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    Même si les fossilesfossiles de gastornithidés ne sont pas très fréquents, leur vaste distribution géographique (Europe, Amérique du Nord, Asie) et stratigraphique (du PaléocènePaléocène supérieur à l'Éocène moyen, soit une durée de quelque 17 millions d'années) montre que ce groupe d'oiseaux géants a connu un certain succès évolutif au début du Tertiaire.

    <em>Paraphysornis brasiliensis. </em>© Nobu Tamuran, CC By 3.0, Valiunic, DP
    Paraphysornis brasiliensis. © Nobu Tamuran, CC By 3.0, Valiunic, DP
    Fragments de coquilles d’œufs de grands oiseaux (peut-être <em>Gastornis</em>) de l’Éocène inférieur de Provence. ©<br>Société géologique de France
    Fragments de coquilles d’œufs de grands oiseaux (peut-être Gastornis) de l’Éocène inférieur de Provence. ©
    Société géologique de France

    Depuis longtemps, le développement à cette époque de ces grands oiseaux terrestres, incapables de voler, a excité l'imagination des paléontologuespaléontologues. En 1954, le paléontologue américain Alfred Sherwood Romer exprimait une conception très répandue en écrivant : « Ces gigantesques oiseaux très anciens suscitent des spéculations ; leur présence suggère quelques possibilités intéressantes. À la fin du MésozoïqueMésozoïque, comme nous l'avons vu, les grands reptilesreptiles s'éteignirent. La surface de la Terre était ouverte à la conquête. Comme successeurs possibles, il y avait deux groupes, les mammifères - notre propre groupe - et les oiseaux. C'est le premier groupe qui l'emporta, mais la présence de formes telles que Diatryma montre que les oiseaux furent, au début, leurs rivaux. À quoi ressemblerait la Terre aujourd'hui si les oiseaux avaient gagné et si les mammifèresmammifères avaient disparu ? »

    Cette idée d'une concurrence entre oiseaux géants et mammifères après la disparition des dinosaures a fait couler beaucoup d'encre. Il faut reconnaître qu'au Paléocène les mammifères étaient encore dans l'ensemble de petits animaux, ne dépassant guère la taille d'un chien, alors que Gastornis atteignait deux mètres de hauteur et devait peser plusieurs centaines de kilogrammes, d'où l'impression que ces oiseaux ont alors, pour quelque temps, « dominé le monde ». Mais la taille n'est pas tout. Pour juger de la validité de l'hypothèse qui fait des gastornithidés les successeurs temporaires des dinosauresdinosaures, avant que certains mammifères ne finissent par atteindre une grande taille et les éliminer, il faudrait mieux connaître leur mode de vie et leur place dans les écosystèmesécosystèmes du début du Tertiaire. Or, force est de reconnaître que nous avons peu de certitudes à ce sujet.

    Mode de vie des gastornithidés

    Hormis les restes squelettiques, les paléontologues disposent de peu de données permettant de reconstituer la biologie de Gastornis et de ses semblables. Une empreinte de pas trouvée aux États-Unis pourrait avoir été laissée par un de ces oiseaux. En outre, dans le sud de la France (Provence et Languedoc) on connaît depuis les années 1950, dans des couches éocènes, de nombreux fragments de coquilles d'œufs qui ont manifestement été pondus par des oiseaux de très grande taille. Les paléontologues se sont beaucoup interrogés au sujet de l'identité des auteurs de ces œufs, et divers groupes d'oiseaux ont été envisagés, y compris les gastornithidés.

    Tibiotarse de <em>Gastornis</em> provenant de l’Éocène inférieur de l’Aude (collection du Musée des dinosaures d’Espéraza). © Éric Buffetaut
    Tibiotarse de Gastornis provenant de l’Éocène inférieur de l’Aude (collection du Musée des dinosaures d’Espéraza). © Éric Buffetaut

    D'un point de vue chronologique, cette hypothèse ne manque pas de mérite, mais pendant longtemps on n'a pas eu connaissance de restes de Gastornis dans le sud de la France. En 1998, la description d'un tibiotarse de Gastornis trouvé dans l'Éocène de l'Aude a comblé cette lacune et rendu plus vraisemblable l'attribution des œufs en question à des gastornithidés, mais en l'absence d'embryonsembryons associés aux coquilles, cela reste une supposition.

     <em>Gastornis</em> dans un paysage éocène, d’après un ouvrage de vulgarisation des années 1960. © Tiré de <em>Fossiles</em>, par F.H.T. Rhodes, Éditions des Deux Coqs d’Or, Paris, 1962.
     Gastornis dans un paysage éocène, d’après un ouvrage de vulgarisation des années 1960. © Tiré de Fossiles, par F.H.T. Rhodes, Éditions des Deux Coqs d’Or, Paris, 1962.

    Régime alimentaire des gastornithidés

    Les hypothèses relatives au mode de vie de l'oiseauoiseau géant Gastornis sont donc fondées pour l'essentiel sur l'analyse des différents éléments du squelette de cet oiseau, surtout depuis la découverte du squelette à peu près complet décrit en 1917. Selon l'interprétation longtemps la plus répandue, Gastornis était un redoutable prédateur, qui avait pour victimes en particulier les petits mammifères du début du Tertiaire. Son bec puissant est considéré comme adapté à un tel mode de vie, et il est souvent comparé à celui des phorusrhacidés, de grands oiseaux terrestres qui ont vécu au Tertiaire en Amérique du Sud et dont le régime carnivorecarnivore semble ne pas faire de doute.

    De nombreuses reconstitutions montrent ainsi Gastornis comme la terreur des mammifères contemporains. En 1991, les paléontologues américains Larry Witmer et Kenneth Rose ont soutenu cette hypothèse déjà ancienne à partir d'arguments morphofonctionnels : le bec puissant de ces oiseaux aurait été particulièrement bien adapté à un régime carnivore.

    Le takahe, oiseau actuel de Nouvelle-Zélande, qui se nourrit de feuilles. Son bec ressemble à celui de <em>Gastornis</em>, qui avait peut-être un régime alimentaire similaire. © <em>American Museum of Natural History</em>
    Le takahe, oiseau actuel de Nouvelle-Zélande, qui se nourrit de feuilles. Son bec ressemble à celui de Gastornis, qui avait peut-être un régime alimentaire similaire. © American Museum of Natural History

    Toutefois, une interprétation radicalement différente a été proposée, notamment par l'ornithologueornithologue américain Allison Andors en 1992. Selon cette hypothèse, les gastornithidés auraient au contraire eu un régime végétarienvégétarien. Leur bec ne ressemble que superficiellement à celui des phorusrhacidés, il n'est pas aussi crochu, et rappellerait davantage celui d'oiseaux terrestres se nourrissant de plantes, notamment de feuilles, comme le takahe de Nouvelle-Zélande, ou encore celui des dromornithidés, oiseaux géants du Tertiaire d'Australie qui sont généralement considérés comme herbivoresherbivores.

    Squelette d’un représentant des dromornithidés, oiseaux géants du Tertiaire d’Australie, dont les adaptations rappellent beaucoup celles de <em>Gastornis</em>, et qui étaient apparemment végétariens. © <em>Museum of Central Australia</em>, Alice Springs
    Squelette d’un représentant des dromornithidés, oiseaux géants du Tertiaire d’Australie, dont les adaptations rappellent beaucoup celles de Gastornis, et qui étaient apparemment végétariens. © Museum of Central Australia, Alice Springs

    Gastornis garde encore des mystères

    Qui plus est, les membres et le bassin massifs de Gastornis ne seraient pas adaptés à une course rapide, pourtant nécessaire à un prédateur (suivant une hypothèse en quelque sorte intermédiaire, soutenue par le paléontologue allemand Karl-Heinz Fischer, ces oiseaux auraient été des charognards). On voit ainsi que, plus de 150 ans après la première découverte par Gaston Planté, Gastornis garde une large part de mystère. Sa position dans la classification des oiseaux semble certes assez bien élucidée : à la suite des travaux d'Andors, il semble devoir être placé dans les anserimorphes, c'est-à-dire dans le grand groupe qui contient aussi les canards - on en revient en quelque sorte à une opinion déjà exprimée au milieu du XIXe siècle. En revanche, l'origine de ces oiseaux géants reste inconnue : ils apparaissent très tôt dans le Tertiaire, mais on ne connaît pas leurs ancêtres. Surtout, comme on l'a vu, le mode de vie et le régime alimentaire de Gastornis demeurent énigmatiques, et méritent que de nouvelles recherches leur soient consacrées.