On savait déjà que nos cousins présentent des comportements qui varient d’un groupe à l’autre. Mais une étude originale apporte un argument convaincant que ces différences ne sont pas dues à des facteurs génétiques mais bien à une transmission par apprentissage d’une génération à la suivante. Bref, une culture.

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    En comparant des comportements précisément détaillés, notamment la fabrication d'outils, observés dans plusieurs groupes de chimpanzés, des chercheurs britanniques concluent que ces différences ne pouvaient pas avoir de base génétiquegénétique. Le sujet est débattu depuis longtemps, plus précisément depuis les années 1950 quand la pionnière Jane GoodallJane Goodall a observé - et filmé -, à la surprise générale, que des chimpanzés sont capables de fabriquer des outils. En l'occurrence, il s'agissait de brindilles soigneusement effeuillées pour attraper les termites et les fourmis vivant à l'intérieur des grosses branches.

    Depuis, les observations se sont accumulées. On a vu des chimpanzés utiliser des pierres pour casser les noix et même des lances pour embrocher des petits primates nocturnes cachés dans des arbres. La fabrication d'outils, jadis apanage supposé des humains, s'est élargie à d'autres espèces. Des gorilles utilisent des cannes pour tâter la profondeur d’un cours d’eau avant de s'y aventurer et des corbeaux savent tordre des fils de ferfer ou casser des brindilles pour en faire des crochets.

    Ces comportements sont-ils génétiquement déterminés ou bien s'agit-il de découvertes d'individus propagées dans la population par imitation puis transmises par apprentissage à la génération suivante ? Dans ce dernier cas, la situation serait ni plus ni moins celle d'une culture. Chez le chimpanzé, des observations ont clairement montré que les femelles enseignent des gestes à leurs petits. Par ailleurs, toujours chez le chimpanzé, une série de résultats bien documentés ont repéré des outils et des méthodes d'utilisation variant d'un groupe à l'autre.

    Comment saler ses patates sans salière

    Les macaques de l'île de Koshima se sont rendus célèbres en 1952 quand une jeune femelle a été vue en train d'apprendre à nettoyer dans un cours d'eau puis dans l'eau de mer les patates doucespatates douces obligeamment laissées par les humains à l'intention des singes. Dans les années qui ont suivi, elle a été imitée par sa mère d'abord, puis par les autres jeunes et leurs mères (mais pas par les vieux mâles qui ont continué à ingurgiter des patates pleines de sablesable et non salées). Le comportement a survécu à la mort des précurseurs. Mais la preuve d'une culture n'est pas clairement établie pour autant puisque l'on pourrait avoir affaire à des découvertes individuelles.

    Julio Mercader (Anthropologie évolutive, Institut Max Planck, Allemagne) montre un casse-noix utilisé par des chimpanzés il y a… 4.000 ans. © Ken Bendiksten

    Julio Mercader (Anthropologie évolutive, Institut Max Planck, Allemagne) montre un casse-noix utilisé par des chimpanzés il y a… 4.000 ans. © Ken Bendiksten

    La controverse va toujours bon train. Pour les chimpanzés, l'hypothèse d'une source génétique est toujours en lice. Si le groupe X n'utilise pas les outils du groupe Y, c'est parce qu'ils sont génétiquement différents. Une équipe de chercheurs britanniques menée par Stephen Lycett a testé cette hypothèse génétique en utilisant la méthode d'analyse de la cladistiquecladistique, qui sert aujourd'hui à déterminer les liens de parenté entre différents organismes, vivants ou fossilesfossiles par comparaison de leurs caractères (morphologiques, génétiques...). On établi ainsi ce que l'on appelle l'arbre phylogénétiquearbre phylogénétique ; en d'autres termes, on réalise une classification des êtres vivants. La méthode cladistique a déjà été utilisée avec succès par des archéologues et des anthropologues pour des questions liées à la culture humaine.

    Classer les comportements comme des caractères

    Ce faisant, les chercheurs britanniques ont considéré ces comportements liés à un groupe de la même manière que des caractères héritables. Leur analyse a porté sur des résultats de précédentes études détaillant 65 comportements différents dans sept groupes de chimpanzés (Pan troglodytesPan troglodytes) d'Afrique de l'est et d'Afrique de l'ouest, appartenant à deux sous-espècessous-espèces, P. t. verus et P. t. schweinfurthii. Sans entrer dans le détail de la méthode cladistique, on peut dire qu'elle considère comme apparentés toutes les espèces partageant un certain caractère qui n'est observé chez aucun autre. Pour classer un ensemble d'organismes (ici les groupes de chimpanzés), il en faut un servant de référence, arbitrairement choisi mais éloigné de ceux que l'on veut classer. Ici, ce rôle est joué par le bonobo, proche du chimpanzé mais appartenant à une espèce différente (Pan paniscusPan paniscus).

    Résultat : la diversité des comportements devrait être plus grande dans un ensemble comprenant les deux sous-espèces que dans des groupes appartenant à une seule sous-espèce. Concrètement, l'arbre (phylogénétique) des filiations devrait être plus complexe dans le cas où on considère tous les groupes que dans celui où on ne prend en compte qu'une seule sous-espèce.

    Or, ce n'est pas le cas... Pour les auteurs, la démonstration est faite que la variété des comportements ne peut pas être d'origine génétique. Il s'agit donc de comportements appris et transmis de générations en générations.
    Ce résultat est peut-être la preuve définitive de phénomènes culturels chez les chimpanzés. Il vient en tout cas apporter un argument de plus, et de poids, en faveur de cette hypothèse, qui nous fera regarder nos cousins - en train de disparaître - avec un peu plus de compassion...