les images des galaxies par effet de lentille gravitationnelle

    Pour mettre en évidence cette matière noire et sa structuration progressive au cours du temps, les astrophysiciens utilisent un phénomène prédit par la théorie de la relativité généralerelativité générale, l'effet de lentille gravitationnellelentille gravitationnelle faible. En déviant les rayons lumineux d'autant plus fortement qu'elle est concentrée en quantités importantes, la matière noire déforme les images des galaxies. En traitant adéquatement ces images, on peut ainsi en déduire la répartition de la matière noire et en dresser des cartes.

    Les chercheurs ont déjà réussi depuis plusieurs années à obtenir de cette façon des images indirectes de la répartition de la matière noire sous forme de filaments entre les amas de galaxies. Mais voir les filaments entre les galaxies s'est révélé plus difficile que prévu bien que l'on pouvait s'y attendre un peu puisque l'on considère alors des répartitions de masses de matière noire moins importantes.

    Une équipe d'astrophysiciens de l'université de Waterloo au Canada est finalement arrivée à reconstruire une image montrant un pont de matière noire entre des paires de galaxies en traitant astucieusement les images de 23.000 galaxies obtenues avec le fameux CFHTCFHT (Canada-France-Hawaii Telescope). C'est un peu comme si on avait surimposé plusieurs images sombres d'objets du même genre pour en tirer l'équivalent d'une photographiephotographie d'un de ces objets en pleine lumière.

    Le travail de ces chercheurs a été publié dans un article en libre accès sur arXiv. La présence de ces filaments de matière noire entre les paires de galaxies renforce donc la confiance des astrophysiciens et des cosmologistes dans la pertinence du modèle de la matière noire froide. Mais le dernier mot à ce sujet n'a pas encore été dit. Peut-être faudra-t-il considérer aussi, ou à la place, les modifications des lois de la mécanique de Newtonmécanique de Newton à grandes échelles comme le propose les partisans de la théorie Mond laquelle marche remarquablement bien aussi pour décrire ce que l'on observe au niveau des galaxies elles-mêmes.


    Les observations des courbes de révolution des étoiles autour du centre de leurs galaxies montrent qu'elles tournent trop vite si l'on se base sur la loi de la gravitation de Newton ou sur la masse déduite de la luminosité des galaxies. Le plus probable est qu'il y ait de la matière cachée non lumineuse, de la matière noire. © Gianfranco Bertone
    Les observations des courbes de révolution des étoiles autour du centre de leurs galaxies montrent qu'elles tournent trop vite si l'on se base sur la loi de la gravitation de Newton ou sur la masse déduite de la luminosité des galaxies. Le plus probable est qu'il y ait de la matière cachée non lumineuse, de la matière noire. © Gianfranco Bertone

    Observation du premier filament de matière noire entre deux amas de galaxies

    Article de Laurent Sacco publié le 13/07/2012

    Le modèle de la matière noire froide semblait à la veille d'une crise il y a quelques mois. Elle a vite été résolue et la première observation d'un filament de matière noire connectant deux amas de galaxies, Abell 222 et Abell 223, apparaît comme un nouveau triomphe du modèle cosmologique standard. De tels filaments sont en effet prédits depuis longtemps.

    L'univers semble bel et bien rempli de matière noire et d'énergie noire. Bien que le dernier mot n'ait pas encore été dit en ce qui concerne des alternatives à ces hypothèses basées sur des modifications des lois de la gravitation, en particulier avec Mond, la matière noire reste pour le moment un ingrédient fondamental dans la recette permettant de faire naître les galaxies et les amas de galaxies que l'on observe aujourd'hui.

    Mais ses caractéristiques sont encore mal comprises, même si on peut l'étudier en observant les structures à grandes échelles que forment les différents types de galaxies et les amas de galaxies.

    Matière noire froide ou tiède ?

    En effet, on sait que selon la masse des particules de matière noire, les galaxies se forment avant les grandes structures, ou inversement. Si les particules de la matière noire avaient été des neutrinos, dont on sait que les masses sont faibles, les grandes structures en forme de bulles et de filaments de matière seraient apparues en premier. Les étoiles et les galaxies se seraient ensuite formées dans ces structures par effondrementeffondrement gravitationnel.


    Une simulation conduite à partir de travaux publiés en 1990 par David Weinberg et James Gunn montrant la formation des grandes structures dans l'univers dans le cadre du modèle de matière noire froide. Les galaxies apparaissent les premières et se rassemblent plus tard en superamas formant des filaments. © Johannes Hidding/YouTube

    Dans l'univers observable, nous constatons l'inverse. Les étoiles et les galaxies précédent dans l'histoire du cosmoscosmos les amas de galaxies, lesquels forment finalement des superamas constituant des bulles et des filaments. Il faut donc faire intervenir des particules massives qui se comportent comme un gazgaz de particules froid. C'est le modèle de la matière noire froide.

    Si les neutrinosneutrinos avaient été un peu plus massifs, tout en restant légers, et que les observations concernant les grandes structures avaient été différentes, on utiliserait alors le modèle de la matière noire chaude car le gaz de neutrinos se comporterait comme un gaz de particules chaud.

    Il n'est pas exclu qu'un peu de matière noire chaude soit nécessaire en plus de la matière noire froide. On parle alors de modèle de matière noire tiède.

    Pour mieux comprendre la formation des galaxies et des grandes structures dans l'univers observable, on réalise des simulations numériques depuis des décennies. Après la découverte de l'énergie noire en 1998, celle-ci est entrée dans la danse et l'on en tient compte dans des simulations comme celle de Deus.

    Une nouvelle preuve de l'existence de la matière noire

    Le modèle de la matière noire froide complétée avec de l'énergie noireénergie noire rend particulièrement bien compte des observations à grandes échelles, même si on ne peut pas en dire autant de celle des galaxies. Il prédit que des filaments de matière noire froide se sont formés dans lesquels les amas de galaxies et la matière baryonique normale sont en train de tomber. Mais jusqu'à présent, seuls les filaments de matière baryonique, c'est-à-dire des amas de galaxies bien visibles, étaient observés. Les filaments de matière noire, eux, n'étaient pas détectés de façon irréfutable. Comme l'explique un article publié dans Nature, cela vient de changer.

    Ce n'est pas la première fois que l'on tentait de détecter, par effet de lentille gravitationnelle faible, un filament de matière noire entre les amas galactiques Abell 222 et Abell 223. Mais c'est la première fois que les observations sont concluantes. La présence de la matière noire est représentée ici sous la forme de lignes d'isodensité reconstruites. L'image de fond a été prise dans le visible par le télescope Subaru. © Jörg Dietrich/<em>U-M Department of Physics</em>
    Ce n'est pas la première fois que l'on tentait de détecter, par effet de lentille gravitationnelle faible, un filament de matière noire entre les amas galactiques Abell 222 et Abell 223. Mais c'est la première fois que les observations sont concluantes. La présence de la matière noire est représentée ici sous la forme de lignes d'isodensité reconstruites. L'image de fond a été prise dans le visible par le télescope Subaru. © Jörg Dietrich/U-M Department of Physics

    Un groupe d'astrophysiciens et de cosmologistes a utilisé le fameux effet de lentille gravitationnelle faible pour débusquer un de ces filaments de matière noire froide prédit par la théorie. Un tel filament s'étendant entre les amas de galaxies Abell 222 et Abell 223 dévie en effet la lumière le traversant sous l'effet du champ de gravitation de la matière noire. En produisant des déformations caractéristiques des images des galaxies d'autant plus importantes qu'il y a de la matière noire, il permet de détecter la présence de cette matière invisible mais aussi d'estimer les quantités présentes.

    On peut compléter ces observations avec des mesures faites dans le domaine des rayons Xrayons X. C'est ce qui a été effectué avec le satellite XMM-Newtonsatellite XMM-Newton. Un plasma de matière normale chaude se trouve aussi piégé, comme dans les amas de galaxies, dans les filaments. Dans le cas présent, la comparaison des mesures a permis d'estimer que 90 %, au moins, de la masse présente dans le filament était de matière noire.

    C'est une preuve de plus en faveur de l'existence de la matière noire. On pense que des filaments similaires se trouveraient même dans les amas de galaxies, guidant des courants de matière normale et faisant croître des galaxies autrement que par des collisions et des fusionsfusions galactiques.