Pour assurer la survie des éléphants dans certaines réserves naturelles, l’Homme n’a parfois pas hésité à en abattre sous les yeux de jeunes individus qui ont ensuite été déportés. Plusieurs décennies plus tard, leurs comportements sociaux restent perturbés par cette expérience. Tout n’est pas qu’une question de chiffres dans les programmes de conservation.

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    Les éléphants d’Afrique Loxodonta africana font l'objet de programmes de conservation depuis des décennies, ce qui implique qu'un certain nombre d'entre eux a été enfermé dans des réserves naturelles clôturées. Ils y prospèrent depuis en toute quiétude, ou presque. Des problèmes sont apparus lorsque leurs populations ont commencé à trop augmenter dans un environnement... où les ressources sont limitées. Ainsi, pour éviter que ces pachydermes ne détruisent leur habitat, des abattages ciblés ont régulièrement été réalisés entre les années 1960 et 1990 dans certains parcs, notamment en Afrique du Sud.

    Lorsqu'une telle opération avait lieu, par exemple au sein du parc national Kruger (les clôtures ont disparu depuis 1991), un hélicoptèrehélicoptère était utilisé pour concentrer un groupe familial, en attendant l'arrivée de chasseurs professionnels chargés d'abattre les éléphants de plus de 10 ans. Les jeunes âgés de 4 à 10 ans étaient pour leur part capturés puis envoyés vers des réserves naturelles ne possédant pas de pachyderme, ou alors en trop faible quantité.

    Dans les années qui ont suivi ces déportations, plusieurs des animaux déplacés ont eu des comportements anormaux (charges contre des rhinocéros et des véhicules de touristes, entre autres). Les scientifiques en ont conclu qu'ils souffraient de troubles sociaux directement imputables aux événements dont ils avaient été témoins. Les choses sont cependant rentrées dans l'ordre lorsque des éléphants âgés ont été introduits dans les réserves concernées... du moins en apparence ! En effet, selon une nouvelle étude présentée dans la revue Frontiers in Zoology, des pachydermes déportés voici 20 à 30 ans ont toujours des comportements sociaux perturbés.

    Les éléphants d'Afrique <em>Loxodonta africana</em> mesurent 3 à 3,5 m de haut au garrot, pour un poids compris entre 4 et 6 t selon le sexe. Ils peuvent vivre jusqu'à 60 ans, voire parfois 70 ans. © kalyan3, Flickr, cc by nc sa 2.0

    Les éléphants d'Afrique Loxodonta africana mesurent 3 à 3,5 m de haut au garrot, pour un poids compris entre 4 et 6 t selon le sexe. Ils peuvent vivre jusqu'à 60 ans, voire parfois 70 ans. © kalyan3, Flickr, cc by nc sa 2.0

    Des groupes familiaux dirigés par une matriarche

    Cette conclusion s'appuie sur une série d'expériences menées sur le terrain par Graeme Shannon de l'université d'État du Colorado (États-Unis) et ses collaborateurs. Les jeunes éléphants d'Afrique vivent au sein de groupes composés de femelles, sous la direction de la plus âgée d'entre elles. Cette matriarche se charge notamment d'enseigner plusieurs comportements sociaux aux éléphanteaux, dont les règles à appliquer lorsqu'ils entendent un appel émis par un individu étranger (femelle plus ou moins âgée, mâle dominant, etc.). Elles sont importantes, car elles peuvent éviter à un groupe de se faire chasser de son territoire.

    Les scientifiques ont voulu savoir si les jeunes séparés trop tôt de leurs aînés, et qui forment maintenant des groupes familiaux à part entière, maîtrisaient bien ces règles sociales. Pour ce faire, ils se sont approchés à 100 m de 14 groupes composés d'individus déplacés, vivant dans le parc national Pilanesberg (Afrique du Sud), et de 39 groupes composés de pachydermes non témoins de massacres qui évoluent dans le parc national d’Amboseli (Kenya). Différents barrissements d'individus familiers ou étrangers ont alors été diffusés depuis le véhicule tout terrain. Certains d'entre eux avaient été traités de manière à faire croire qu'ils étaient émis par des individus plus âgés.

    Un enseignement social interrompu trop tôt ?

    Les éléphants kényans ont tous eu la même réponse suite à la diffusiondiffusion durant 10 s à 20 s d'un son émis par une femelle âgée étrangère, par exemple. Les membres du groupe étudié ont stoppé leurs activités, puis ouvert leurs oreilles en grand tout en reniflant l'airair. Enfin, ils se sont tournés vers le véhicule et se sont regroupés de manière à faire bloc, la matriarche étant située au centre. Dans certains cas, il y a eu des charges. Mais ces réponses étaient adaptées et surtout coordonnées. Tout l'inverse de ce qui a été observé avec les pachydermes de Pilanesberg, qui ne savent pas réagir de manière opportune à un danger, probablement car ils n'ont pas eu le temps d'apprendre les bonnes réponses à adopter. Or, leurs mauvaises décisions pourraient être de nature à limiter la survie du groupe, d'autant plus qu'elles sont transmises aux plus jeunes.

    Ainsi, ces expériences démontrent bien que les activités anthropiques, y compris peut-être le braconnage et la chasse, peuvent profondément affecter la structure et la vie sociale complexe de grands mammifères durant des décennies. Elles soulignent en plus un autre fait notable : les programmes de conservation ne doivent pas uniquement tenir compte de la démographie (du nombre d'individus peuplant un lieu donné) pour être efficaces.

    Ce qui vaut pour l'un vaut pour l'autre... Plusieurs scientifiques estiment déjà que d'autres animaux pourraient voir leurs comportements sociaux profondément affectés par l'Homme et ses activités, dont les dauphins, les baleines et certains primates.