Cela aurait pu être un joli poisson d'avril. Un duo de chercheurs amateurs affirme qu'une injection de pigment (de la chlorine e6) dans les yeux de l'un d'entre eux lui a permis de voir dans le noir. Diffusée sur leur blog, la description a eu un beau succès médiatique. Si l'idée est recevable, la démarche scientifique laisse nettement à désirer.

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    Jeffrey Tibbetts et Gabriele Licina veulent mettre la science au service des citoyens. Ils sont tous deux adeptes du transhumanismetranshumanisme et de la « singularité » (selon laquelle l'intelligence artificielleintelligence artificielle dépassera bientôt celle de l'Homme, accélérant les progrès dans tous les domaines, conduisant à une évolution exponentielle). Ils font tout eux-mêmes : la théorie, l'expérience et la publication sur leur propre blogblog, Science for the Masses (SfM). Pas de vérification ni de contradiction possibles : l'exercice est donc confortable.

    Pour l'heure (il s'agit de leur première étude), ils veulent nous permettre de voir la nuit et ont utilisé un pigment, la chlorine e6, de la même famille que la chlorophyllechlorophylle, absorbant la lumièrelumière rouge et connue chez les alguesalgues vertes, notamment les chlorelles. En médecine, elle est utilisée comme photosensibilisant dans les thérapies photodynamiques (PDT) pour détruire des tumeurs à l'aide de la lumière. La moléculemolécule, ainsi activée, devient toxique pour la cellule qui l'a absorbée.

    Jeffrey Tibbetts, émerveillé d'avoir pu voir la partie sombre de la Lune au-delà du terminateurterminateur, s'est dit qu'il serait intéressant de remplacer la rhodopsine, le pigment des bâtonnets de notre rétine, par des porphyrinesporphyrines. Il suffit pour cela, explique-t-il dans un billet sur SfM datant d'août 2014, d'arrêter de consommer de la vitamine A1 (rétinolrétinol) au profit d'aliments riches en vitamine A2 (déhydrorétinol). L'enthousiaste a voulu aller plus loin en convainquant son collègue Gabriele de se laisser appliquer sur les yeuxyeux une solution de chlorine e6. D'après celui-ci, il a pu reconnaître des visages connus, ainsi que des objets, dans un « endroit obscurci » (« darkened area »), notamment dans un boisbois la nuit.

    Jeffrey Tibbetts, qualifié de « biohacker », injecte le collyre à base de chlorine e6 au courageux Gabriele Licina, à raison de trois doses de 50 microlitres. La solution contient également de l'insuline et du DMSO (diméthylsulfoxyde). © SfM

    Jeffrey Tibbetts, qualifié de « biohacker », injecte le collyre à base de chlorine e6 au courageux Gabriele Licina, à raison de trois doses de 50 microlitres. La solution contient également de l'insuline et du DMSO (diméthylsulfoxyde). © SfM

    Un protocole douteux

    L'expérience est relatée sur le blog de SfM à la manière d'un article scientifique, du moins dans la forme, avec une introduction, une partie Matériel et méthodes, un chapitre sur les résultats et une discussion. On y parle d'un groupe contrôle de quatre personnes, et du « sujet » (Gabriele Licina, donc), de distances d'observation (20 à 50 m), de pourcentages de réussite (100 % pour le sujet, 33 pour les autres) et de temps d'action de la chlorine. Il faudrait une heure pour augmenter la sensibilité au point de gêner la vue, cette vision d'exception durant deux heures. Les références bibliographiques renvoient notamment à un article sur l'utilisation de la chlorine e6 pour traiter le cancer la vessie (1991) et une demande de dépôt de brevet pour « améliorer la vision nocturne et guérir la cécité nocturnenocturne », utilisant la même molécule, conjointement à l'insuline (2012).

    Sur le fond, les précisions sont maigres. On ne sait pas comment agit cette chlorine, ni avec quelle luminositéluminosité a été réalisée l'expérience, ni quelle acuité visuelle a été obtenue (elle aurait pu être mesurée avec des techniques d'ophtalmologie), etc. Le texte ne comporte aucun tableau de résultats ni aucune illustration.

    On ne comprend pas non plus comment une telle expérience peut être réalisée sur un être humain vu la toxicitétoxicité possible de cette chlorine. Bref, l'article ressemble à une farce et a pourtant été repris assez généreusement par la presse mondiale. Futura-Sciences prend le risque d'exprimer un énorme doute...