En Tunisie, dans le golfe de Gabès, la pêche est excellente... alors que les eaux sont pauvres en phytoplancton. Cette énigme connue depuis longtemps vient d'être expliquée grâce à une minutieuse étude qui a mis en évidence un broutage très rapide de ce premier niveau de la chaîne trophique par d'autres micro-organismes.. Tout est clair ? Non, car l'énigme en cachait une autre : l'étrange invasion d'organismes ultramicroscopiques repérés depuis à Marseille et en Chine.

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    Le golfe de Gabès s'étend sur l'un des plus vastes plateaux continentaux et appartient au bassin méditerranéen oriental (toute la Méditerranée à l'est de la Sicile). Cette région est connue pour être oligotropheoligotrophe, voire ultra-oligotrophe. C'est-à-dire très pauvre en éléments nutritifs. Cette situation est due à une double limitation du développement phytoplanctonique, en azote et en phosphorephosphore.

    Mais, malgré ces conditions peu propices à la prolifération des organismes, le golfe de Gabès reste une zone très productive. Elle fournit même 65 % des prises de pêche en Tunisie. Une véritable énigme.

    Le profond golfe de Gabès, au sud de la côte tunisienne, que l'on voit ici un peu à gauche du centre de l'image, sous le sable du désert emporté par les vents, est aussi connu pour ses marées exceptionnelles, surprenantes en Méditerranée. © DR

    Le profond golfe de Gabès, au sud de la côte tunisienne, que l'on voit ici un peu à gauche du centre de l'image, sous le sable du désert emporté par les vents, est aussi connu pour ses marées exceptionnelles, surprenantes en Méditerranée. © DR

    L'ultraphytoplancton est très rapidement brouté

    D'autant plus que la concentration en chlorophylle a, indicatrice d'abondance phytoplanctonique, reste dans les faibles valeurs des zones spécifiquement oligotrophes et peu productives. L'oligotrophie est associée à l'épuisement des éléments nutritifs dans les eaux de surface à l'issue de l'efflorescence de printemps. Ce qui rend la situation encore plus surprenante dans le cas du golfe de Gabès, c'est que les éléments nutritifs ne sont jamais épuisés au cours de l'année.

    Un projet conduit par l'Institut national des sciences et technologies de la mer, en Tunisie, et auquel a participé un chercheur du MIO (Institut océanologique méditerranéen), a permis de lever cette énigme. Pour la première fois dans le golfe de Gabès, les spécialistes ont ainsi réalisé une analyse par cytométrie en fluxcytométrie en flux de la distribution de l'ultraphytoplancton (cellules de moins de 10 micronsmicrons). Cette technique, qui analyse optiquement un flux de liquideliquide (ou de gazgaz), permet de compter les particules en suspension (ici les cellules du phytoplancton) et de les caractériser individuellement. L'opération a été réalisé avec le soutien de la plate-forme régionale de cytométrie en flux pour la microbiologie, Precym.

    Un choanoflagellé, prédateur de cellules phytoplanctoniques, vu en microscopie électronique à balayage au Centre interdisciplinaire de nanoscience de Marseille (CINaM). © Serge Nietsche

    Un choanoflagellé, prédateur de cellules phytoplanctoniques, vu en microscopie électronique à balayage au Centre interdisciplinaire de nanoscience de Marseille (CINaM). © Serge Nietsche

    Un envahisseur inconnu

    Les résultats qui viennent d'être publiés dans la revue Continental Shelf Research, ont permis de conclure que l'ultraphytoplancton était brouté au fur et à mesure qu'il était produit, d'où le faible niveau de concentration en chlorophylle a. Le broutage serait le fait de nanoflagellés hétérotropheshétérotrophes comme le choanoflagellé, identifié par microscopie électronique à balayage après tri cellulaire (voir la photo ci-dessus).

    Ce contrôle de la production par le broutage (top-down control) a ainsi été identifié pour la première fois par l'analyse individuelle des cellules. C'est ce mécanisme qui assure un transfert rapide de matièrematière et d'énergieénergie vers les réseaux trophiques supérieurs et justifie la forte production de pêche du golfe de Gabès. Il convient maintenant de mieux caractériser ce mécanisme et de quantifier ces transferts afin d'estimer la capacité globale de productivité et d'établir des recommandations pour éviter la surpêche.

    Les cellules nanophytoplanctoniques à faible fluorescence, ou LFNano, sont très abondante dans le golfe de Gabès. Manifestement peu broutées par les prédateurs, elles prospèrent dans les eaux récemment envahies. © Serge Nietsche

    Les cellules nanophytoplanctoniques à faible fluorescence, ou LFNano, sont très abondante dans le golfe de Gabès. Manifestement peu broutées par les prédateurs, elles prospèrent dans les eaux récemment envahies. © Serge Nietsche

    L'étude a également permis de découvrir un groupe de cellules très abondantes, appartenant à la classe de taille du nanophytoplancton et caractérisées par une faible fluorescence dans les domaines de longueurs d'ondelongueurs d'onde rouge et orange, sans relation avec les pigments photosynthétiques analysés par HPLC. Ces cellules, appelées LFNano (low fluorescence nanophytoplankton), ont été observées également par microscopie électronique à balayage après tri cellulaire (photo ci-dessus), mais n'ont pu être identifiées à ce jour.

    Détectées pour la première fois dans le golfe de Gabès, ces mêmes cellules ont été observées ensuite dans la baie de Marseille où elles étaient absentes moins de 10 ans auparavant, ainsi que dans la baie de Jiaozhou en Chine, peu après l'observation dans le golfe de Gabès. Cette « invasion » constitue une nouvelle énigme. Qui sont ces cellules, quel est leur rôle dans l'écosystèmeécosystème ? Le changement climatiquechangement climatique global a-t-il déclenché leur développement ubiquiste ? L'identification morphologique ayant échoué, celle de leur ADNADN devrait apporter des éléments de réponse.