Bernard Francou, glaciologue et spécialiste de la variabilité climatique sous les tropiques, nous éclaire sur l'évolution du climat, cette fois vue des glaciers andins, qui fondent à vue d'œil. « On ne pensait pas que cela irait si vite ! », confie-t-il.

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    Bernard Francou : « un glacier qui disparaît, c’est un réservoir qui se vide ». © Ground.zero CC by

    Bernard Francou : « un glacier qui disparaît, c’est un réservoir qui se vide ». © Ground.zero CC by

    Pourquoi s'intéresser aux glaciers andins ? Comment évoluent les glaciers et risquent-ils de disparaître ? La vie des populations andines en sera-t-elle ils modifiée ?

    Pour répondre à ces questions, Futura-Sciences a interrogé Bernard Francou, directeur de recherche à l'Institut de Recherche pour le Développement (IRD), et contributeur aux travaux du Giec. Il est l'un de ces glaciologues montagnards qui, dans la Cordillère des Andes, ne commencent à travailler que lorsqu'ils ont atteint l'altitude du Mont Blanc.

    Futura-Sciences : Vos recherches portent sur les glaciers andins. Que peuvent-ils nous dire des climats anciens qui ne soit pas déjà inscrit dans les calottes ou les inlandsis polaires ?

    Bernard FrancouBernard Francou : Comme les calottes polairescalottes polaires, les massesmasses de glace froides peu mobilesmobiles des Andes tropicales situées à 6.000 m et plus, contiennent des archives qui peuvent renseigner sur l'histoire des climats depuis les derniers millénaires, jusqu'à une vingtaine de millénaires environ dans les meilleures conditions comme au Sajama ou à l'Illimani en Bolivie. A l'inverse des calottes polaires, le signal extrait est complexe car il ne peut pas être utilisé directement comme un indicateur des paléo-températures, mais il trace plutôt l'histoire de la trajectoire des masses d'air depuis les océans - essentiellement depuis l'Atlantique - venu déposer de la neige sur ces sommets.

    Par ailleurs, les couches empilées rendent compte de façon imparfaite des quantités de précipitations reçues par ces sommets, car la neige après son dépôt enregistre toutes sortes de transformations. Les plus manifestes sont une perte de volumevolume par sublimationsublimation (passage de l'état solideétat solide à l'état vapeur) ainsi que l'étirement des stratesstrates annuellesannuelles par la dynamique de la glace dès lors que la pente lui permet de fluer NDLRNDLR : couler] lentement vers le bas.

    Je dirai, sans entrer dans les détails, que ce qui a le plus marqué les chercheurs de notre équipe qui travaillent sur ces carottescarottes profondes, notamment Patrick Ginot, c'est le réchauffement récent de ces masses de glace. Une chaîne de thermomètresthermomètres abandonnée dans les trous de forage montre, après stabilisation, une augmentation très sensible des températures en direction de la surface.

    Ce réchauffement de la glace est la marque du réchauffement atmosphérique du 20ème siècle, et plus particulièrement des derniers 30 ans. Son intensité, qui dépasse partout 1°C, est telle que des sites encore récemment froids, comme la calotte de Quelccaya au Pérou (5.500 m), ne le sont plus ou sont en train de devenir tempérés (glace à température de fusionfusion), ce qui empêchera leur pleine exploitation comme archives des climats du passé.

    Comme ce seuil de perte d'information semble se situer actuellement tout près de 6.000 m, cela nous pousse à organiser des opérations sauvetages pour ne pas qu'elle soit perdue à tout jamais. Vous voyez donc que le front de réchauffement ne touche pas seulement les glaciers à basse altitude (5.000 m) qui reculent, mais aussi les plus hauts sommets andins qui avaient pu, au cours des millénaires passés, conserver au froid la mémoire du climat.

    FS : Comment ont évolué ces glaciers durant les derniers siècles ?

    Bernard Francou : Grâce à notre équipe et à un groupe du CNRS de Meudon conduit par Vincent Jomelli, nous avons pu retracer l'évolution des glaciers depuis le 14ème siècle (en pleine période inca !), en datant les morainesmoraines, le plus souvent par une technique qui utilise le taux de croissance des lichens sur les blocs, épaulée après 1750 par des documents iconographiques et des témoignages. Comme dans les Alpes, les glaciers ont connu une période de croissance assez précoce vers 1300 après JC, mais au contraire des massifs alpins où ils atteignent un volume maximum entre 1550 et 1650, puis une autre fois entre 1810 et 1830-60, les glaciers andins voient leur masse culminer un peu plus tard, entre environ 1650 et 1750 après JC.

    Autre singularité, ils entament un lent déclin, non interrompu d'avancées significatives, après 1750, un retrait qui les fait ensuite sortir du Petit Age Glaciaire vers 1880-1890. La conjonctionconjonction du froid et de l'humidité explique la croissance des glaciers andins au cours du Petit Age Glaciaire, tandis que l'assèchement progressif du climat au 19ème siècle - et non une hausse des températures, au moins jusqu'à 1880 - est sans doute à l'origine de ce déclin précoce. Par la suite, au cours du 20ème siècle, ce qui frappe, après les hauts et les bas des années 1920-1970, c'est la très forte déglaciation qui voit le jour à partir de 1975. Ce basculement de 1976-1980 est le signe que le climat des Andes a profondément changé au cours de ces 35 dernières années.

    FS : Comment ces glaciers sont-ils suivis ?

    Bernard Francou : L'IRDIRD, institut spécialisé dans la recherche pour le développement, a su mettre en place dès 1991 un véritable observatoire permanent des glaciers des Andes tropicales. Vous imaginez combien il n'est pas facile d'instrumenter des glaciers situés entre 4.800 m (altitude du Mont Blanc !) et 6.000 m, ce qui suppose des visites répétées (au moins une par mois), et surtout toute une logistique qui ne peut que s'appuyer sur des équipes locales. Ces équipes n'existaient pas (sauf au Pérou, sur des tâches plus limitées), aussi il a fallu faire un gros effort de formation qui est loin d'être terminé.

    Nous avons, après plus de 15 ans, la satisfaction de travailler avec des collègues boliviens, péruviens, équatoriens, qui ont été nos étudiants et dont certains sont titulaires de doctorats d'universités françaises. Nous comptons d'ailleurs mettre en place un laboratoire mixte international unissant ces équipes avec nous pour transformer cet essai et doter les pays andins d'une véritable capacité d'expertise et de recherche dans le domaine des glaciers, du climat et de l'eau.

    N'oublions pas en effet qu'en plus d'être de très fins indicateurs du climat à temps réel, les glaciers sont des réservoirs d'eau, lesquels, hélas, tendent actuellement à se vider. Et le futur est peu encourageant, car tous les modèles simulant le climat du futur montrent que les hautes Andes s'échaufferont plus vite que les basses terresterres... La base de ce laboratoire sera une unité mixte de recherche et d'enseignement à l'Université Joseph FourierJoseph Fourier de Grenoble, le Laboratoire d'étude des Transferts en HydrologieHydrologie et Environnement (LTHE).

    FS : Risquent-ils de disparaître ?

    Bernard Francou : Non seulement ce risque existe, mais beaucoup disparaissent ou ont déjà disparu sous nos yeuxyeux. Je cite souvent le cas du glacier de Chacaltaya (5.400 m), au-dessus de La Paz, que j'ai équipé en 1991. J'y montais souvent à skis, car c'était un lieu de prédilection pour la pratique du ski en Bolivie, à une heure de La Paz. Eh bien, il a totalement disparu en mois de 20 ans : on s'en doutait depuis 1998, mais on ne pensait pas que cela irait si vite !

    Cliquer pour agrandir. Evolution du glacier de Chacaltaya entre 1994 et 2009. © IRD-B. Francou (1994-2005), IRD P. Ginot (2006-2009)

    Cliquer pour agrandir. Evolution du glacier de Chacaltaya entre 1994 et 2009. © IRD-B. Francou (1994-2005), IRD P. Ginot (2006-2009)

    Bien d'autres glaciers sont dans ce cas ou pourraient suivre, ceux dont l'altitude de leur sommet est en dessous de 5.400-5.500 m. En effet, seuls les glaciers qui présentent d'amples surfaces au-dessus des limites actuelles 5.100-5.300 m (dites lignes d'équilibre glaciaires à l'échelle de cette région andine) ont encore un avenir devant eux à l'échelle des prochaines décennies.

    Evidemment, le coupable est le réchauffement atmosphérique, même si des études physiquesphysiques fines réalisées par nos collègues Jean-Emmanuel Sicart et Patric Wagnon, montrent que ce n'est pas directement l'atmosphèreatmosphère réchauffée qui fait fondre la glace à son contact, car à plus de 5.000 m, il n'y a plus assez d'énergie thermiqueénergie thermique pour provoquer une fusion intensive. C'est plutôt la raréfaction des couches de neige froides persistantes à basse altitude (à moins de 5.500 m) qui change le bilan radiatif du glacier et permet à sa surface, de moins en moins réfléchissante, d'absorber la plus grande part de cette énergie radiative pour la fusion.

    N'oublions pas que nous sommes sous les tropiquestropiques, entre l'équateuréquateur et 16°S, que le soleilsoleil est vertical une bonne partie de l'année et que cette énergie rayonnante abondante doit être renvoyée à la haute atmosphère pour ne pas être absorbée par la surface du glacier et alimenter la fusion.

    Si ces couches de neiges ne préservent plus le glacier, c'est simplement parce que la neige ne parvient pas à se maintenir au sol, soit que celui-ci s'échauffe trop, soit que les précipitations tombent de plus en plus sous forme de pluie ou de grésilgrésil fondant. J'ai vu pleuvoir certaines années en Equateur à 5.500 m !

    Précisons toutefois que les conditions de fontefonte intense ne sont pas réunies toutes les années. Parfois l'état de l'atmosphère impose des conditions froides et humides. C'est le cas des périodes où le Pacifique équatorial est froid (on parle alors de conditions La NiñaLa Niña). Mais, depuis 1976, ont dominé plutôt les situations inverses, El NiñoEl Niño, lesquelles mettent en place des conditions anormalement chaudes sur les hautes Andes, accompagnées localement d'une diminution notable des précipitations, comme en Bolivie ou en Colombie.

    Les glaciers dans ce cas, de la Bolivie à la Colombie, enregistrent de fortes pertes. Ces conditions chaudes ont dominées depuis 1976 (d'où la forte rupture d'équilibre de nos glaciers à partir de cette date), même si depuis le milieu de l'année 1998, le Pacifique est plus neutre. Je travaille actuellement sur les effets respectifs des El Niño et du réchauffement globalréchauffement global pour expliquer la rapidité du recul des glaciers andins depuis une trentaine d'années, mais la séparationséparation de ces deux signaux n'est pas simple, car, comme on le sait, le Pacifique équatorial, par la dynamique de son immense réservoir d'eau chaude tendant à se déplacer périodiquement d'Asie vers les côtes américaines, contrôle une partie importante de la variabilité du climat à l'échelle de la planète toute entière.

    FS : Selon vous, le réchauffement affecte les glaciers notamment à travers la modification des régimes de précipitations. Cela signifie-t-il que l'hydrologie de ces régions sera modifiée ? Un accroissement des sècheresses est-il possible ?

    Bernard Francou : L'hydrologie des Andes et des pourtours dépend de ce qui va advenir des glaciers, et plus encore, à plus vaste échelle, de ce que deviendront les précipitations dans ces régions tropicales. Il y a tout lieu de penser qu'on va vers des tendances négatives pour les populations et que certains symptômessymptômes sont déjà là, sans être toutefois toujours clairement identifiés.

    Un glacier qui disparaît, c'est un réservoir qui se vide. Si la masse de glace est importante, l'importante fusion alimente les rivières et, pendant un temps, les débitsdébits tendent à augmenter. On en est là dans les grands massifs glaciaires, comme la Cordillère Blanche au Pérou. Cependant, à force de taper dans des réserves non renouvelables, celles-ci finissent par s'épuiser et les débits diminuent, particulièrement en saisonsaison sèche, quand ils ne sont pas soutenus par les précipitations.

    Nos hydrologues travaillent actuellement sur des modèles utilisant des scénarios issus des simulations climatiquessimulations climatiques à l'échelle régionale. S'il est trop tôt, compte tenu des séries de données hydrologiques courtes dont nous disposons, pour faire apparaître déjà une tendance claire, les modèles indiquent qu'à précipitations constantes, les débits des rivières provenant des massifs très englacés devraient maintenir quelques décennies des débits abondants.

    La date du switch vers des débits déclinants dépend de divers facteurs, taille des glaciers, rythme de leur fusion, etc... Mais aussi, de ce que vont devenir les précipitations dans les Andes Centrales. Là, les incertitudes des modèles sont très grandes par rapport à ceux qui simulent les températures. Ils prévoient que les précipitations pourraient devenir plus abondante sous l'Equateur (10°N-10°S environ), mais plus faibles en direction des tropiques (20°), en raison de l'intensification de l'activité convectiveactivité convective dans le sens nord-sud (circulation atmosphériquecirculation atmosphérique des cellules de Hadleycellules de Hadley plus dynamiques). Mais il y a d'autres facteurs à prendre en compte, comme l'activité de l'ENSO (El Niño SouthernSouthern Oscillation), qui est mal simulée pour le futur et qui, on le sait, modifie profondément l'activité convective équatoriale dans le sens ouest-est (cellules de Walker).

    Pour revenir aux masses glaciaires, une étude récente publiée avec mon collègue Christian Vincent, du Laboratoire de Glaciologie et Géophysique de l'Environnement de Grenoble (LGGE), sur l'état actuel des glaciers de montagne dans le monde [Francou B. & Vincent C., 2007. Les Glaciers à l'épreuve du climat, IRD, Editions et Belin, Paris], montre que les glaciers tropicaux ne font pas exception et subissent le même retrait important que les autres, dans tous les massifs du monde, enregistrent.

    Depuis les années 1980-1990, les glaciers de montagne de la planète perdent le plus souvent entre 5 et 10 mètres d'équivalent-eau par décennie, c'est-à-dire l'équivalent de cette tranche répartie sur toute leur surface. A ce rythme, beaucoup, les plus petits et les plus bas, sont appelés à disparaître dans les toutes prochaines décennies. Cette évolution est associée au réchauffement global de l'atmosphère qui en est, depuis la fin des années 1970, à un rythme proche d'un quart de degré par décennie, mais une augmentation dont on sait qu'elle est plus élevée en hautes montagnes à cause de l'humidification de l'atmosphère en altitude et de la réduction des manteaux neigeux.

    Selon le rapport 2007 du Giec, ce réchauffement est essentiellement d'origine anthropique. Cela veut dire un peu, quelque part, que la conservation de nos glaciers, engage notre responsabilité. S'il n'est pas déjà trop tard...