au sommaire


    « Mourir, mourir de rire, c'est possiblement vrai », chantait Jacques Brel. Tellement vrai que, pour certaines personnes, le rire devient un supplice. Je me souviendrai toujours d'un de mes patients que tout faisait rire. Je l'ai pris au début pour un joyeux drille, jusqu'à ce que je m'aperçoive qu'une lésion cérébrale était la cause de son hilarité.

    Le rire prodomique. © TawnyNina, Pixabay, DP
    Le rire prodomique. © TawnyNina, Pixabay, DP

    Il s'appelait Marcel. Le jour où il s'est présenté dans mon cabinet, il ne donnait pas l'impression d'être malade, bien au contraire. Il riait de tout, absolument de tout. Aux éclats, comme emporté par une exultation intérieure sans raison. Derrière lui trottinait une petite femme - son épouse - à l'air nettement moins débonnaire. C'est elle qui m'a tout expliqué. Franchement, il n'y avait pas de quoi rire. Depuis plusieurs semaines, son mari ne faisait plus rien. Il ne faisait plus ses promenades quotidiennes, ne lisait plus le journal, et délaissait les grilles de mots croisés.

    L’expression « mourir de rire » n’est pas sans fondement, car il existe un rire pathologie. Le rire normal, lui, est anodin pour la santé. © Falh - Linh, CC by-nc 2.0
    L’expression « mourir de rire » n’est pas sans fondement, car il existe un rire pathologie. Le rire normal, lui, est anodin pour la santé. © Falh - Linh, CC by-nc 2.0

    Sa femme croit d'abord à une fatigue passagère, mais l'état persiste. Le mari bouge de moins en moins. Le médecin généraliste conclut à une dépression. Aussitôt, elle s'emporte. « Une dépression ? Regardez-le, franchement, est-ce que vous le trouvez déprimédéprimé ? » C'est vrai, Marcel est hilare. Depuis l'énumération de ses déboires, il n'a cessé de pouffer en silence. Alors, lorsque sa femme se tourne vers lui en s'offusquant de ne pas le voir aussi tourmenté par son état de santé, il éclate franchement de rire. « Voilà ! dit-elle. Il est tout le temps comme ça, il ne prend rien au sérieux... »

    Un étrange cas d’hilarité

    L'examen se révèle particulièrement difficile. À chaque question, le patient réagit comme s'il s'agissait d'une plaisanterie. Qu'on lui demande son lieu de naissance, il est pris d'un fou rire, les larmeslarmes lui montent aux yeux, il étouffe pratiquement sous les hoquetshoquets, incapable bien sûr de répondre. Interrogé sur d'éventuels maux de tête, il opine du chef et soudain, en riant, montre du doigt le sommet de son crânecrâne. Son épouse fulmine. Comment peut-on se comporter de la sorte avec un spécialiste ? Le temps qu'il reprenne son souffle, je l'examine et note une légère paralysie de la moitié gauche du visage. Les réflexes du bras et de la jambe gauche sont également un peu trop... vifs. Voilà qui suggère une atteinte de l'hémisphère cérébral droit, probablement dans la région du lobe frontallobe frontal qui régule les manifestations émotionnelles. Je choisis alors d'annoncer au patient qu'il devra passer un scanner.

    Cette nouvelle le fait hurler de rire. Comme si l'idée d'être malade le comblait d'aise. Il exulte quand on lui remet l'ordonnance, et c'est avec des hoquets qu'il quitte le cabinet en me tapotant familièrement l'épaule, comme à un vieux camarade de promotion. Quelque temps plus tard, mari et femme se présentent à nouveau au cabinet, munis des clichés d'imagerie cérébrale. Marcel ne se fait pas de souci : il ne montre aucune inquiétude au sujet de ces analyses ; à vrai dire, cela aurait même tendance à le faire sourire.

    Mais je remarque immédiatement, sur les radios, une lésion arrondie, grosse comme un œuf de pigeon, localisée dans le lobe frontal droit. Cette lésion est entourée d'un œdèmeœdème qui comprime les structures cérébrales. La situation est préoccupante et nécessitera sûrement une opération. À cette nouvelle, le patient rit à gorge déployée, ce qui a le don de désespérer son épouse. Je m'adresse à elle en aparté, et lui propose d'adresser son époux à l'un de mes collègues, neurochirurgien. Rendez-vous est pris, et après un bilan complet, le chirurgien retire un abcèsabcès du cerveau. Une dent gâtée en est à l'origine : à la suite de l'infection de la dent, les bactériesbactéries se sont propagées jusqu'au cerveaucerveau où elles ont proliféré en formant un foyer infectieux.

    Du rire aux larmes

    Nous voilà dans la chambre du malade, après l'opération. Au premier coup d'œilœil, force est de constater que la situation a changé du tout au tout. Plus le moindre rire. Les traits tirés, Marcel paraît abattu et presque déprimé. La nouvelle de sa guérisonguérison ne lui arrache pas un sourire. En fait, la dépression est réelle : il faudra de longs mois et des traitements antidépresseurs pour le guérir. Marcel se remet péniblement d'un épisode de rire pathologiquepathologique. Ce trouble rare apporte de précieuses informations sur le fonctionnement du cerveau et de l'humour.