Dans les pays anglo-saxons, il existe depuis quelques dizaines d’années un prix prestigieux mais polémique, qu'ont reçu plusieurs scientifiques, dont un prix Nobel. Il s’agit du prix Templeton. Le physicien, philosophe et académicien Bernard d’Espagnat vient de se le voir attribuer.

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    Bernard d’Espagnat. Crédit : physicsworld.com

    Bernard d’Espagnat. Crédit : physicsworld.com

    On fait généralement remonter le divorce entre science et philosophie à l'époque des publications des travaux de Hegel et de celle des travaux de Auguste ComteAuguste Comte. Il semble, de fait, qu'à partir de ce moment, les réflexions de la majorité des philosophes se soient progressivement déconnectées des sciences naturelles et que les travaux des physiciensphysiciens n'aient plus eu aucun rapport avec les questions métaphysiques et existentielles portant sur la place et la signification de l'homme dans l'Univers. Le phénomène a culminé au début du vingtième siècle et après la Seconde guerre mondiale.

    A y regarder de plus près, la situation était et est encore plus complexe et les affirmations précédentes doivent être nuancées. On sait par exemple qu'EinsteinEinstein, Schrödinger, Heisenberg et Oppenheimer étaient profondément influencés par les philosophies de Spinoza, Kant et Platon et n'ignoraient pas non plus les Upanishads et la Bhaghad gîta. Niels BohrNiels Bohr lui-même avait été profondément marqué dans sa jeunesse par les écrits de Kierkegaard et les travaux de William James. Que dire encore des exemples de Bertrand RussellBertrand Russell, Alfred North WhiteheadAlfred North Whitehead ?

    Inversement, Bergson et Husserl étaient diplômés en mathématiques et le premier s'intéressait aussi beaucoup à la théorie de l'évolutionthéorie de l'évolution. On ne peut aussi oublier les œuvres d'un Wittgenstein ou d'un Teilhard de Chardin.

    En façade, et même concrètement pour la plupart des scientifiques et des philosophes modernes, il n'en reste pas moins que sciences et philosophie se développent comme deux domaines disjoints. Bernard d'Espagnat fait partie de ces esprits qui n'ont jamais rompu cette unité naturelle qui régnait chez les philosophes, qui étaient d'ailleurs aussi des savants dans la plupart des cas, jusqu'à Hegel.

    Comprendre la nature du monde pour mieux philosopher

    Très tôt intéressé par la philosophie, il ne tarda pas à comprendre, comme l'avait fort bien vu les philosophes grecs, que l'on ne pouvait pas espérer répondre à certaines grandes interrogations métaphysiques et existentielles sans étudier la nature, ce qui en l'occurrence signifie la physique. Il entra donc à l'Ecole Polytechnique et passa ensuite une thèse avec Louis de BroglieLouis de Broglie, le fondateur de la mécanique ondulatoire et prix Nobel de physique, après la Seconde guerre mondiale.

    John Stewart Bell. Crédit : <a href="http://www.dipankarhome.com/" target="_blank">www.dipankarhome.com</a>

    John Stewart Bell. Crédit : www.dipankarhome.com

    Il fut le premier théoricien en poste au Cern et c'est ainsi qu'il prit rapidement connaissance dans les années 1960 des travaux de John Bell sur le fameux paradoxe EPR. Il fut un ardent propagandiste de l'importance des travaux de Bell et des conséquences philosophiques de la non localité impliquée par la mécanique quantiquemécanique quantique et l'effet EPR. Il eut ainsi de nombreuses discussions avec Alain Aspect lorsque celui-ci entreprit de tester les inégalités de Bell permettant de savoir si l'interprétation orthodoxe de la mécanique quantique, celle de Copenhague soutenue par Bohr, Heisenberg, Born et Dirac, était vraie ou s'il fallait chercher du côté des idées d'Einstein, Schrödinger, Bohm et de Broglie.

    Bernard d'Espagnat est mondialement reconnu comme l'un des experts des fondations conceptuelles de la mécanique quantique et de ses conséquences philosophiques. Il est aussi connu du grand public cultivé par ses nombreux ouvrages sur ces questions et notamment par le best-seller publié en 1979, A la recherche du réel, le regard d'un physicien.

    L'un des parrains de Futura-Sciences, le physicien Etienne Klein, raconte d'ailleurs combien avait été déterminante pour lui l'influence de ce livre. Lui-même finit d'ailleurs par écrire avec d'Espagnat un autre ouvrage célèbre, Regards sur la matièrematière, des quanta et des choses.

    L'œuvre de Bernard d'Espagnat lui a déjà valu de devenir membre de l'Académie des sciences morales et politiques et aujourd'hui il se voit donc attribuer le prix Templeton d'une valeur d'un million de livres.

    Le prix décerné par la fondation Templeton n'est pas très connu en France mais il l'est dans les pays anglo-saxons. De nombreux physiciens de renom comme le prix Nobel Charles H. Townes, l'un des découvreurs du laserlaser ou encore John Barrow et Freeman J. Dyson l'ont reçu, sans oublier Paul Davies.

    La fondation Templeton a financé plusieurs conférences scientifiques, ainsi que l'institut FQXi (The Foundational Questions Institute) qui s'occupe de questions à la frontière de la philosophie, de la physique théorique et de la cosmologiecosmologie, très similaires à celles qu'a abordées Bernard d'Espagnat.

    On ne saurait tout de même passer sous silence que la fondation Templeton sent le soufresoufre pour certains. En effet, si Sir John Templeton était un philanthrope respecté et richissime, c'était aussi un esprit profondément religieux et sa fondation se propose explicitement de favoriser un dialogue et une réconciliation entre science et spiritualité. Elle le fait pour le moment sans prosélytisme ni dogmatisme et c'est pourquoi une bonne partie de la communauté scientifique, notamment celle ouverte aux questions philosophiques, continue à collaborer avec la fondation, notamment lors de colloques qu'elle organise et finance. Mais les scientifiques restent vigilants...