Passionnée, passionnante, cette femme de lettres et d'images parcourt la planète pour faire découvrir un univers inconnu et menacé : les abysses. Le livre qu'elle a écrit et l'exposition qu'elle a montée au Muséum d'Histoire naturelle à Paris sont proprement extraordinaires, esthétiquement superbes et scientifiquement irréprochables. Pour Futura-Sciences, elle raconte ses grands fonds et les dangers qui les menacent gravement.

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    Le premier choc, elle dit l'avoir eu lors d'une visite d'un aquarium à Monterey, aux Etats-Unis, où l'a conduite son métier de réalisatrice de documentaires animaliers. Une passion dévorante la pousse vers un monde qui ressemble à une autre planète : les grands fonds océaniques. Elle y découvre un universunivers fascinant, hors normes, empli d'une lenteur et d'une beauté qui la séduisent, mais aussi un milieu en péril, pillé sans vergogne et sans retenue. Alors elle filme, elle raconte, elle lâche son métier, convainc les scientifiques de travailler avec elle, se plonge dans leurs travaux, gagne leur confiance et, cinq ans plus tard, sort un livre, patiemment et scrupuleusement construit, Abysses. Il montre en images des animaux inconnus, magnifiquement photographiés, dans leur milieu, le plus souvent par les scientifiques eux-mêmes.

    Depuis, on la voit un peu partout dans le monde mais elle a posé depuis quelque temps ses valises à Paris pour un projet fou, devenu un pari réussi : une exposition pour montrer les animaux des grandes profondeurs. Le Muséum national d'Histoire naturelleMuséum national d'Histoire naturelle se lance dans l'aventure, malgré un détail : il n'y a pas de précédent. Personne, en effet, n'a jamais fait cela. Il faut réunir des animaux rarissimes que seuls possèdent quelques équipes scientifiques.

    <em>Stauroteuthis syrtensis</em>, la rencontre que Claire Nouvian a préférée. Ce petit poulpe nage de deux manières, en faisant onduler son manteau (en bas) ou en utilisant ses deux oreilles comme des hélices à pas variable. © MBARI 2003

    Stauroteuthis syrtensis, la rencontre que Claire Nouvian a préférée. Ce petit poulpe nage de deux manières, en faisant onduler son manteau (en bas) ou en utilisant ses deux oreilles comme des hélices à pas variable. © MBARI 2003

    Les abysses à Paris

    Mais des années de collaboration avec des océanographes du monde entier, ça ouvre des portesportes. « Une chercheuse m'a donné sa collection complète,  qui représente 25 ans de travail ! » explique-t-elle. Il reste également à mettre au point une méthode de conservation. Christophe Gottini, taxidermistetaxidermiste du Muséum, finit par y parvenir, à force d'essais (ce sera du formol à 2 % dans l'eau). Pour la première fois sans doute, le public peut découvrir des animaux fabuleux, poissons, crustacés ou céphalopodes, semblant flotter dans leur aquarium et arborant leurs véritables couleurscouleurs.

    Le projet a abouti : l'exposition, dans la Galerie de Minéralogie et de Géologie du Muséum a ouvert ses portes en novembre et les fermera le 8 mai 2008, avant de partir en itinéranceitinérance dans d'autres lieux. « Dites bien que l'exposition est plutôt petite, nous précise Claire NouvianClaire Nouvian. L'idée de départ était celle d'un "petit joyau". C'est la rareté des animaux qui est exceptionnelle. Nous voulions en montrer la beauté et la fragilité. L'expo rassemble la plus grande collection d'animaux des abysses. C'est l'occasion d'un contact avec eux. » Et d'ajouter : « Ce contact, c'est maintenant qu'il faut l'avoir, ou jamais ». Car, comme elle nous l'explique dans l'interview qu'elle nous a accordée (voir plus bas), les espèces des grands fonds sont en train de disparaître dans l'indifférence générale.

    « <em>Ce contact avec les abysses, c'est maintenant qu'il faut l'avoir, ou jamais</em> » © Eno Vernazobres

    « Ce contact avec les abysses, c'est maintenant qu'il faut l'avoir, ou jamais » © Eno Vernazobres

    Claire Nouvian répond aux questions de Futura-Sciences :

    « Les poissons des grands fonds sont en train de disparaître »

    En travaillant avec des océanographes, la cinéaste a approché de près la vie des grands fonds. Elle nous explique ses joies, ses rencontres et sa crainte, aussi, devant des milieux scientifiquement mal connus mais déjà dévastés par la surpêchesurpêche.

    Futura-Sciences : Avez-vous plongé vous-même ?

    Claire Nouvian : J'ai à plusieurs reprises participé à des missions utilisant des engins sous-marinssous-marins robotisés (des ROV, Remotely  Operated Vehicles). C'est déjà une belle expérience. Mais oui, j'ai eu la chance de plonger deux fois, aux Etats-Unis, dans l'Atlantique. La première fois à 400 mètres de fond et la seconde à 1.000 mètres, au large du Massachusetts, dans un canyon où l'étroitesse du relief accélère les courants, augmentant le nombre d'organismes. Une explosion de faunefaune ! C'est un souvenir fabuleux. Certaines expériences sont d'une telle intensité qu'elles deviennent comme un lieu qu'on peut revisiter précisément par la pensée et qui fait renaître, lorsqu'on prend le temps, des émotions intactes, identiques à celles ressenties alors. Je pourrais vous parler de cette plongée pendant une soirée entière...

    FS : Comment avez-vous établi une collaboration aussi étroite avec les scientifiques ?

    Claire Nouvian : Je les ai harcelés ! J'ai été tenace... Mais surtout, je n'ai jamais cherché à usurper leur titre et j'ai étudié leurs travaux. J'ai lu leurs publications et ils ont réalisé que je ne racontais pas de bêtise. En France, j'ai rencontré tout de suite un accueil très favorable à l'Ifremer. Beaucoup de gens m'ont aidée, comme Daniel DesbruyèresDaniel Desbruyères, Michel Segonzac ou Lucien Laubier. Aux Etats-Unis, je dois beaucoup à Marsh Youngbluth, à l'institut californien MBARI.

    FS : Comment faisiez-vous lorsque vous étiez en mission avec eux ? Vous les observiez en train de travailler ou vous participiez ?

    Claire Nouvian : En mer, tout le monde met la main à la pâte, il y a beaucoup trop à faire pour une duréedurée très restreinte, c'est la grande difficulté des chercheurs étudiant les abysses : ils n'ont accès au milieu qu'ils étudient que par le biais de bateaux et d'engins coûteux, donc par définition rarement ; ils doivent ainsi collecter tous leurs échantillons en peu de temps pour les analyser plus tard au labo. Dans ce cas, chacun peut servir à traiter les spécimens, les carottescarottes de sédimentsédiment ou les prélèvements d'eau lorsqu'ils remontent. Pour établir des statistiques ou des tendances, il y a aussi beaucoup de manipulations répétitives qui ne demandent aucune formation scientifique comme mesurer les tailles, identifier les sexes etc.

    Au cours des plongées, je leur demandais de prendre des photos, beaucoup de photos... Souvent, ils voulaient se contenter de trois ou quatre photos et je leur disais « Mais non, il faut en prendre 200 ! ». Et on les prenait... J'ai aussi une connaissance visuelle précise des animaux, ce qui me permet de les identifier rapidement sans tomber trop loin, cela s'est révélé utile en mission.

    Ce curieux lampadaire est une éponge carnivore de 50 centimètres. Les sphères bleues portent des spicules qui agrippent irrémédiablement des petits animaux, vers ou crustacés. Une fois la proie prise au piège, des cellules migrent vers elle pour la digérer sur place. © MBARI 2003
    Ce curieux lampadaire est une éponge carnivore de 50 centimètres. Les sphères bleues portent des spicules qui agrippent irrémédiablement des petits animaux, vers ou crustacés. Une fois la proie prise au piège, des cellules migrent vers elle pour la digérer sur place. © MBARI 2003

    FS : Justement, ces photos, celles de votre livre, sont esthétiquement remarquables. Ont-elles été prises par les chercheurs eux-mêmes ?

    Claire Nouvian : Pour la plupart, oui. De nombreux scientifiques ont compris l'intérêt des images. Ils disent souvent en plaisantant : « Si tu veux être publié dans Science ou Nature, il te faut une belle photo pour illustrer l'article ». Il y a aussi ceux qui ont compris que la photographiephotographie de ces animaux était importante pour leur travail. Les organismes des grands fonds, souvent gélatineux ou fragiles, se conservent mal hors de l'eau. Il faut une documentation visuelle enregistrée in situ.

    FS : Quelle connaissance a-t-on de la vie dans les grands fonds ?

    Claire Nouvian : On sait très peu de choses précises au niveau de chaque espèce mais on tâche de connaître de mieux en mieux les grandes lignes du fonctionnement global. Il me semble que l'approche scientifique est en train de changer. On étudie moins la systématique et davantage les écosystèmesécosystèmes, pour comprendre comment le milieu fonctionne. C'est l'urgence car il faut étudier ce milieu avant qu'il ne soit trop altéré ou que certains des écosystèmes qui le constituent disparaissent.

    FS : Est-il vraiment en danger ?

    Claire Nouvian : Oh oui. On sait que 90 % des espèces prédatrices des océans ont déjà disparu. Dans les grands fonds, la pêchepêche est en train de détruire les milieux coralliens les uns après les autres, zone par zone, presque méthodiquement. Il n'y a aucun contrôle. Pour l'empereur, par exemple, on est déjà en situation d'extinction commerciale dans certains océans. Les pêches abyssales sont souvent faites sur les flancs des monts sous-marins. C'est là que s'agrègent les poissons pour former des bancs gigantesques parfois. Il existe au moins 50.000 monts sous-marins sur la planète mais les chercheurs n'en ont échantillonnés que 200 environ dans le détail. Les pêcheurs, eux, sont en avance sur la science... Quand ils découvrent une nouvelle manne, ils l'exploitent à fond. Une pêcherie de ce genre ne dure pas plus de dix ans. En général, lorsque les océanographes explorent un mont sous-marin pour la première fois, il porte déjà les stigmatesstigmates de l'exploitation industrielle. Parfois, il ne reste plus rien.

    FS : La situation est-elle irréversible ?

    Claire Nouvian : Les scientifiques sont très prudents avec la notion d'irréversibilité après la dégradation d'un écosystème. Disons qu'elle est « fortement supposée ». Il faut savoir que les poissons des profondeurs ont un métabolismemétabolisme très lent. Les biologistes ont mis du temps à s'accorder sur l'âge maximal d'un empereur, mais il est aujourd'hui certain qu'il se situe autour de 160 ans. Ces animaux nagent très lentement, quand ils accélèrent, c'est sur quelques mètres seulement. Ils ne peuvent pas échapper au chalut... Ces filets, de plus, sont très destructeurs. Un chalut agit comme un bulldozer qui détruit tout ce qui se trouve sur son chemin, éponges, échinodermeséchinodermes, coraux...

    FS : Il y a donc du corail en profondeur ?

    Claire Nouvian : Mais oui ! Il y a même davantage d'espèces que dans les récifs à faible profondeur.

    FS : Pensez-vous que les abysses sont méconnus aussi du grand public, qui voit tout de même des images de temps à autre ?

    Claire Nouvian : Les abysses sont pénalisés par leur éloignement à la fois horizontal et vertical. Même si quelques images circulent, le grand public n'a pas encore développé la proximité affective que l'on a avec les récifs coralliensrécifs coralliens de surface par exemple, dont on voit des images partout et que l'on peut voir nous-mêmes surtout, avec un masque et un tuba, ce qui change tout. C'est pourquoi la tâche en communication à propos de ces milieux profonds est presque aussi vaste que celle de la science...