Autrefois, tout était simple. Trop simple. Les hommes et les femmes représentaient deux pôles opposés et complémentaires. Ils s'occupaient à d'autres tâches et ne possédaient que peu de caractéristiques physiques, intellectuelles, affectives, "interchangeables". Les féministes ont perturbé cette dualité. En s'attaquant aux privilèges du genre, les femmes ont, bien sûr, déstabilisé les hommes et les ont obligés à trouver d'autres repères. Que devient le masculin? Faut-il parler de masculinités? Des chercheurs et chercheuses d'une dizaine de pays européens ont décortiqué ces notions à travers quatre thèmes : travail/famille, violences, exclusion sociale et santé.

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    Autrefois, celles et ceux qui empruntaient des chemins de traverse représentaient des "hors normes", rarement acceptés. Il y avait le féminin et la féminité, le masculin et la virilité. En estimant avoir des droits identiques à ceux de leurs compagnons, en bouleversant les structures du patriarcat et en combattant pour l'égalité, les femmes sont sorties de leur rôle traditionnel. En restant et se voulant femmes, elles ont introduit l'ambivalence. Mais cette notion nouvelle vaut aussi pour les hommes. Elle entre dans les interrogations qui, depuis quelques années, portent sur la, ou les masculinité(s).

    La (ou les) masculinité(s) rassemble(nt) ces caractéristiques communes qui, au-delà d'une identité biologique, construisent les hommes, en tant qu'hommes, dans une société particulière. La masculinité relève du "genre", ce "sexe social", concept désormais indispensable à l'obtention d'une photographiephotographie relativement nette du paysage de nos sociétés mixtes. L'utilisation du pluriel est due au sociologue australien Robert Connel. Celui-ci traduit ainsi la complexité du masculin et la reconnaissance des différentes manières d'être un homme, qui évoluent à la fois à travers l'espace et le temps, tant au niveau des cultures que d'un même individu. Les masculinités révèlent des stéréotypes culturels, des conformités à des rôles et à des images, des identités ethniques ou générationnelles.

    Approcher le social et le sociétal

    C'est pour cerner plus systématiquement cette réalité, en se fondant sur des comparaisons internationales, que des spécialistes en sciences humaines d'une dizaine de pays (Estonie, Finlande, Allemagne, Irlande, Italie, Lituanie, Norvège, Pologne, Fédération de Russie, Royaume-Uni) ont formé le European Research Network on Men in Europe. Ils ont attaqué la question sur un plan social (à travers des difficultés spécifiquement reliables au "genre masculin" en termes de santé, de délits sexuels, d'exclusion, etc.), mais également sociétal (via les législations, les médias, les travaux de recherche, les statistiques). "Nous avons analysé les problèmes sociaux créés par les hommes, et également les façons dont ces problèmes sont expérimentés par certains d'entre eux. La connexion entre ces deux aspects, qui ne sont pas faciles à séparer dans la réalité, était passionnante. Mais nous nous sommes aussi penchés sur la problématique sociétale de l'homme et des masculinités, c'est-à-dire la manière dont des situations 'masculines' étaient posées dans différentes sociétés. Là encore, les interactions qui sont apparues, cette fois entre ces deux approches sociale et sociétale, ont enrichi le projet", explique le Britannique Keith Pringle, professeur à l'université d'Aalborg (DK) et coordinateur du réseau.

    Le Network on Men est mixte, et les partenaires insistent sur l'importance de cette dimension. "Il est évidemment impossible de définir les résultats obtenus si le projet avait été mené uniquement par des chercheurs, ou des chercheuses... Mais il était essentiel que ce réseau soit mixte, car les hommes ne doivent pas 'coloniser' ce champ de travail dans lequel les femmes ont été, en quelque, sorte pionnières. Elles ont étudié les pratiques des hommes dans une perspective critique, sous différents angles, depuis bien plus longtemps que les chercheurs. En outre, nous souhaitions travailler avec les meilleurs spécialistes, hommes et femmes, dans différents pays." poursuit Keith Pringle.

    Quatre thèmes

    Pour Jeff Hearn, partenaire du réseau, professeur à la Swedish School of Economy d'Helsinki et à l'université de Huddersfield (UK), "les féministes ont effectué un important travail de recherche théorique sur les hommes en éclairant notamment les relations de pouvoir. Or, la domination masculine se perpétue sur de nombreux plans de la vie sociale et il faut certainement des changements dans les pratiques des hommes - ce qui n'est pas toujours facile à faire accepter."

    Le réseau s'est concentré sur quatre thèmes du vécu quotidien, bien spécifiques, mais qui, in fine , se recoupent : la famille et le travail; l'exclusion sociale; les violences ; la santé. Au travers des dix pays étudiés, ces domaines se situent dans des contextes socio-économiques et politiques, des traditions et des cultures variées, ainsi que des rapports masculin-féminin qui se déclinent différemment - notamment à travers la législation et les structures sociales. "Nos travaux ont largement étudié les aspects socio-économiques et montré toute leur importance dans la problématique du genre. Ce point de vue diffère de la majorité des théories actuelles qui se focalisent sur la domination et le pouvoir masculin, notamment sur le plan politique, comme facteurs de ségrégationségrégation", estime Ǿystein Gullvåg Holter, philosophe à l'université d'Oslo (NONO). "A côté de ces aspects, et des traditions patriarcales, le déséquilibre entre production et reproduction - entre le travail et la conception de la famille - semble un nœudnœud central de la question d'égalité entre les sexes. Autrefois, par exemple, dans les classes bourgeoises, l'homme subvenait seul aux besoins du ménage. Ce n'est plus ainsi, et il s'agit bien là d'une cassure."

    Mais cette cassure varie et évolue selon les contextes, avec parfois d'étonnants retours en arrière. Côté production, en Irlande - pays qui a connu une croissance rapide ces dernières années -, nombreux sont les hommes qui travaillent une cinquantaine d'heures par semaine, ramènent un salaire unique et suffisant, et ne se posent généralement pas trop de questions sur leur rôle de père et d'époux. Côté reproduction, ce sont les pays nordiques qui ont sans doute le mieux réussi à favoriser l'équilibre. Les débats qui s'y déroulent depuis une vingtaine d'années ont amené des changements sociaux dans l'organisation des couples et des familles et, parallèlement, des mutations dans l'organisation du travail salarié. "Si l'égalité entre les sexes se concrétise de plus en plus, elle reste cependant relative", poursuit le professeur Holter. Selon une étude récente, les personnes qui représentent l'élite du pouvoir sont encore à 80% masculines. Les défis, dans notre pays, ne sont donc pas si différents de ceux du reste de l'Europe."

    Les débuts de l'ambivalence

    Il n'en reste pas moins qu'en Norvège, le "mois des pères" fait florès. Quand ce congé de paternité a été instauré, en 1993, on estimait que 10 à 20% des Norvégiens concernés souhaiteraient user de cette possibilité. Dix ans plus tard, près de 90% l'utilisent. Quant à l'Islande, depuis 2000, elle associe la naissance à neuf mois de congés parentaux, rémunérés à 80% du salaire : trois mois sont réservés à la mère, trois mois au père, et trois mois à celui ou celle qui le souhaite - ce dernier "trimestre" semblant équitablement partagé.

    Comment se sentent-ils, ces hommes qui s'accordent un peu d'ambivalence? "Quand les possibilités des hommes rencontrent de bonnes réformes politiques ou des mesures d'accompagnement, les résultats sont positifs", fait remarquer Keith Pringle. Les hommes ont d'ailleurs des intérêts objectifs qui leur permettent de s'engager en faveur de l'égalité des sexes. Ils ont besoin d'être encouragés pour se risquer sur un terrain féminin, comme les femmes ont besoin d'être soutenues dans beaucoup de domaines masculins. Aujourd'hui les problèmes principaux des hommes et des femmes peuvent sembler incomparables, mais ils ont souvent un noyau commun - la ségrégation du genre, une combinaison de pouvoir et de différence. Les femmes sont discriminées au point de vue salaire et en termes de responsabilités publiques. Pour les hommes, le droit d'être féminin, ou différent, est encore assez inavouable comparativement au droit des femmes d'être masculines.

    Le masculin dans les médias

    Tous ces glissements ne peuvent échapper aux médias. Les chercheurs ont tenté de saisir les différences entre les propos sur "l'homme", "les pratiques masculines" et "les masculinités". "En Finlande, bien que les hommes possèdent clairement un pouvoir social, il existe une attention considérable de la part des médias sur des problèmes masculins tels que la dépression, la solitude ou l'isolement", explique Jeff Hearn. "C'est un pays où il y a eu peu d'immigration et donc de multiculturalisme, et on s'y demande encore souvent ce que signifie être un homme. Au Royaume-Uni, les médias prêtent plus d'attention sur les 'incertitudes' de la masculinité, et également sur les problèmes qui se posent aux jeunes hommes et qui sont causés par eux."

    Cependant, dans la majorité des pays étudiés, le ton de la presse généraliste est plutôt celui d'une neutralité gommée de toute "approche genre". Si des articles sont conçus plus particulièrement pour les hommes (sports, automobileautomobile, business, etc.), ou décortiquent leur présence dans la vie familiale, ils s'adressent à la population masculine, mais pas à leur masculinité. Quant à la violence, elle est largement traitée dans plusieurs pays, mais dans des articles courts, souvent dénués d'analyse et présentés comme des faits divers.

    Au terme du projet, Jeff Hearn, qui étudie depuis longtemps les questions de genre, épingle quatre éléments mis en valeur par ce vaste travail comparatif (le premier de ce type) opéré par le réseau: la variabilité très importante de taux d'homicides dans les différents pays; le manque général d'attention porté aux abus sexuels, notamment envers les enfants ; la nécessité de s'intéresser à des formes de violence qui n'apparaissent pas dans le contexte du genre, par exemple les violences racistes; et celle d'étudier de manière plus approfondie les relations entre la violence des hommes et leur sexualité.