À l’occasion de la mise en ligne du site Du Big Bang au Vivant, Jean-Pierre Luminet nous confie dans cette seconde partie de son interview (la première est icice qu’il pense du principe anthropique proposé il y a plus de trente ans par Brandon Carter. Si des exoplanètes abritent la vie dans la Galaxie, pourra-t-on un jour s’y rendre en empruntant l’un des trous de ver de la science-fiction ? 

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    Jean-Pierre Luminet. © obspm

    Jean-Pierre Luminet. © obspm

    Futura-Sciences : Le documentaire Du Big Bang au Vivant traite de la croissance de la complexité, des premières particules présentes juste après le Big BangBig Bang aux premières cellules. Dans ce cadre, il semble difficile de ne pas s'interroger sur le fameux principe anthropique et ses différentes variantes. Le débat a été relancé à son sujet depuis quelques années, en grande partie suite à la prise au sérieux de la notion de multivers par les théoriciens de la théorie des cordes. Quelles sont vos idées à ce sujet ?

    Jean-Pierre LuminetJean-Pierre Luminet : Le principe anthropique a été introduit en science par une personne que je connais bien puisqu'il s'agit de Brandon Carter. Il a été mon directeur de thèse. Il s'en est suivi beaucoup de polémiques à son sujet et Brandon Carter s'est plaint à juste titre d'avoir été mal compris.

    Pour lui, il ne s'agissait absolument pas de faire de l'Homme le but et le centre de l'univers mais bien d'utiliser le fait qu'il puisse exister des observateurs conscients dans le cosmoscosmos comme une information incontournable pour mieux analyser et explorer divers phénomènes en astrophysique et cosmologie. Le principe en lui-même ne pouvait pas servir pour réintroduire la notion de finalité en science. Il avait donc en tête ce que l'on désigne aujourd'hui comme la forme faible du principe anthropique et pas du tout la forme forte.

    Personnellement, je ne crois pas du tout à la forme forte du principe anthropique et pour moi, sans que l'Homme soit un étranger dans l'univers, il n'y occupe aucune place particulière et aucune finalité n'est à l'œuvre dans le cosmos. Je trouve donc la notion de multivers, dans lequel existent par accidentaccident des univers «poches» (pocket universes en anglais selon l'expression d'Alan Guth) avec des conditions favorables à l'émergenceémergence de la vie, bien préférable.

    La situation serait très similaire à celle que nous commençons à découvrir avec les exoplanètes dans la Voie lactéeVoie lactée. Les conditions régnant sur Terre, le fait qu'elle soit par exemple à bonne distance du SoleilSoleil, que la LuneLune stabilise la tendance chaotique de l'axe de rotation de la Terre ou que JupiterJupiter protège la Terre des impacts trop fréquents de comètescomètes, ne sont pas dues à un réglage fin de l'univers.

    Nous savons maintenant que la GalaxieGalaxie regorge d'exoplanètes et de systèmes planétaires différents les uns des autres en raison de simples accidents historiques. Parmi eux, il était donc naturel que les bonnes conditions pour l'apparition de la vie soient réunies. 

    Pourtant, vous nous avez dit précédemment que vous aviez pris vos distances par rapport à la théorie des cordes, laquelle est mise en avant par des théoriciens comme Leonard Susskind pour soutenir l'hypothèse d'un multivers et le principe anthropique faible.

    Jean-Pierre Luminet : Les notions de multivers et d'univers poches, avec des valeurs différentes pour les massesmasses des particules et des forces différentes de celles du modèle standardmodèle standard, étaient déjà débattues dans le cadre de la théorie de l'inflation chaotique proposée par Andrei Linde au début des années 1980. On la trouve aussi chez les théoriciens de la LGQ. Les travaux de Martin Bojowald laissent par exemple penser que notre univers pourrait provenir du rebond d'un univers, existant avant le Big Bang, et qui était entré en phase de contraction.

    L'élimination de la singularité du Big Bang donne une taille minimale à un tel univers lors de son effondrementeffondrement gravitationnel et il peut ensuite entrer à nouveau en expansion avec des valeurs différentes pour les caractéristiques des forces et des particules de matièrematière qu'il contient. Comme l'a proposé Lee Smolin, l'un des grands théoriciens de la LGQ, chaque fois qu'un trou noir se forme, il pourrait même être le point de départpoint de départ d'un nouvel univers. Ce dernier, bourgeonnant à partir du nôtre, aurait des lois différentes, bien que toujours dans le cadre de celles de la gravitation quantiquegravitation quantique, dans lequel des étoilesétoiles et d'autres trous noirs pourraient se former et ainsi de suite, ad infinitum...

    On sait en effet que dans le cadre de la relativité généralerelativité générale un trou noir est glabreglabre, c'est le fameux « No hair theorem », c'est-à-dire qu'il ne se souvient pas des caractéristiques de la matière qu'il absorbe, comme le nombre de baryonsbaryons. Un nouveau jeu de valeurs pour certaines constantes fondamentales (comme la masse et la charge des électronsélectrons, ou la quantité d'antimatièreantimatière etc.) pourrait donc bien émerger pour chaque nouvel univers.


    Le projet multiplateforme francophone sur la cosmologie contemporaine. © Groupe ECP, www.dubigbangauvivant.com/Youtube

    On découvre de plus en plus d'exoplanètes et selon les estimations de chercheurs comme Geoffrey Marcy, il y aurait même des milliards d'exoterresexoterres dans la Voie lactée, bien que toutes ne soient pas habitables. Alfred Vidal-Madjar a même déclaré qu'il s'attendait à ce qu'on trouve des traces d'une vie extraterrestre dans les dix ans. Qu'en pensez-vous ?

    Jean-Pierre Luminet : Je crois moi aussi que la vie doit être largement répandue dans notre galaxie, mais très certainement sous une forme peu évoluée. Par contre, je pense qu'il faudra attendre que DarwinDarwin, ou une mission similaire, soit en orbiteorbite autour du point de Lagrange L2point de Lagrange L2 pour espérer détecter des biosignatures dans les atmosphèresatmosphères d'exoterres.

    L'idée est d'utiliser plusieurs télescopestélescopes pour former un interféromètreinterféromètre de grande taille capable de détecter dans l'infrarougeinfrarouge la présence de quantités anormalement élevées de dioxyde de carbonedioxyde de carbone (CO2), d'eau (H2O), d'ozoneozone (O3) et donc d'oxygèneoxygène (O2) simultanément présentes dans l'atmosphère d'une exoterre. Ce serait alors un indice sérieux de la présence d'une activité photosynthétique.

    Si Darwin est finalement acceptée, la mission est pour le moment au point mort, l'interféromètre ne sera pas lancé avant 2020.

    Resterait alors le problème de se rendre sur d'éventuelles exoterres habitables. Celui-ci semble insurmontable si l'on veut envisager un voyage en un temps plus court qu'une vie humaine.

    Une vue d'artiste d'un des télescopes du projet Darwin. © Esa 2002/Illustration by Medialab

    Une vue d'artiste d'un des télescopes du projet Darwin. © Esa 2002/Illustration by Medialab

    Ne pourrait-on pas utiliser un jour un trou de ver ? Irina Ya. Aref'eva et Igor Volovich, des  chercheurs  du prestigieux Steklov Mathematical Institute, ont proposé il y a quelques années la possibilité de créer des trous de ver au LHCLHC. Ces derniers seraient bien sûr microscopiques mais cela pourrait constituer un bon début.

    Jean-Pierre Luminet : Malheureusement, et à mon grand regret, je crois qu'il y a peu de chance que cela puisse arriver. Déjà, il faut pouvoir créer un trou de ver traversable, ce qui n'est pas le cas de ceux que l'on peut associer aux trous noirs de Schwarzschild classiques où l'on se fait détruire à l'approche de la singularité centrale connectant deux régions de l'univers. En théorie, comme l'a montré à la fin des années 1980 Kip Thorne, stimulé par la demande de Carl Sagan concernant la possibilité de voyager ainsi entre les étoiles, on peut trouver des solutions des équationséquations d'EinsteinEinstein avec des trous de ver traversables.

    Mais pour les concrétiser, il faudrait disposer pour cela d'énormes quantités d'énergieénergie dite exotiqueexotique, si énormes que cela ne semble pas à notre portée de les créer en laboratoire, pas plus que de produire des trous noirs stellairestrous noirs stellaires.

    Surtout, de tels trous de ver sont inévitablement des machines à voyager dans le temps et semblent de ce fait bien trop instables. Ils s'autodétruiraient avant qu'on puisse passer à travers. Lorsque l'on introduit des dimensions spatiales supplémentaires, comme le fait la théorie des cordes, il devient possible de créer des minitrous noirs en laboratoire, et peut-être donc aussi des minitrous de ver.

    Mais rien n'indique que ces éventuels trous de ver soient stables ni qu'ils soient traversables. Personnellement, étant de plus devenu sceptique en ce qui concerne les dimensions supplémentaires, je ne crois pas que l'on verra des minitrous noirs ou des minitrous de ver dans les collisions au LHC.

    Il ne suffit pas qu'il existe des dimensions spatiales supplémentaires pour pouvoir créer ces trous noirs. Comme l'ont montré des théoriciens comme Arkani-Ahmed, Savas Dimopoulos et Gia Dvali à partir de 1998, il faut que ces dimensions que l'on pensait plus petites qu'une particule élémentaireparticule élémentaire soient très grandes, par exemple de l'ordre du millimètre. Cela a des conséquences que l'on peut tester en laboratoire, comme une modification de la loi de NewtonNewton à petite distance, et cela implique que les étoiles doivent perdre de l'énergie sous forme de nouvelles particules.

    Les contraintes sont devenues assez fortes à ce sujet et il est devenu moins plausible que nous vivions dans un univers possédant cette structure. Dit autrement, il faudrait toujours un accélérateur de particule de la taille de la Voie lactée pour espérer créer des minitrous noirs. Les derniers résultats de la chasse aux trous noirs avec le détecteur CMSCMS équipant le LHC sont d'ailleurs négatifs.