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    Malgré les progrès scientifiques en matière d'imagerie cérébrale ou de psycho-neuro-endocrinologie, il n'existe, à l'heure actuelle, aucune mesure objective qui permette de mesurer précisément le bonheur d'un individu.

    Dans l'attente d'un thermomètrethermomètre miracle qui permettrait d'évaluer le niveau de bien-être comme on prend la température, les chercheurs ont dû se contenter du meilleur indicateur qui existe à l'heure actuelle : tout simplement la question « Êtes-vous heureux ? ».

    Ainsi, la grande majorité des connaissances scientifiques sur le bonheur proviennent d'études dans lesquelles il a été demandé aux participants de rapporter sur une échelle numériquenumérique leur niveau de bien-être ou de satisfaction dans la vie.

    Peut-on mesurer le bonheur ? Comment savoir si l'on est heureux ? © CreativeMagic, Pixabay, DP

    Peut-on mesurer le bonheur ? Comment savoir si l'on est heureux ? © CreativeMagic, Pixabay, DP

    Rapport entre humeur et bonheur

    Mais savons-nous vraiment si nous sommes heureux ? C'est la question que s'est posée Norbert Schwarz. Avec ses collaborateurs, il a conduit une série d'études pour déterminer la façon dont les individus, de manière générale, évaluent leur satisfaction dans la vie.

    Dans une de ces études, les chercheurs ont étudié les effets de l'humeur sur le jugement de satisfaction. Avant d'interroger les participants sur leur niveau de bien-être, l'expérimentateur leur avait demandé de faire quelques photocopies pour lui ; une pièce de 10 centimes avait subrepticement été placée sur la vitrevitre de la photocopieusephotocopieuse pour une moitié des sujets seulement. Les résultats de cette simple manipulation sont surprenants.

    Trouver dix malheureux centimes a suffi pour que les participants « chanceux » estiment leur vie dans son ensemble plus satisfaisante que ne l'estimaient les participants de contrôle. Les chercheurs ont par la suite retrouvé les mêmes résultats en introduisant d'autres éléments de manipulation de l'humeur : distribuer préalablement à certains participants (et pas à d'autres) des barres de chocolat, interroger certains par une journée ensoleillée et d'autres par une journée pluvieuse, ou encore après une victoire ou une défaite de leur équipe de football préférée.

    Peut-on mesurer le bonheur ? © Johannes Konrad, Flickr, CC by-nc-sa 2.0

    Peut-on mesurer le bonheur ? © Johannes Konrad, Flickr, CC by-nc-sa 2.0

    À partir de chacun de ces cas, on peut tirer la conclusion suivante : l'humeur dans laquelle nous nous trouvons au moment présent détermine entre 41 et 53 % de notre sentiment de satisfaction sur l'ensemble de notre existence.

    Pourquoi l'humeur du moment a-t-elle tant d'importance ? Les psychologues proposent deux raisons majeures :

    • La première découle du fait que déterminer si l'on est heureux est une question particulièrement complexe. Comme il nous est difficilement possible d'évaluer de manière exhaustive notre satisfaction sur l'ensemble des nombreuses facettes qui composent notre existence, nous aurions tendance à nous baser sur nos émotions du moment : indicateur, certes, peu précis mais requérant de notre part beaucoup moins d'effort intellectuel qu'une analyse multiple !
    • La deuxième raison vient de ce que les spécialistes de la mémoire appellent « l'effet de congruence de l'humeur ». L'humeur affecte nos capacités de remémoration, de telle sorte que les souvenirs sont fréquemment congruents avec notre état émotionnel du moment. Ainsi, si l'on demande à des individus d'étudier une liste de mots et puis qu'on procède à une induction d'humeur positive ou négative, les participants joyeux se rappelleront mieux des mots positifs, tandis que les participants tristes se souviendront davantage des mots négatifs (Ucros, 1989). Par conséquent, une personne de bonne humeur qui fait le point sur sa vie se rappellera plus facilement des souvenirs positifs que négatifs. Elle en conclura sans doute qu'elle est relativement heureuse.

    L'illusion de fixation

    L'humeur n'est pas la seule à nous jouer des tours. Le prix Nobel d'économie Daniel Kahneman a ainsi mis en évidence un autre biais important qui peut affecter notre jugement de satisfaction dans la vie : l'illusion de fixation (focusing illusion).

    Considérez par exemple que l'on vous demande qui des habitants du nord ou du sud de la France sont les plus heureux. Si le Sud vous semble être la bonne réponse, c'est que, comme KadKad Merad dans Bienvenue chez les Ch'tis, vous êtes certainement victime de l'illusion de fixation. C'est-à-dire que vous accordez vraisemblablement une importance exagérée à la caractéristique mise en avant dans la question (dans ce cas-ci, le climatclimat), en oubliant que l'essentiel de ce qui constitue les sources de bonheur au quotidien (vie de famille épanouie, amis, qualité du travail, etc.) est identique dans les deux régions.

    Une étude de Strack, Martin et Schwarz (1988) illustre ce phénomène. Lorsque l'on pose à des étudiants la question « À quel point êtes-vous heureux dans la vie ? » puis la question « Combien de rendez-vous amoureux avez-vous eu au cours du mois dernier ? », la relation entre les deux variables est absolument nulle. En revanche, lorsque l'ordre des questions est inversé, le nombre de rendez-vous et le sentiment de bonheur dans la vie sont très fortement positivement corrélés : les « célibataires » s'estiment beaucoup moins heureux que les don Juan. Parce que cette question a été préalablement évoquée, les participants accordent un poids exagéré à leur vie amoureuse dans l'estimation de leur bonheur en général.

    Est-il impossible de savoir si quelqu’un est heureux ? © Erno Hanninck, Flickr, CC by-nc-sa 2.0

    Est-il impossible de savoir si quelqu’un est heureux ? © Erno Hanninck, Flickr, CC by-nc-sa 2.0

    Si nos évaluations subjectives sont à ce point biaisées, est-il dès lors impossible de savoir si quelqu'un est heureux ? Pas forcément. On retrouve une constante dans les études citées ci-dessus : les effets d'humeur ou de fixation disparaissent si les participants se rendent compte de leur influence.

    Par exemple, le simple fait de demander « Comment vous sentez-vous aujourd'hui ? » ou « Quel est le climat de votre région ? » avant d'interroger les individus sur leur niveau de satisfaction dans la vie suffit à neutraliser l'influence de ces facteurs sur le jugement. Lorsque des précautions de ce type sont prises, les personnes semblent en fait relativement stables dans l'évaluation de leur niveau de bonheur.