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    II. La construction sociale du problème (3ème partie)

    3. Vernadsky et les ruptures du XXe siècle

    i - La science doute, pas l'industrie

    Au XXe siècle, les espoirs et certitudes positivistes vont une à une voler en éclat. Mais les impasses scientifiques resteront très largement celles d'une physique théorique sans lien avec les activités du reste de la société, et ne conduiront pas à une remise en cause du concept de nature, qui ne sera réellement réouvert qu'avec la crise écologique.

    Les problématiques du XXe restent en effet ancrées dans le mécanisme, et les questions tournent davantage autour de la méthodologie de l'observation, de la nature ultime d'une matière nécessairement inanimée, ou encore de la mathématisation qu'autour par exemple du statut du vivant, même si les "résistants" vitalistes, tels que H. Bergson, sont présents. Le mécanisme n'a bien entendu jamais monopolisé exhaustivement la scène philosophique. Quand R. Poincaré montre que le problème de l'application du principe de conservation de l'énergie à trois corps en mouvement ne peut être résolu, il jette un doute sur les extrapolations à partir de la physique des mouvements simples, mais il n'y met pas fin : on peut toujours espérer trouver des modèles mathématiques nouveaux, à l'instar de la géométrie de Riemann pour la relativité généralerelativité générale. De même, si la mécanique quantiquemécanique quantique de M. PlanckPlanck et E. Schrödinger remettent en cause l'idée de "briques" ultimes de la nature, si Heisenberg remet à l'ordre du jour la question de l'observateur, si on doute des capacités de la science moderne à atteindre l'Etre ultime, et si à la suite de Gödel les mathématiques perdent leurs fondements, on reste encore dans le paradigme mécaniste : EinsteinEinstein unifie la force de gravitationforce de gravitation et la force d'inertieinertie dans la théorie des champs, mais ne sort pas du mécanisme.
    Un résultat intéressant mais peu souligné de ces évolutions est la réhabilitation de la logique du lieu : la relativité générale d'Einstein montre qu'il n'y a nul point d'observation général de l'universunivers, et que tout observateur est défini par sa situation spatio-temporelle. C'est donc AristoteAristote qui l'emporte à nouveau sur Platon, et contre Descartes. La généralité des lois est battue en brèche par l'irréductible singularité des choses, ce qui aurait du avoir de nombreuses conséquences sur la conception de la nature en tant que phénomène perçu. Elle redevenait en effet une altérité mal connue rencontrée dans l'activité humaine, réintégrant en son sein une opacité de principe que le mécanisme lui avait ôtée.

    Mais il n'en a rien été. L'ignorance reconnue de l'observateur n'a pas conduit à prêter à nouveau à la nature une activité productrice et créatrice. La vision du monde est restée cartésienne, et l'on a continué à agir comme si elle était inerte. Le vivant, et avec lui le corps vivant humain, sont restés les grands absents des philosophies de la nature du XXe. Comme en témoigne La Nouvelle Alliance, oeuvre d'une philosophe épistémologue et d'un physicienphysicien, c'est bien la mécanique, fut-elle "non-linéaire" ou "chaotique", qui sert de modèle aux relations sociales et aux relations avec la nature en général. Le parallèle qui est fait dans cet ouvrage entre chimiechimie et comportement social est significatif : d'un côté l'idée que la stabilité d'un système chimique est d'autant plus élevée que la diffusivité est élevée, de l'autre l'idée que la stabilité sociale va croissant avec la facilité de communication (les potins favorisent la stabilité et la sécurité d'une ville ou d'un village).

    Le concept d'entropieentropie, encore mal compris aujourd'hui, va certes faire couler beaucoup d'encre du fait qu'il réintroduit une asymétrie temporelle, et par là un "sens" au temps. Ce concept introduit bien de l'histoire, oui, mais de l'histoire mécanique, à l'image de la succession de pannes dans la vie d'une machine qui finalement l'amènent à l'arrêt : la machine étant incapable de se réparer elle-même, chaque panne est irréversible. On constate que les lois physiques ne sont pas toutes insensibles à l'irréversibilité de l'écoulement temporel, et que certains comportements inanimés ne sont pas susceptibles de prévision mathématique. Si le DémonDémon de Laplace vole en éclats, le réductionnisme mécaniste tient bon. La science risque désormais d'être un projet à jamais inachevé, l'unification des forces élémentaires peut n'être qu'un rêve, mais non seulement le critère du vrai est toujours le même (manipulable, mesurable), mais en plus l'idéal d'une explication physique du vivant et du social reste très puissant. Le succès de la métaphore de l'ordinateurordinateur pour expliquer le "fonctionnement" du cerveaucerveau en sera l'un des témoignages les plus explicite.

    Le coup porté à l'idéal scientifique est quand même sévère. D'autant que l'on s'apercevra peu à peu que les comportements "non-linéaires" et chaotiques ne sont pas l'exception, mais plutôt la règle, et si jusqu'ici on ne les avait pas remarqués, c'est parce que l'on s'était principalement concentré sur les systèmes relativement simples et macroscopiques. La crise des fondements de la science ne remet donc pas encore en cause l'idéal de maîtrise, en partie parce qu'il faut bien convenir que la "crise" reste confinée à des secteurs très spécialisés, et en partie parce qu'elle n'empêche pas l'accroissement vertigineux des connaissances utilisables techniquement et commercialement. Les bases de l'industrialisme restent si fermes qu'un mouvement comme le "post-modernisme", qu'on ne peut soupçonner d'intérêts nationalistes - à la différence d'un Fukuyama, par exemple -, définira l'époque comme définitivement sceptique à l'égard des "métarécits", sans voir dans l'industrialisme autre chose que de la rationalité agissante, certes futile et sans grande ambition, mais pas métaphysique.

    Le paradigme reste donc encore assez solidesolide, l'étude d'A. Gras sur le monde aéronautique en témoigne une fois de plus. On retrouve ainsi chez les pilotes, et surtout chez les ingénieurs, l'idée de progrès et d'évolution positive, corrélé à un passé vu comme surpeuplé et dangereux, comme les pays pauvres d'aujourd'hui, et un présent qui apporte simplicité et sécurité. L'univers technicien est pur, c'est-à-dire dans le vrai, sans tâche (ou "tache", souillure ?) commerciale ou autre : il est du domaine de la pure raison. Pour les ingénieurs, rentabilité, sûreté, économie des moyens et avions au service des pilotes sont vus comme des objectifs que l'on peut rendre compatibles par l'appel à la raison, alors qu'ils sont souvent impossibles à concilier et qu'il s'agit davantage de négociation et de compromis. A. Gras montre que l'ingénieur se conçoit comme ayant une mission morale à façonner les hommes à l'efficacité.

    Dans cet univers positiviste, on ne peut que progresser ou régresser : on ne peut pas penser différemment l'avenir de l'aviation. Et les ingénieurs appuient leur argument sur une théorie des "besoins naturels", auxquels leur rôle est de trouver une solution. L'Evolution est personnifiée : elle a des besoins, une volonté. C'est l'Evolution qui choisira entre différents projets : les pilotes devront s'adapter. Il y a une méfiance par rapport au corps, aux sentiments : l'humanité doit être améliorée par la répression des esprits animaux. Ce principe, l'ingénieur se l'applique à lui-même car il se sait faillible : il crée des machines plus rigoureuses et plus insensibles que lui, avec en toile de fond l'utopie de la machine qui travaille pour l'homme, voire de la machine qui redresse l'Homme et le lavelave de ses péchés comme de ses faiblesses.

    Le XXe siècle est aussi le lieu de l'essor de l'écologieécologie, avec une dominante de versions mécanistes.
    Le réductionnisme énergétique domine en effet les visions plus organicistes, telles que celle de Clements. La référence, c'est Odum et ses analyses de la circulation de l'énergie et des éléments matériels dans les écosystèmesécosystèmes. Dans le cadre d'une telle théorie, la singularité et l'unicité de chaque écosystème est perdue, de même que le caractère vivant des êtres singuliers qui l'habitent. Le systémisme moniste va unifier l'écologie, ce qui ne va pas sans poser quelques problèmes. Outre ceux que nous avons déjà évoqués, C. DarwinDarwin à lui seul continue à poser deux questions embarrassantes à l'écologie : celle de l'évolution des espècesévolution des espèces, tout d'abord, qui peut difficilement être prise en compte par une éco-énergétique, et la question de l'Homme, ensuite, être pensant qui n'est toujours pas présent dans "la nature" que l'on étudie. Comment expliquer le culturel dans un système moniste ? Le mouvement de contestation de la conception orthodoxe de la nature commence cependant à compter ses partisans. Ils restent marginaux, et ne seront redécouverts qu'avec l'effort du mouvement environnemental pour se découvrir une filiation et fonder une tradition.

    L'auteur le plus marquant, après les pensées romantiques, est sans doute Vladimir Ivanovitch Vernadsky (1863-1945). Son l'ouvrage principal, « La biosphèrebiosphère », parait dans les années 20 et signe la naissance d'un nouveau paradigme : la planète n'est plus une chose mécanique, inanimée, sur laquelle la vie se développerait timidement, mais un système biogéochimique dans lequel la vie contribue à maintenir les conditions de possibilité de la vie, de par son rôle dans la circulation des flux de matière et d'énergie. La vie est ici envisagée une force tectonique, géologique, biogéochimique, et non plus un ensemble d'êtres isolés luttant pour survivre dans un décor hostile. Le parti-pris est résolument holiste, version émergentiste, c'est-à-dire qu'il ne cherche pas à rabattre toutes les explications des comportements observés dans le monde sur un seul type d'explication, fut-il "complexe" et muni d'un grand nombre de boucles de rétroactionboucles de rétroaction. L'Homme, de par l'ampleur son activité à l'époque industrielle, est qualifié par Vernadsky de véritable « force géologique ». James Lovelock (1990) et Lynn Margulis (1989) reprendront ces idées en les développant, en particulier en mettant en lumièrelumière le rôle essentiel de ces êtres invisibles que sont les microbesmicrobes dans le maintien des conditions permettant à la vie de continuer à évoluer.

    Ces auteurs ouvrent donc le chemin d'une conception vivante, holiste et chaotique de la nature, dans laquelle l'Homme agit, transforme - même si Vernadsky s'intéresse plus particulièrement aux aspects géochimiques. Sans cette réinscription de l'activité humaine dans un monde naturel lui-même dynamique, en devenir, on ne peut pas comprendre ce qui a lieu dans les grandes conférences internationales sur le changement climatiquechangement climatique.

    ii - L'avènement du "développement"

    Si la science doute, l'industrie avance. Après la guerre, le concept de progrès subit une nouvelle transformation pour devenir "développement".
    Dans son discours du 20 janvier 1949, la président Truman caractérise la majeure partie du monde en la qualifiant de "sous-développés" (le fameux "point IV"). Il calque les théories économiques occidentales sur des sociétés qui ne peuvent en relever, supposant par là qu'il existe un ensemble unique de lois qui s'imposent au développement de toutes les sociétés, et démontrant aux deux-tiers de l'humanité ce qu'elle n'est pas. La recherche du bien-être économique est consacrée en tant qu'objectif fondamental de la politique de l'Etat, alors que pour Aristote elle relevait davantage de la sphère familiale et de soucis de second rang.

    Ce discours intégrateur a aussi vocation à rallier le plus grand nombre de pays possibles à la lutte anticommuniste, en tentant d'instaurer une solidarité basée sur les lois naturelles du devenir humain : le développement est universel, et il est du rôle des sociétés avancées de jouer les avant-garde bienveillantes envers ceux qui n'ont pas encore pu "décoller", et qui ne le pourront pas si elles tombent dans "l'idéologie" communiste. Il va de soi que le camp adverse menait exactement la même "guerre psychologique" et conceptuelle.

    Le "sous-développement" remplace donc le concept d' "arriération". La révolution industrielle et l'évolution "économique" et "technique" continuent à avoir valeur de loi d'évolution de l'espèce humaine. Par conséquent, aucun des quatre caractères relevés par G. Rist dans les théories du développement ne nous surprennent : directionnalité (croissance), c'est-à-dire positivité nécessaire, continuité (invincibilité, destin), cumulativité (maturation), et irréversibilité.

    Par rapport à la pensée du XIXe, il y a toutefois quelques évolutions.

    L'hégémonie étasunienne, au lendemain de la seconde guerre mondiale, marque l'avènement de la domination du versant économiste de l'industrialisme : si les Français ont toujours des ingénieurs pour construire des ConcordeConcorde, c'est la pensée commerciale qui va prendre le pas sur la pensée technique. La "règle de Gabor", selon laquelle "tout ce qui peut être construit doit l'être", devient : "tout ce qui peut être vendu doit l'être". Avec les stades de développement de Rostow, la variable PNB prend une valeur ontologique et est considérée comme pouvant à elle seule caractériser une société. En fonction de pratiques prescrites par la théorie, on "développe" un pays, et si ça ne marche pas on dit que quelque chose "entrave" le "cours naturel". Les économistes sont donc rapidement amenés à voir dans les "aspects sociaux" des "obstacles" sociaux.

    L'idée que le PNB par tête peut être un indicateur pertinent est une invention d'après-guerre, de même que la réduction de la notion de "besoin" à la seule variable PNB, et donc de la pauvreté à une sous-consommation. Avec une définition économique de la nourriture, les pays et personnes en marge des systèmes industriels viennent à manquer de marchés servis par des usines de production, et non pas de paysans auto-producteurs ni de jardins ouvriers. C'est donc une vision du monde qui s'impose, et non pas la vision économique, mais une vision de l'activité économique parmi toutes celles possibles. La mobilisation générale continue donc de faire ragerage, et de susciter les critiques d'observateurs avisés, d'A. Huxley à G. Orwell. Les utopies de Civitas Maxima continuent d'accompagner et de guider un modèle universaliste qui s'exporte volontiers dans le Tiers-monde, que ce soit via la formation occidentale des élites locales ou via l'influence industrielle des anciennes métropoles et leur politique d' "aide".

    La conception des droits de l'Homme qui sont consacrés avec l'Organisation des Nations Unies au lendemain de la guerre en portent la marque : la lecture qui est faite des droits fondamentaux est à inscrire dans la perspective d'une économie de marché, faite de petits propriétaires largement indépendants. Les droits civils et politiques sont donc considérés comme premiers par rapport aux droits sociaux, culturels et économiques, et le droit de propriété privée est considéré comme fondateur. C'est donc une vision dite lockéenne des droits de l'Homme : celle d'une priorité des droits-pouvoir, portés par la personne, et non de droits-créance, c'est-à-dire des droits que la personne peut demander à la société de lui fournir.

    Enfin, la propriété privée a ceci de remarquable que l'usus (usage), l'abusus (consommation-destruction) et le fructus (usufruit) y coïncident : le propriétaire peut donc aller jusqu'à détruire sa possession sans que personne n'ait de droit de regard. Ceci ne pose guère de problème pour une marchandise produite par l'artifice humain, mais le problème n'est plus le même lorsqu'il s'agit de déchetsdéchets, de pollution, c'est-à-dire de la qualité de la terre et des richesses naturelles, ou encore de travail humain (salariat) et de monnaie. Nous y reviendrons.

    iii - Emergence difficile du souci quant au risque de changement climatique

    Du XIXe à la fin du XXe, l'histoire du changement climatique a pu être résumé en 3 dates : Fourier, Arrhénius, Vernadsky. Suite à cette phase d'émergenceémergence des concepts, la plupart des études historiques en viennent directement à la Conférence de StockholmConférence de Stockholm en 1972, et à un moment où le contexte du "développement" est bien établi.

    Nous avons pu trouver un exemplaire du magazine Science & Vie, daté de 1958, qui mentionne explicitement Arrhénius et le risque de changement climatique, avec un dessin montrant la tour Eiffel les pieds dans l'eau. Et c'est pour aussitôt rassurer les lecteurs : il est évident, pour le journaliste, que les progrès de l'informatique et de la modélisationmodélisation mathématique permettront de trouver les « thermostatsthermostats planétaires » à temps, évitant ainsi la catastrophe dont parlent les « pessimistes ». L'hypothèse d'une difficulté à modéliser la nature, et qu'il pourrait en découler une menace grave pour les sociétés humaines, est donc considérée comme irrecevable au motif que c'est une hypothèse "pessimiste" : on mesure à quel point l'idéologie dominante est aveugle, voire irresponsable.

    Nous sommes donc encore en plein industrialisme et dans "l'ancienne" conception de la nature, qui vont tous deux être remis en cause par la crise écologique, que l'on peut considérer comme officiellement reconnue avec la Conférence des Nations-unies sur l'Environnement Humain, qui s'ouvre à Stockholm en 1972. Il n'y a d'ailleurs aucune mention d'un quelconque risque climatique dans la Déclaration de Stockholm, et la Conférence Mondiale sur le ClimatClimat de 1979, à Genève, se contente d'en appeler à un renforcement des observations. C'est cependant là qu'est lancé de Programme Climatologique Mondial (PCMPCM). Cela fait alors plus de 20 ans que Charles Keeling, du Scripps Institute of Oceanography, observe l'augmentation du taux de CO2CO2 dans l'atmosphèreatmosphère. Ses travaux aboutiront à une courbe aujourd'hui fameuse : la « courbe de Mauna Loa », du nom de l'observatoire hawaïen à partir duquel ont eu lieu les mesures (cf. Fig. 5 - section précédente).

    4. Conclusion

    L'interrogation sur la nature, ouverte par les Lumières, est donc refermée. Les réponses sont connues, et il n'est plus nécessaire de les interroger.

    On sait ce qu'est la nature extra-humaine : c'est la nature newtonienne. Si nous ne savons pas encore la décrire entièrement, c'est parce que nous n'avons pas encore mené suffisamment d'expériences, mais en droit le démon de Laplace existe et nous pouvons espérer un jour accéder à son regard. On sait aussi ce qu'est la nature humaine : c'est l'homohomo economicus. Avec cette conséquence redoutable que si "nature" est toujours quelque chose de mécanique et de partout déteminé, alors la liberté humaine est une illusion : c'est ce que vont entériner les divers déterminismes historiques, qui vont donc réenchanter le monde, qu'il s'agisse du marché ou de l'économie planifiée.

    Le droit de manipuler est aussi le droit de commercialiser. L'expérimentation illimitée dans le laboratoire ou hors du laboratoire repose sur un même fondement : l'idée que la connaissance de la nature, humaine et extra-humaine, progresse avec la capacité des hommes à modifier l'ordre constaté. Le problème est essentiellement ramené à une question de pouvoir : si le savoir nait de la manipulation, alors le savoir naît du pouvoir et l'accroissement des pouvoirs instruit. Plus on sait manipuler, plus l'humanité progresse. Tout progrès dans l'accroissement du pouvoir humain s'exprime par le témoignage empirique des marques humaines dans l'ordre naturel : si on arrive à modifier le climat, alors on "sait" modifier le climat, si on arrive à modifier le génomegénome, alors on "sait" modifier le génome etc. Le droit de manipuler va donc être peu à peu identifié avec le droit de connaître, et tout ce qui s'y oppose va être identifié à "l'obscurantisme" : les controverses de la fin du XXe siècle autour des organismes génétiquement modifiésorganismes génétiquement modifiés (O.G.M.) et des embryonsembryons humains en gardent toute la trace. Il n'y a qu'un pas pour en tirer la conclusion que les "maux" naturels sont tous éliminables par le travail humain : la rédemption est désormais terrestre. L'Eden d'abondance est possible.

    Ceci suppose que la nature soit essentiellement invulnérable à l'action humaine, autrement, dit, que son essence ne soit jamais atteinte par les expériences humaines. Or cela, NewtonNewton puis Einstein l'attestent. L'ordre ou le désordre constaté de manière sensible dans le monde peut être modifié précisément parce que cet ordre n'est pas essentiel au concept de nature. Si l'ordre environnemental sensible était essentiel au concept de nature, il faudrait s'interroger pour savoir si on a le droit de modifier cet ordre, et si une dé-naturation, c'est-à-dire une dégradation de la nature, est permise. Mais ici rien de tel. L'ordre constaté n'est finalement qu'accidentel, c'est-à-dire contingent. L'Homme ne crée pas vraiment, ne détruit pas vraiment, il ne fait finalement que déplacer des choses qui n'ont rien de commun avec lui : le paradigme exonère l'activité transformatrice et en particulier l'activité industrielle de toute responsabilité et de tout souci moral.

    Il s'instaure donc un "divorce" entre la nature perçue en tant que phénomène, qui se prête manifestement à une transformation croissante (villes, barrages, rejets de déchets divers etc.), et la nature telle que l'examine la science, qui est immuable et invulnérable. Le lien entre nature et artifice reste impensé, considéré comme résolu : il faut « savoir pour pouvoir afin de pourvoir », autrement dit modifier l'environnement. Les conséquences ne sont prises en compte que du point de vue de l'homme, et à court terme. Ceci est encore renforcé avec l'émergence puis la domination de l'économie marginaliste, qui ne s'intéresse qu'aux évolutions à court terme.

    Dans un tel contexte, la protection de l'environnement est un sujet économique ou esthétique, qui ne peut guère aller plus loin que la protection de la qualité de vie sans paraître farfelue et inutile. Il s'agit simplement de préférences humaines concernant l'ordonnancement de la nature, à l'instar des paysages. Ces préférences ne reposent sur rien d'autres que sur des questions de goût.

    La crise environnementale a donc commencé par rappeler que la nature est vulnérable.

    On peut modifier la nature de manière irréversible. On peut dégrader la nature de manière qualitative. Autrement dit, l'idée selon laquelle quoi qu'on fasse la nature reste ce qu'elle est, est battue en brèche. Quand la couche d'ozonecouche d'ozone est diminuée, les rayons nocifs passent en plus grand nombre et la couche d'ozone n'est plus ce qu'elle était auparavant. Quand les milieux sont devenus toxiques, quand les espèces disparaissent, quand le climat est modifié alors il ne s'agit pas de déplacement de matériaux qu'il n'y aurait plus qu'à remettre en place ensuite pour restaurer l'ordre initial : le changement est irréversible, aucune technique humaine ne peut rétablir l'ordre naturel antérieur.

    La science expérimentale va donc se retrouver dans une sorte d'antinomie morale : pour connaître, il faut manipuler, mais dans certains cas manipuler c'est détruire. Nous sommes bien au-delà d'une simple question d'implication de l'observateur dans la constitution de l'objet observé, tel que pouvait le développer par exemple Heisenberg. Jean Bernard affirmera ainsi que l'expérimentation humaine est moralement nécessaire et nécessairement immorale. Le "toutes choses égales par ailleurs", et la neutralité morale de la manipulation de l'objet, sont ici pris en défaut. Le divorce entre sciences naturelles et sciences humaines est consommé dès la fin du XIXe, laissant ces dernières dans une incertitude épistémologique dont elles ne sont toujours pas sorties. Car, compte-tenu du nouveau critère de vérité, peut-on encore dire que les "sciences" humaines sont bien une "science", alors que cela supposerait que leur objet soit parfaitement manipulable ? La seule réponse satisfaisante serait d'ôter toutes les fins à la nature, y compris à la nature humaine vivante. C'est ce qui sera fait très largement dans le cas de la nature extra-humaine, et qui sera tenté dans le cas de la nature humaine, via les différents déterminismes historiques et économiques.

    La technique elle-même va être prise en défaut, pour les mêmes raisons. Si jusque-là elle avait pu exercer son emprise en démontrant que les conséquences de la manipulation du milieu étaient exclusivement bonnes, avec la crise environnementale il devient évident que ce n'est pas toujours le cas. Personne ne souhaite que la couche d'ozone diminue ni que le climat soit déstabilisé. Personne ne veut des déchets toxiquesdéchets toxiques et des déchets nucléairesdéchets nucléaires, à aucune époque. Avec une telle unanimité, on peut douter qu'il s'agisse encore de préférences ou d'une question de goût, esthétique ou non : c'est bien d'une question morale dont il s'agit.

    On peut à juste titre considérer Hans Jonas comme l'auteur de la première remise en cause du paradigme dominant. Jonas en appelle à reconnaître une valeur à l'ordre naturel, par-delà les préférences des générations actuelles. Il y a des limites à la manipulation, et ces limites sont mora