Samedi 31 mars, le voilier Tara terminera une aventure scientifique commencée en 2009. Durant ce voyage autour de la Terre, 126 chercheurs se sont succédé à bord pour étudier en particulier le plancton et ses interactions avec le milieu. Futura-Sciences reviendra sur cet événement. Aujourd'hui, l’un des coordinateurs scientifiques, Gabriel Gorsky, nous donne la mesure de ce voyage : l’épopée qui s’achève est du niveau des grandes expéditions océanographiques de la fin du XIXe siècle. Démonstration à l’appui.

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    Platynereis, un annélide des Gambier, élégant membre du plancton. © Kahi Kai/Tara Expéditions

    Platynereis, un annélide des Gambier, élégant membre du plancton. © Kahi Kai/Tara Expéditions

    Le 5 septembre 2009, un grand voilier aux formes originales, le Tara, larguait ses amarres au port de Lorient, où il ne reviendra que le 31 mars 2012. Entretemps, il aura fait le tour de la Terre. Ce deux-mâts en aluminiumaluminium de 36 mètres de longueur en a vu d'autres. Sous le nom d'Antarctica, cette goélette (les deux mâts, de hauteurs égales, sont hauts de 27 m) a servi entre 1991 et 1996 à Jean-Louis ÉtienneJean-Louis Étienne pour plusieurs expéditions en Arctique et en Antarctique. Le bateau est en effet conçu pour résister aux pressionspressions des glaces et, dériveur (la quille est relevable), il peut même se laisser soulever par la banquise en formation. 

    Le bateau est ensuite devenu le Seamaster du regretté Sir Peter Blake, un marin néozélandais (double vainqueur de la Coupe de l'America), grand défenseur de l'environnement en général et des océans en particulier, mort tragiquement au Brésil en 2001.

    Devenu Tara après son rachat par Étienne Bourgois (président de l'entreprise Agnès b.), le voilier a poursuivi ses aventures scientifiques. Après avoir étudié les régions arctiques en 2007-2008 pour l'Année polaire, le navire est parti autour du monde pour l'ambitieuse expédition Tara Oceans, visant à étudier les écosystèmes océaniques et en particulier le plancton. L'idée était d'effectuer des séries de mesures, de prélèvements et d'observations combinant l'océanographie, l'écologie et la génomiquegénomique, durant un voyage autour du monde avec des « stations » (périodes de travail à un même endroit) aussi longues que nécessaires et une liberté d'action impossible lors de campagnes de courte duréedurée.

    Au total, 126 océanographes, de multiples disciplines, et 70 membres d'équipage se sont succédé à bord et ont amassé une énorme quantité de données, qu'il faudra des décennies à exploiter. Cette expédition était-elle utile alors que les grands navires océanographiques et les satellites environnementaux étudient l'océan mondial en permanence ? Peut-on travailler sur un voilier ? Gabriel Gorsky, directeur de l'Observatoire océanologique de Villefranche-sur-mer, a des réponses à ces questions : il est des coordinateurs de l'expédition Tara Oceans et il connaît d'ailleurs bien le navire, pour avoir participé, au sein du groupe de Lars Stemmann, à une dérive sur la banquisebanquise, avec Jean-Louis Étienne, à l'époque où le bateau était l'Antarctica.

    Un prélèvement dans l'océan Pacifique entre les Marquises et Tahiti, lors de la station baptisée Gaby par Fabrizio d'Ortenzio, en l'honneur de Gabriel (Gaby) Gorsky. Hervé Le Goff et Hervé Bourmaud récupèrent la « rosette ». Quatre prélèvements de ce genre ont été réalisés pour mieux comprendre l'enrichissement des eaux en fer dans cette région, sous le vent des îles Marquises, qui provoque régulièrement un bloom planctonique. © Sybille d'Orgeval/Tara Expéditions

    Un prélèvement dans l'océan Pacifique entre les Marquises et Tahiti, lors de la station baptisée Gaby par Fabrizio d'Ortenzio, en l'honneur de Gabriel (Gaby) Gorsky. Hervé Le Goff et Hervé Bourmaud récupèrent la « rosette ». Quatre prélèvements de ce genre ont été réalisés pour mieux comprendre l'enrichissement des eaux en fer dans cette région, sous le vent des îles Marquises, qui provoque régulièrement un bloom planctonique. © Sybille d'Orgeval/Tara Expéditions

    Futura-Sciences : Qu'apporte ce voyage du Tara en comparaison du travail réalisé sur les navires océanographies ?

    Gabriel Gorsky : Ce n'est pas du tout la même chose ! Tara Oceans est une véritable expédition, du niveau de celle réalisée par le ChallengerChallenger entre 1872 et 1876. Je la comparerais au voyage du Beagle à bord duquel Charles Darwin a collecté des échantillons dont l'étude a abouti à la théorie de l'évolution des espèces. Ou à celles du prince Albert Premier de Monaco à bord du Princesse Alice, ou encore aux expéditions Thor (1908-1910) et Dana (1921 - 1922).

    Un navire océanographique, lui, réalise des campagnes, avec des objectifs précis portés par diverses équipes scientifiques. Chacune a quelques semaines pour réaliser ses expériences et il est difficile de modifier le programme même si l'on observe quelque chose de nouveau et d'imprévu. On ne déroute pas un grand navire océanographique... L'expédition du Tara, elle, a duré près de trois ans ! Et elle a fait le tour de la Terre, Arctique excepté. Les équipes ont pu faire de longues stations aux mêmes endroits, changer de route en fonction de la météométéo et même improviser de nouvelles expériences.

    Quand pourra-t-on établir un bilan de cette expédition ?

    Gabriel Gorsky : J'espère que les scientifiques travailleront encore sur les résultats de Tara Oceans dans cent ans, comme certains collègues travaillent actuellement sur les échantillons de l'expédition Thor ! Le travail réalisé par les équipes est vraiment exceptionnel. Aujourd'hui, nous terminons la collection des échantillons et commençons leur analyse.

    Pourtant le Tara est un voilier d’exploration polaire et pas un navire océanographique ?

    Gabriel Gorsky : Cela a apporté beaucoup de contraintes. C'est là-dessus que nous avons travaillé à partir de 2007. J'étais alors le coordinateur de l'océanographie opérationnelle et nous avons dû étudier ou adapter des techniques de prélèvements et de conservation aux conditions de vie sur un voilier de 36 m alors que les navires océanographiques sont deux fois plus longs et bien mieux aménagés. Et c'est un travail dangereux et difficile que de faire des prélèvements physiquesphysiques, chimiques et surtout biologiques en haute mer sur un navire qui bouge beaucoup. Mais nous avons réussi et je suis fier de ce que nous avons fait. Nous n'étions pas sûrs, au départ, de faire aussi bien. J'en suis émerveillé tous les jours...

    Gabriel Gorsky sur le pont en train de récupérer les micro-organismes planctoniques récoltés dans un collecteur. © S. d'Orgeval/Tara Expéditions

    Gabriel Gorsky sur le pont en train de récupérer les micro-organismes planctoniques récoltés dans un collecteur. © S. d'Orgeval/Tara Expéditions

    Quelles études ont été réalisées en haute mer ?

    Gabriel Gorsky : Les équipes de Tara Oceans ont travaillé sur la distribution des différentes espèces du plancton, c'est-à-dire tous ces organismes, petits ou grands, qui sont emportés par les courants, nageant seulement en montant ou en descendant dans la colonne d'eau. Ce sont les bactériesbactéries, les médusesméduses (même les géantes), les alguesalgues microscopiques, les larveslarves de poissonspoissons, les petits crustacéscrustacés... Cette massemasse vivante respire et capte du gaz carboniquegaz carbonique de l'atmosphèreatmosphère pour un bref délai ou pour très longtemps lorsque les organismes morts vont sédimenter au fond de l'océan. La compréhension de ces mécanismes est donc capitale pour saisir les interactions entre la biomassebiomasse des océans et le carbonecarbone atmosphérique. Et pour chercher à comprendre l'état du planctonplancton, il faut comprendre sa diversité, écologique et génétiquegénétique, dans le contexte physicochimique changeant. C'est ce que nous avons fait à bord du Tara.

    Pensez-vous que ce genre de travail aura un impact au-delà du milieu scientifique ?

    Gabriel Gorsky : Notre travail est d'apporter de nouvelles connaissances, et ce dans un domaine crucial. Nous sommes 7 milliards et nous serons bientôt 10 à 15 milliards. Notre influence sur notre planète est phénoménale et nos besoins en énergieénergie vont croissant. La pollution est un fléau et nous allons bientôt polluer l'Arctique. Concernant la nourriture, l'enjeu est semblable. Compte tenu de la mauvaise gestion des ressources marines, j'ai l'habitude de dire : il faut manger des méduses ! C'est  un bon régime à basses caloriescalories. Il est indispensable de développer une conscience citoyenne. L'égocentrisme humain est un cancercancer pour notre planète mais je pense que le salut viendra de la conscience grandissante de nos enfants.