Dans plusieurs sites témoignant d'une occupation par l'Homme de Néandertal, les paléoanthropologues ont découvert des signes gravés sur des serres de rapaces. Ces traces posent une nouvelle fois la question de l'acte symbolique chez les Néandertaliens, comme l'expliquent deux spécialistes.

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    L'intérêt que les Hommes portent aux rapacesrapaces ne date pas d'hier. Il remonterait à une époque ancienne de l'humanité, bien au-delà du temps inscrit dans la mémoire orale ou dans les textes. C'est en tout cas ce qui est suggéré par de récentes découvertes publiées dans la revue PloS One. Les archéologues préhistoriens y décrivent en effet des serreseffet des serres de grands rapaces diurnesdiurnes datant du Paléolithique moyen (il y a environ 300.000 à 40.000 ans) et sur lesquelles figure des traces de désarticulation laissées par les couteaux de pierre utilisés à l'époque.

    L'auteur de ces traces serait l'Homme de Néandertal. Ce représentant du genre Homo se distingue de nous, « Homme anatomiquement moderne », par l'association de plusieurs caractères morphologiques. Il est considéré, selon les spécialistes, tantôt comme une espèceespèce à part entière (HomoHomo neanderthalensis) tantôt comme une sous-espècesous-espèce (Homo sapiensHomo sapiens neanderthalensis). L'association des caractères propres à cet Homme n'existe plus depuis 30.000 ans environ. Les causes de la disparition de l'Homme de NéandertalNéandertal sont toujours débattues au sein de la communauté scientifique et restent l'objet d'une recherche passionnée.

    Griffes de grands rapaces diurnes trouvées en France et en Italie dans des habitats du Paléolithique moyen. © Véronique Laroulandie

    Griffes de grands rapaces diurnes trouvées en France et en Italie dans des habitats du Paléolithique moyen. © Véronique Laroulandie

    L'Homme de Néandertal, si mal connu

    Ses capacités à produire et utiliser des objets à vocation symbolique sont également discutées. En effet, chez les Hommes modernes, les preuves de comportements symboliques sont fréquentes. Des coquillages et des dents sont ainsi intentionnellement perforées et utilisées comme élément de parure, art mobilier et pariétal.

    Mais il n'en est pas de même pour l'Homme de Néandertal. Ses nombreuses productions matérielles se résument presque exclusivement à des outils de pierre. Les restes animaux qui sont découverts associés à ses installations appartiennent majoritairement aux grands mammifèresmammifères chassés et abandonnés dans ses habitats en tant que déchetsdéchets alimentaires. L'utilisation de produits colorants est attestée dans plusieurs sites mais la question de leur fonction reste ouverte. Même l'interprétation des rares sépulturessépultures néandertaliennes ne fait pas l'unanimité parmi les chercheurs.

    Certes, de tous ces éléments matériels, aucun ne constitue une évidence directe et non ambiguë d'un comportement dépassant le cadre strictement fonctionnel de leurs activités quotidiennes et pouvant indiquer l'existence d'actes à caractère symbolique chez l'Homme de Néandertal. Mais les preuves indirectes s'accumulent peu à peu et renvoient une image plus complexe du comportement de cet Homme que celle construite pendant ces dernières décennies. Il s'agit par exemple de stries de découpes observées sur les os des ailes du faucon Kobez (Falco vespertinus), du gypaète barbu (Gypaetus barbatus) et du vautour moine (Aegypius monachus). Elles ont été observées sur le site de Fumane en Italie (un travail décrit dans un article publié dans les Pnas). Ces marques résulteraient du prélèvement des rémigesrémiges des rapaces, lesquelles pourraient avoir été investies d'une fonction symbolique.

    La grotte de Mandrin, dans la Drôme, abrite, comme d'autres sites en France et en Italie, des serres de rapaces sur lesquelles figurent des traces d'incisions attribuées à des Néandertaliens. © Ludovic Slimak

    La grotte de Mandrin, dans la Drôme, abrite, comme d'autres sites en France et en Italie, des serres de rapaces sur lesquelles figurent des traces d'incisions attribuées à des Néandertaliens. © Ludovic Slimak

    Des preuves d’utilisation des griffes de rapaces

    Les vestiges sur lesquels se fondent les deux articles précédemment cités contribuent au débat et se placent eux aussi parmi les discrets indices de telles pratiques culturelles. Avec le temps, la kératinekératine qui couvre les serres s'est enlevée, seule la partie osseuse des dernières phalangesphalanges acérées est aujourd'hui conservée. Mais l'analyse détaillée des surfaces osseuses et le recours à des référentiels expérimentaux révèlent parfois des traces susceptibles de nous renseigner sur les gestes pratiqués.

    La plus ancienne de ces serres a été trouvée sur le site de CombeCombe-Grenal, en Dordogne. Elle appartient à un aigle royal (Aquila chrysaetos) et provient d'une couche archéologique datée d'environ 90.000 ans. Elle porteporte une strie de désarticulation, ce qui indique qu'elle a été séparée du reste de la carcasse. Dans ce site qui compte pourtant plusieurs centaines d'ossements, cette serre est le seul vestige rapporté à ce puissant rapace diurne.

    Entre 60.000 et 45.000 ans environ, d'autres gisementsgisements en France et en Italie livrent des découvertes comparables. Les grottes Mandrin dans la Drôme, celles de Rio Secco et Fumane, localisées dans les Préalpes italiennes, ont chacune donné un seul reste d'aigle royal. À chaque fois, il s'agissait de griffes incisées.

    Stries de découpe sur la serre d'aigle royal de Mandrin. © Véronique Laroulandie

    Stries de découpe sur la serre d'aigle royal de Mandrin. © Véronique Laroulandie

    Dans la grotte des Fieux située sur le Causse de Gramat dans le Lot, deux griffes de pygargue à queue blanche (Haliaeetus albicilla) montrent également des traces de désarticulation. Ce gisement compte aussi plusieurs phalanges de pied rapportées au Vautour moine dont une pénultième portant des stries vraisemblablement produites lors de la séparationséparation de la griffe du reste de la carcasse. D'autres observations, réalisées il y a plusieurs dizaines d'années par Cécile Mourer-Chauviré sur les sites de Pech de l'Azé I en Dordogne ou à la grotte de l'Hyène dans l'Yonne, trouvent aujourd'hui des éléments de comparaison qui permettent de mieux apprécier leur signification.

    Une utilité encore mystérieuse

    Les modes d'acquisition de ces éléments anatomiques (directement par la chasse d'un rapace ou par ramassage sur un cadavre ou un squelette) sont difficiles à dire pour les archéologues. En l'état des connaissances, ces deux alternatives restent possibles et non exclusives. Dans le contexte plus récent du Paléolithique supérieur et notamment durant le Magdalénien, le matériel aviaire, ici plus abondant, indique par exemple que la Chouette harfang (Bubo scandiacus) était chassée pour sa viande, ses griffes et vraisemblablement ses plumes.

    Quoi qu'il en soit, au Paléolithique moyen la sélection de serres de grands rapaces diurnes par l'Homme de Néandertal ne fait aucun doute. Et la récurrence des faits plaide en faveur d'une pratique qui dépasse l'acte individuel pour se placer à l'échelle du groupe. Bien sûr il serait tentant d'imaginer que ces serres symbolisaient la force des prédateurs ailés, ce qui est largement avéré en ethnographie. Malheureusement, les archives du sol sont souvent moins bavardes que ne pourraient le souhaiter les préhistoriens.

    La recherche se poursuit donc et les découvertes matérielles et méthodologiques à venir nous en apprendront sûrement autant sur les modes de vie et de pensée de nos ancêtres que sur notre manière de les appréhender.

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    Cet article a été rédigé par Véronique Laroulandie (CNRS, laboratoire Pacea, université de Bordeaux) et Ludovic SlimakLudovic Slimak (CNRS, laboratoire Traces, université Toulouse-Jean Jaurès), en partenariat avec la LPO (Ligue de protection des oiseaux).